Vue de haut la vindicte
Cette volonté de voir l'homme de haut, dans la grande délivrance et dans la démonstration de la puissance créatrice, comment discerne-t-elle le clivage qui se laisse apercevoir entre deux langages – celui qui s'énonce dans les termes des « élans d'une âme supérieure » – et celui qui s'énonce dans la distinction « avant tout entre les êtres forts et les êtres faibles », ceux qui dominent et ceux qui servent. De ce second côté nous paraissons apercevoir chez Lou « l'énergie de sa volonté » – et pourtant, notait-il un mois et demi plus tôt pour Malwida, « elle est presque la caricature de l'idéal que je vénère », du moins « telle qu'elle paraît être actuellement ».
A peine plus d'un mois avant cette lettre de Nouvel An 83, il venait d'écrire à « Lou, cher cœur», pour prononcer sa demande – que nous nous sentions « unis en ce à quoi les âmes communes n'accèdent pas... »
Mais peut-on considérer comme équivalentes la différence entre « les âmes supérieures » et « les âmes communes », d'une part, et la distinction entre « les êtres forts » et « les êtres faibles », de l'autre ? Surtout si « mon mode de pensée le plus intime » est de « renoncer à toute vengeance»; tandis que soudain «l'énergie de la volonté » a pu apparaître comme « presque la caricature de mon idéal ». Que dire de « mon mode de pensée le plus intime » et « mon idéal », face à cette « presque caricature » – sinon que là passe une ligne de démarcation à peine énonçable, où pourtant les indices décèlent une cruciale importance.
Un fragment plus tardif du « Grand-Œuvre » dont le dessein va lentement se dessiner par-delà le Zarathustra et qui, de l'été 85 à la fin d'août 88, s'intitulera tout de même avec fréquence La Volonté de puissance - un fragment donc, à la fois énigmatique et décisif, peut à nouveau attirer notre attention. Il s'annonce comme une prévision : « L'unification économique de l'Europe vient de toute nécessité – et de même... » Or ici survenait la surprise : « ... le Parti de la paix », la Friedenspartei33...
Puis surgit, nous le savons, le fragment suivant du même cahier : « Un parti de la paix sans sentimentalité, qui s'interdit ainsi qu'à ses enfants de faire la guerre (...) lequel provoque contre lui-même la lutte, la contradiction, la persécution; un parti des opprimés, tout au moins pour un temps : bientôt le grand parti. Hostile aux sentiments de vengeance et aux ressentiments34. » Une sorte d'assonance intérieure, nous le rappelons, rythme la formulation :

Gegnerisch gegen die Rach- und Nachgefühle. Traduisons littéralement : « Adversaire contre les sentiments de vengeance et de ressentiment. » Tel sera le « parti de la paix ».
Le jeu redoublé de l'allitération et de l'assonance interne donne à cette fin de paragraphe l'allure d'une sentence. Mais surgit au surplus, sans doute pour une seule fois, « un parti des opprimés », eine Partei der Unterdrückten, « bientôt le grand parti », deux fois désigné comme le parti de la paix.
Qu'est devenu ici le rôle dominant des « êtres forts » sur les « êtres faibles»? Un fil conducteur, que nous pouvons qualifier de secret, le relie à ce « mode intime de pensée » qui est défini par le renoncement « à toute vengeance, à toute punition ». Mais comment peut donc s'exercer, hors de toute « punition », la domination des « forts » sur les « faibles »? Quelle est donc la consistance de cette nouvelle estimation de toutes les valeurs que le biographe, par la plume de Curt Paul Janz, a cru « voir surgir» en fin 1883 et précisément sur le terrain le plus incertain, celui de sa brève réconciliation avec le « lama », – l'animal andin redouté pour son aptitude au crachat imprévu?
Sans doute approche-t-on davantage du «mode de pensée » nietzschéen ou de ce qu'il désigne comme son « ultime philosophie », dès l'été 83, si l'on écoute ce que pour Overbeck il va dire de lui-même : « En attendant je continue d'être une arène vivante. » Au même moment il lui décrit étrangement «l'animosité effroyable que je traîne avec moi dans mon cœur contre toute l'entreprise de Zarathustra ».

La correspondance avec le lama est elle-même objet de description auprès d'Overbeck : sans doute, précise-t-il, « ma réconciliation avec elle a été l'initiative la plus malheureuse dans toute cette affaire ». Car « ce que je vois maintenant », c'est qu'elle a cru « trouver là une légitimation de sa vengeance contre Mlle Salomé ». En conclusion, désormais « il n'est plus opportun... d'écrire des lettres à ma sœur, si ce n'est de la plus bénigne espèce ». Ainsi lui envoie-t-il « des petits vers amusants ». Peut-on considérer la « nouvelle estimation de toutes valeurs » sur la base de la distinction entre forts et faibles comme relevant du même registre que «les petits vers amusants »? – Mais qu'il existe un mode de pensée « plus intime » que celui de la correspondance avec la vindicative Elisabeth, future Förster, la redoutable Lisbeth, c'est ce qu'indique une constante de l'échange entier des lettres entre tous les interlocuteurs.

