Conférence secrète
Dans l'entre-deux, entre l'an 82 du
Gai Savoir et l'an 88 de la philosophie dangereuse, une lettre de l'année 85 à l'ami Overbeck décrit ce qui est en cours d'intervention. Son désir: tenir avec lui et son maître de Bâle, Jacob Burckhardt, une conférence secrète, pour leur demander comment ils échappent à la détresse. « Mais ma " philosophie ", si j'ai le droit d'ainsi nommer ce qui me maltraite jusque dans les racines de mon être
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Ainsi la philosophie dangereuse est ce qui maltraite le sujet même qui la porte. Il ne s'agit plus – ou pas encore – d'un coût qui est mis au compte de l'espèce humaine et qui la menace tout entière. Un événement intervient dans le cours de l'an 86, qui n'est pas sans importance à cet égard. Le feuilleton d'un journal de Berne publie le 16 septembre 1886 un article signé Joseph Widmann, portant sur Par-delà bien et mal. Son compte rendu présente le livre comme « dangereux »: il le compare aux voitures battant pavillon noir et portant la dynamite destinée au tunnel du Gothard, mais qui circulent parmi
des populations insouciantes à travers les paisibles vallées helvétiques.
La mention «Attention dynamite», dans la version Widmann, va alerter lui-même Nietzsche sur sa propre position critique dans la philosophie. Il en envoie l'extrait à l'amie fidèle, Malwida von Meysenbug - par qui auparavant la rencontre s'est successivement produite avec deux jeunes femmes : Lou von Salomé, Resa von Schirnhofer. 1882,1884...
C'est à Resa que Nietzsche va plus tard expliquer, écrira-t-elle, «que je ne devais pas m'offenser du passage... si décrié – du fouet dans Zarathustra I... » (« Tu vas chez les femmes? N'oublie pas le fouet... ») « Il ne me donna pas de l'origine de cette " énigme " une explication aussi exhaustive que celle que j'avais depuis découverte... mais il me dit en peu de mots qui il avait visé par là... » L'anecdote ludique prend dans l'après coup l'accent d'une dérision à plusieurs degrés : à qui s'adresse la rancune ironique du minuscule châtiment? La photo prise à Tribschen, l'ancienne résidence de Wagner et Cosima, montrant Nietzsche et Paul Rée attelés au char de Lou, qui brandit un fouet tressé de lilas, n'est pas sans allusion au deuxième acte de La Walkyrie, où Brünnhilde s'adresse à Wotan par ces vers :
Fricka ton épouse approche...
Ah! comme elle brandit
Son fouet d'or tressé!