Extrême philosophie de la femme
Ainsi disait une femme pleine de timidité
Me parlant au point d'aurore :
Tu es bonheur déjà dans la sobriété
Quel bonheur quand tu vas être - ivre27 !

Cette femme de l'aube, nous la voyons déjà apparue, mais sans timidité, deux ans plus tôt.
Elle se nomme Lou Salomé. De son véritable nom russo-allemand de provenance française, huguenote, exilée par la révocation de l'Edit de Nantes vers la Prusse, les pays Baltes, Saint-Pétersbourg : Lolja ou Lolia von Salomé, autrement Louise. Devenue pour les besoins de son passeport, sous l'effet du sermon prononcé par un pasteur hollandais passionnément amoureux d'elle : Lou. Ce nom qui sera prononcé ou écrit avec insistance par Nietzsche, par Rilke, par Wedekind, par Freud. Par Tausk, le jeune et héroïque disciple freudien qui devant l'état-major austro-hongrois à Belgrade, au cours d'un débat sur les déserteurs - s'efforçant, tel le grand poète croate Krleza, de rejoindre alors l'armée serbe –, va dénoncer soudain en 1917 une catégorie plus coupable que les déserteurs : « Les usuriers de guerre ». Amours ou grandes amitiés se relient à ce bref prénom.
En août de l'an 1882 Lou Salomé écrira cette lettre à Paul Rée qui esquisse la description indescriptible du dialogue qu'elle conduit alors de jour en jour et de nuit en nuit avec Nietzsche, dans la chambre du presbytère de Tautenburg qu'il a réservée pour elle. « Sans chercher, nos conversations nous portent en ces abîmes, en ces lieux de vertige que l'on ne peut atteindre parfois que dans la solitude. » Elle sera plus magnifiquement précise : l'angoisse immense de Nietzsche tenait lieu de « creuset en lequel sa volonté de connaissance prenait forme ». C'est dans ce creuset que la fusion à haute tension s'effectuait durant les trois semaines de Tautenburg entre Nietzsche et Lolja. Tel sera le « regard rétrospectif» de celle-ci sur celui-là, dans l'exception d'une vie commune incorporelle entre une femme et un homme, gagnés tous deux par une passion de la pensée.
Le poème de Lou, auquel Nietzsche va joindre une composition musicale qui le hantera durant cinq années, jusqu'en 1887, anticipait d'un an, en 1881, lorsqu'elle vivait à Zurich, ce qui se nouera dans le paradoxe passionnel entre tous deux :
Car l'aimée assurément n'aime point l'aimé
Autrement que je t'aime, énigmatique vie.

Pour tous ceux qui, en tant que « classes mal famées » parmi les êtres humains, hommes et femmes indifféremment - Menschen, et non Männer, dans Menschenklassen –, se déclarent « les porte-parole de la vie », ce distique de Lou Salomé s'annonce comme une sentence tout à la fois prometteuse mais porteuse d'une frustration terrible, inguérissable.
Elle va devenir à son tour le creuset même de la consumation nietzschéenne, de sa résolution d'être périlleuse, de la lumière qu'elle porte au centre multiple d'un sujet aperçu « comme... "inconscient" ». Creuset aussi de la contradiction qui met en jeu la vérité, dans un espace où « le monde vrai » est déclaré illusion. Et où une véritable déflagration de contrastes va se déchaîner.

« Qui est-ce qui est noble? » Pour cette question surviennent de belles et étranges réponses. Dont celle-ci :
« – Le goût des femmes, considérées comme une forme d'être... plus raffinée et plus légère... Elles ont toujours fait le ravissement de toutes les âmes d'hommes profondes et tendues28 . »
Elle se joint à quelques autres, dont :
« – supporter la pauvreté et la détresse, et la maladie aussi »

« – notre doute que les cœurs puissent communiquer va jusqu'au fond : la solitude non choisie »
« – toujours être déguisé : plus l'homme est de type élevé, plus il a besoin de l'incognito. Dieu, s'il y en avait un, pourrait seulement, par simple convenance, se manifester au monde en tant qu'homme »
« – le désir et plaisir pris aux formes, la protection accordée à tout ce qui est formel, la conviction que la politesse est une des grandes vertus... »

Cette esquisse d'une Préface à l'opuscule Opinions et sentences mêlées nous conduit à la question : qui est Lolja? Qui donc est Lou von Salomé pour «nous autres immoralistes »?

