Pulsion périlleuse
Il n'est point de péril sans pulsions. Qui mettent en péril, mais aussi qui en libèrent.
Quelles pulsions ? Les premiers mots de La Naissance de la tragédie nous désignaient ces deux Triebe – de ce mot dont tardivement (voilà à peine quatre décennies) la langue française a trouvé l'équivalent, pour traduire Freud, par un terme emprunté à Voltaire : pulsion, mot alors réservé à ses présentations françaises de la physique newtonienne. Mais Dionysos, Apollon, chacun des dieux selon Nietzsche est Trieb, pulsion.
Or, note-t-il seize ans plus tard, « c'est ici que je place le Dionysos des Grecs
« – l'acquiescement religieux à la vie, à la vie entière, non reniée et amputée» de telle sorte « ... que l'acte sexuel évoque profondeur, mystère, respect ».
Hierher stelle ich den Dionysos...
... dass der Geschlechts-Akt Tiefe, Geheimnis, Ehrfurcht erweckt.
Ces trois mots : Tiefe, Geheimnis, Ehrfurcht sonnent comme le triptyque ou la grande triade du dionysisme nietzschéen, mais sans omettre son correctif permanent, la « moquerie de soi-même », la « fureur ironique ». Nous immoralistes, rappelons-le, nous déterminons l'honneur de la terre. Mais cet honneur, - cette Ehre, est présente dans la « crainte », le Furcht qui réside au cœur du « mystère » d'un tel acte. Voilà donc pour le Dionysos des Grecs. Mais le mouvement qui traverse de toutes parts la pulsion nietzschéenne parcourt mille contradictions à la fois éclairantes et obscures.
« Dans l'ivresse dionysienne il y a la sexualité et la volupté : cela n'est pas absent de l'ivresse apollinienne. » Il faut toutefois qu'il y ait encore « une différence de tempo » entre les deux. Voici décrit « le calme extrême de certaines sensations d'ivresse ». Et cela, qui trouve sa représentation dans le « style classique », concentre en soi «le plus haut sentiment de puissance
23 ». La page précédente de ce cahier de l'an 88 évoque à nouveau la « Circé du philosophe ». Comment le calme extrême apollinien et la sexualité de l'ivresse dionysienne vont-ils s'y prendre avec la Circé philosophique?
Des Fragments de l'automne 87 dessinent l'ébauche d'un « Jeu satyrique », au sens des
Limiers de Sophocle entre Apollon et Hermès. Jeu dont le dernier acte joue les
Noces de Dionysos et d'
Ariane : « L'on n'est pas jaloux quand on est dieu, dit Dionysos. » Car ce que j'aime en toi, comment un Thésée pourrait-il l'aimer? Or précisément Thésée s'est
égaré en toi. « Ariane, dit Dionysos, tu es un labyrinthe
24. »
Dès lors c'est le désir qui mesure l'attention philosophique. Tandis que la réflexion sur ce qui est le plus
général est « toujours arriérée », voici se découvrir ce qui n'a jamais été précisément examiné par les philosophes : «les ultimes désirabilités
25 », –
die letzte Wünschbarkeiten. Nous savons ce qu'une
Science des rêves, douze ans plus tard, percevra de l'accomplissement du désir, du
Wunsch sous le couvert du rêve. Mais dans le Jeu satyrique, Thésée lui-même est jaloux du « rêve d'Ariane ». Quel est ce rêve? La plainte d'Ariane est elle-même indiquée : Nietzsche connaissait-il la splendeur du Lamento d'Ariane chez Monteverdi ?
Le Geschlechtstrieb, la pulsion sexuelle désignée comme telle, est indiquée dans l'intitulé d'un fragment surprenant. On s'attendait à quelque longue analyse. Curieusement il se limite à la référence à une notation de Renan qui évoque une fragmentation du corps en « homunculi » : fragments de transparence et de flamme, et porteurs de ce désir d'être, à quoi se réduit, dans son mouvement perpétuel, ce qui fut l'invention d'Homunculus par Goethe dans le Second Faust.
Les homoncules de verre vivant que Nietzsche assume étrangement comme les parties prenantes de la « pulsion sexuelle » ont quelque affinité avec les monades sans portes ni fenêtres de la fiction leibnizienne. Dans des Fragments posthumes portant précisément sur la pulsion, sur le rapport entre la volonté de puissance et le Trieb, Nietzsche ajoutera soudain: «Leibniz est dangereux, ... audacieux et secret jusqu'à l'extrême26 . »
Ce chemin des homoncules et des pulsions conduit aux notations les plus fulgurantes. Et singulièrement celle qui met en doute « l'hypothèse d'un sujet unique », et lui oppose :
« mes hypothèses
« le sujet comme pluralité
... l'effet, toujours " inconscient " »
das Subjekt als Vielheit
... die Wirkung, immer « unbewusst »
– das Subjekt als... « unbewusst», le « sujet comme... inconscient », un tel raccourci nous est rendu possible aujourd'hui par référence aux longues investigations contemporaines qui de 1954 à 1964 ont fait émerger les figures paradoxales - chez Jacques Lacan - de ce qui s'est énoncé peu à peu comme le « sujet de l'inconscient ». Singulière figure s'il en fut : elle nous apprend, selon la façon nietzschéenne, à « mieux » douter que Descartes et, par la façon lacanienne, elle va conduire à formuler plus curieusement encore les figures de la sexuation.