« Vérité » nietzschéenne ?
Car ce qui compte à nos yeux, c'est que le Fragment 23 [3] sur les « Hyperboréens » est l'un de ceux où nous aurons quelque chance de capter le projet philosophique nietzschéen à son cœur de « vérité ».
Mais comment oser ce mot, alors qu'il n'apparaît guère, dans l'écriture nietzschéenne, qu'affecté de guillemets ? Ainsi de « l'utilisation criminelle que l'on a fait jusqu'ici du mot " vérité " ». Ce fragment se prolonge dans un projet narratif qui peut attirer notre attention : « J'ai une histoire triste et funeste à raconter. » C'est « l'histoire du crime le plus long, de la séduction la plus misérable, de l'empoisonnement le plus prémédité, de l'événement noir de l'histoire humaine ». Quel est donc cet événement noir? Celui qui «par sa malédiction a rendu hérétiques et mis en question les plus profonds instincts de la vie »?
Or c'est dans la «puissance lumineuse» de contre-concepts que va puiser son énergie la philosophie dangereuse. Voilà pour le «sérieux» de son développement. Mais auparavant son prélude «assez gai» évoque des dangers bien antérieurs. Car personne « ne trouve à redire pour sacrifier des hécatombes à l'idée de " Dieu ", de " patrie ", de " liberté "... » - et l'on pourrait même conclure que «l'Histoire est la grande vapeur qui monte de cette sorte de sacrifice ».
Dès lors, nulle objection ne devrait, ajoutera-t-il, s'opposer à ce que la philosophie, dans sa prééminence sur ces « valeurs populaires », se prouve elle-même par le fait qu'elle coûte « plus cher encore ». Et ici vient la formulation cruciale, à nouveau. « Transvaluation de toutes valeurs : ceci sera un jeu coûteux », kostspielig. Mais quel va être le coût de ce jeu transvaluant?
C'est ici notre question: comment Nietzsche met-il en rapport réciproque ici le coût et le jeu? Car le jeu ne devrait-il pas signifier gratuité? Et le coût ne va-t-il pas gâcher la gaieté du jeu? Entre Kost et Spiel une singulière antinomie, un contraste violent vient à notre rencontre. Est-ce que l'impérieux jeu du monde, annoncé deux ans plus tôt dans la première des Chansons du Prince Hors-la-loi, jointes en 1887 au Gai Savoir, au Gai Saber des troubadours dans leurs chants d'amour, doit désormais être comptabilisé?
Nous renverserons la proposition. Car une notation du Gai Savoir refusait « un Dieu qui n'aime les hommes qu'à condition qu'ils croient en lui11 ». Et elle questionne : « Un amour avec des clauses ? » Mais dirons-nous en réplique : un jeu avec des coûts? A la première question, Nietzsche répond par la réplique goethéenne de Philine soignant Wilhelm blessé, dans Poésie et vérité: « Si je t'aime, est-ce que cela te regarde12? » L'amour ne pose pas de condition, et si le jeu n'a pas de coût, alors curieusement « christianisme » et « nietzschéisme » se retrouveraient tous deux à la case départ: nulle « clause », nul « coût »...