Avec elle, écrit Nietzsche à Peter Gast, « tous les cinq jours nous avons une petite scène de tragédie ». C'est déjà par-delà la seconde semaine de leur existence commune – et chaste – dans le presbytère de Tautenburg, le 20 août de l'an 82. Lou est arrivée le lundi 7 août, elle partira le samedi 25. Les préparatifs fiévreux de Nietzsche ont été jusqu'à demander à la municipalité que soient installés cinq bancs aux lieux de halte préférés du philosophe dangereux, sur les chemins ombrageux qui lui sont chers. L'un d'eux est un banc circulaire entourant le tronc d'un hêtre et il est nommé «Le Gai Savoir ». Un autre est nommé « L'Homme mort », du nom de la parcelle de forêt où il a son site et où plane la mémoire d'un inconnu trouvé mort en ce lieu durant la guerre de Trente Ans... Ce qui eut pour effet recherché de faire frissonner Lou.
Est-ce pour cela que le journal de Lou à Tautenburg, tenu à l'intention de Paul Rée le « rival », ira noter : « Nous avons toujours choisi les sentiers de chamois... » Elle ajoutait : Si quelqu'un nous avait entendus, « il aurait cru surprendre la conversation de deux démons »... L'entretien démoniaque consiste ici notamment à composer des aphorismes, de façon conjointe, dont l'ébauche est laissée à Lou, dont l'achèvement est le fait de Nietzsche. Est-ce par ce chemin de chamois que les entretiens « mènent involontairement vers les gouffres », en « ces lieux de vertige que l'on a sans doute déjà escaladés seul »? Ainsi chacun refait avec l'autre ce qui est déjà son propre chemin de solitude, mais « afin de plonger son regard dans l'abîme ». Nous savons que Lou a déjà, écrit-elle, commencé de faire comprendre à Rée « ce qu'une vie amoureuse " définitivement close " et un besoin illimité de liberté me poussaient à réaliser ». C'est seulement lorsqu'elle aura rejoint la trentaine que Lolja Salomé va découvrir et reconnaître expressément que « recevoir le sperme » est délice et sentiment océanique.
Pour le moment son projet lui apparaît déjà comme une « véritable insulte aux mœurs en vigueur ». D'abord simple rêve nocturne : « Un agréable cabinet de travail plein de livres et de fleurs, flanqué de deux chambres à coucher et, dans leur va-et-vient, deux compagnons de travail formant un cénacle sérieux et gai à la fois. » A Tautenburg, le banc du « Gai Savoir » d'une part et le journal à l'intention de Rée, d'autre part, sont l'esquisse réalisée du « Cénacle » déjà, mais à deux cette fois, au lieu de trois.
L'implosion du Cénacle de Lou aura des conséquences pour la pensée philosophique, et pour l'histoire du monde. Et auparavant la rencontre, à Rome, de Nietzsche et de Lou Salomé, par la double médiation de Malwida von Meysenbug et de Paul Rée. C'est pourquoi chaque trait va compter dans ce dessin, marqué par la fureur ironique. Ainsi en est-il des propos adressés à Peter Gast le 13 juillet 82, pour lui avouer que la « Prière à la vie » n'est pas un poème de sa main, et pour annoncer : « Nous habiterons sous le même toit, et travaillerons ensemble ; elle est, de la manière la plus surprenante, façonnée pour mon mode de pensée... je tiendrai cette jeune fille et cette confiance qu'elle me porte pour sacrées. Elle a du reste un caractère d'une sûreté, d'une limpidité incroyables. »
Les conséquences que vont avoir les troubles dans cette limpidité, il est possible de les mesurer à l'assurance avec laquelle est mesuré ici le prétendu façonnement du mode de pensée chez Lou. L'escalade du péril à partir des considérations qu'exprime Malwida au début de l'année 82, à Rome, pour en venir aux « gouffres » de l'été à Tautenburg et à « l'accès », à la blessure de la fin d'année à Leipzig, – tout cela ne serait que poésie et vérité, si ce n'est qu'en guise de Lettre de Nouvel An 83 Nietzsche offre à Malwida « un fruit de mon jardin » - Zarathustra.
« J'ai eu avec Louise Salomé », écrivait-elle à Rée dès le 30 mars 82, « une conversation approfondie ». Il s'agit de «l'aveu» que celle-ci lui a fait de ses « promenades nocturnes » – avec Rée ! Mais qu'aurait fait Rée, écrit-elle à Lou, le 25 mai, « si un officier ou quelque autre vous avait offensée? Un duel?! »