Par quelle entrée approcher ce « mode de pensée intime », dont quelques traces transparaissent au détour de tel ou tel échange de lettres ? – sinon dans ses retournements paradoxaux, à la fois violents et délicats dans leur trame de langage. C'est deux fois de suite en guise d'exclamation, sous forme de «pardon! », qu'il annonce, « en la personne de Mlle Salomé », ce que « la somptueuse énergie de sa volonté » lui apportait, avant le moment où l'on a « fait une croix dessus ». L'équité l'obligeant à dire qu'elle possède cette « singularité extrêmement séduisante » d'être à l'égard de soi-même d'une parfaite impudeur.
Extraordinaire moment d'écriture : c'est à Lisbeth, fanti-Lou, qu'il est amené à décrire la singularité séduisante de Lou Salomé - et cela, comble de l'aveu, dans sa « parfaite impudeur », cette impudeur que traquait, mais à contretemps, la rage d'Elisabeth contrainte malgré soi à cohabiter dans le presbytère de Tautenburg avec celle qu'elle ira jusqu'à dénoncer comme russe, « finlandaise » et même comme « juive ». Impudeur parfaite, en effet – mais « à l'égard... des motifs de ses actes, etc. ». Sais-tu, ajoutait-il encore, et ce tutoiement indique bien quel avantage garde encore la soeur ennemie dans l'usage de la langue, « sais-tu, il existe à peine cinq personnes peut-être à chaque époque, qui possèdent cette singularité, note-t-il encore, avec assez d'esprit pour pouvoir s'exprimer (Napoléon était de ce nombre) ».
Voilà Lou Salomé élevée à la hauteur où, dans l'appréciation nietzschéenne, se situe le Mémorial de Sainte-Hélène: sommet du siècle à son dire, au côté du Goethe des Conversations avec Eckermann.
Mais le coup de surprise que nous vaut la lettre à Elisabeth se prolonge, et va se retourner, dans les lettres à Overbeck. Le malheur, précise-t-il le 8 décembre, c'est que « j'avais cru trouver un être ayant exactement la même tâche que moi-même ». Croyance hâtive, s'empresse-t-il de reconnaître, qui l'a conduit « au point où » il a tant souffert et où il en souffre encore, après une année. Car « du moment » où il avait « rêvé », ne serait-ce qu'une fois, de ne pas être seul, le « danger fut terrible ». Et pourtant j'étais et je suis, affirme-t-il, « préparé à mener seul mon voyage d'exploration ».
Ce n'est pas la nouvelle estimation des valeurs qui compte à ses yeux, mais le voyage d'exploration. Or celui-ci est attaché à lui faire découvrir ce quelque chose dont le moment Lou Salomé et sa parfaite impudeur ont contribué à lui donner l'expérience, l'écoute, le toucher. Il le dira un peu plus tard à Overbeck, toujours lui : découvrir que « bien et mal » sont des perspectives, ce sera pour lui « jusqu'à en perdre l'ouïe et la vue ».
Or bientôt la rupture avec Elisabeth va reprendre et s'aggraver et, surtout, se lier à des motivations décisives : « la damnée antisémitaillerie » – die Antisemitentumelei - « m'a brouillé avec R. Wagner, elle est cause d'une rupture radicale entre ma sœur et moi. » La lettre du 2 mai 84 à Overbeck laisse cette marque irréversible. Celle de mai à Malwida est un avertissement : « ... Au nom du ciel, ne vous avisez pas cette fois-ci de faire œuvre de... conciliation - il n'est pas de réconciliation possible entre une oie vindicative et antisémite, et moi-même. » Dès lors, les rôles sont à nouveau renversés : « Il me reste... la tâche très inconfortable de réparer quelque peu le tort causé par ma sœur au Dr Rée et à Mlle Salomé. Ma sœur réduit au " mensonge " et à la " sensualité " une si riche et originale créature. »
La figure de « Mlle Salomé » surgit enfin du tourbillon avec la grâce périlleuse que l'on trouve dans la Salomé de Filippo Lippi, sur le mur du Dôme de Prato où se dessine sa fresque splendide. Ou encore sous le voile transparent et « tatoué » de la Salomé de Gustave Moreau, si périlleusement apparentée à l'Hérodiade mallarméenne :
Oui, c'est pour moi, pour moi que je fleuris, déserte...