Le péril que les promenades nocturnes de Louise Salomé font courir au jeune philosophe Paul Rée, selon le regard de Malwida, va inciter celui-ci à recourir à un protecteur impartial. C'est ainsi qu'il a recouru, toujours sous l'inspiration de Malwida, à l'arbitrage spirituel de Nietzsche. Déjà la lettre de Malwida était partie, le 27 mars : « Une jeune fille très remarquable... me semble être parvenue dans sa réflexion philosophique aux mêmes résultats que vous... » Ces résultats sont définis comme « dénués de présupposés et d'intentions métaphysiques ».
La conclusion en est que « nous autres, Rée et moi, avons le même désir de vous voir rencontrer cet être extraordinaire ». La lettre perdue de Rée ne nous donne pas sa version des « résultats » philosophiques obtenus par Nietzsche et Lou dans leur convergence supposée.
Le prix payé par la réflexion philosophique pour assurer la sécurité de Rée, et celle de Louise Salomé elle-même, serait donc l'intervention, désormais, d'une philosophie mortellement dangereuse? La réponse de Nietzsche à Rée avait déjà été positive, dès le 21 mars 82, non sans une désinvolture singulière qui respire un donjuanisme quelque peu forcé : « Saluez cette Russe de ma part... je suis avide de ce genre d'âme. Je vais même me mettre à traquer de telles proies... » – prochainement, précise-t-il. Les distances sont préservées : « ... Le mariage est un tout autre chapitre. - Je pourrais tout au plus envisager un mariage de deux ans... » Ce projet de bail matrimonial a pourtant cédé à la première vue de Lou, dès la rencontre préparée par Malwida pour le 26 avril dans la basilique Saint-Pierre de Rome. Lou notera les termes de son premier salut : « Tombés de quelles étoiles, sommes-nous ainsi conduits l'un vers l'autre? »
La demande en mariage, communiquée par l'entremise de Rée, et aussitôt repoussée, va subir une merveilleuse transformation : elle fera de Nietzsche un partenaire de ce que Lou nomme son « plan magnifique ». A peine informé du projet de Cénacle, nous conte-t-elle, « Nietzsche se proposa comme troisième membre de notre alliance ». Et c'est alors que « le lieu de notre future Trinité fut lui-même arrêté... ce devrait être... Paris ». Dans les mêmes semaines, qui voient Nietzsche et Lou monter ensemble tous deux sur le Monte Sacro au-dessus du lac d'Orta, le 5 mai – « ai-je embrassé Nietzsche sur le Monte Sacro ? » se demandera Lou –, l'ouverture du tunnel du Saint-Gothard est inaugurée, le 22 mai : ce percement qui motive la circulation de camions à pavillon noir, porteurs de dynamite, que Joseph Widmann osera comparer, quatre ans plus tard, dans le Bund de Berne, à la parution et à l'auteur de Par-delà bien et mal.

Un an et demi plus tard, en novembre 83, Nietzsche pourra porter sur Lou un jugement qui célèbre en elle « la somptueuse énergie de sa volonté » : elle possède « cette particularité à mes yeux extrêmement séduisante d'être à l'égard de soi-même d'une parfaite impudeur ». Or c'est à ces moments mêmes que se dessinera pour lui et pour la première fois, selon le biographe le plus attentif à ce que nous appellerons la dramaturgie chronologique – ce biographe est Curt Paul Janz –, la formulation d'une «estimation nouvelle » de toutes valeurs. Car à Elisabeth elle-même il affirme aux mêmes temps, dès novembre 1883, et par la même lettre et le même mouvement : « Je distingue avant tout entre les êtres forts et les êtres faibles – entre ceux qui sont appelés à dominer et ceux qui sont appelés à servir, ... à se " dévouer ". »
Or l'ultime message adressé à Lou, un an plus tôt, le 23 novembre 82, portait une tout autre musicalité : « Pourquoi nos rapports, jusqu'à présent ont-ils manqué de toute sorte de gaieté? Parce que j'étais contraint de me faire une trop grande violence : au-dessus de moi planait le nuage qui fermait notre horizon. » Et, ajoute-t-il intensément, « je sens en vous tous les élans de l'âme supérieure, je n'aime rien d'autre en vous que ces élans ». – Voici venir un troisième serment, un « contrat » improvisé qui surpasse celui de l'hypothétique « mariage de deux ans » et celui du « troisième membre » du Cénacle. « Je renonce volontiers à toute intimité et à toute proximité, si seulement je puis être assuré de ceci : que nous nous sentions unis en ce à quoi les âmes communes n'accèdent pas. » Cette lettre ultime et ardente de novembre 1882 commençait l'énoncé du nouveau pacte en ces termes : « Et maintenant, Lou, cher cœur, balayez tous les nuages du ciel! »
L'alternance des langages marque ici des champs – et des chants – nietzschéens, qui ne coïncident qu'en apparence et par la vitesse contrastée de leurs mouvements. « Je distingue avant tout entre les êtres forts et les êtres faibles... » – « Je sens en vous tous les élans de l'âme supérieure, je n'aime rien d'autre en vous que ces élans... ce à quoi les âmes communes n'accèdent pas... »