S'imaginer savoir l'être-sujet
Ce nom propre intervient surtout dans sa correspondance, comme l'auteur d'un livre perdu en voyage. Teichmüller est pourtant l'honorable maître dont la chaire s'était trouvée vacante à Bâle : la candidature de Nietzsche à cette chaire n'ayant même pas été mise en débat par ses collègues.
Une notation de l'été 85 donne le repère éclatant de ce qui s'annoncera dans l'écriture nietzschéenne par le terme Perspektivism, qu'il arrache à l'emploi antérieur. Il nous est nécessaire en effet, si nous déclarons existant ce qui s'appelle les choses, de savoir quelle « nature » possède l'existence, assurait Teichmüller. « Ce contre quoi j'ai à dire », reprend Nietzsche : il est nécessaire « de s'imaginer savoir39... ». Cet imaginer-savoir va s'inscrire dans les préalables parmi ce que nous nommerons les trois manifestes perspectivistes de Nietzsche. Dont l'on a pu percevoir le surgissement à partir du creuset de la « parfaite impudeur ».
C'est dans le même cahier, à quelques pages près, que se développe le parcours qui va de « l'imaginer-savoir » jusqu'au premier manifeste40, puis au fragment crucial qui paraît ouvrir sur le futur «Grand-Œuvre»: « Sous le titre, qui n'est pas inoffensif, de " Volonté de puissance " une philosophie nouvelle va prendre la parole ou, plus exactement, la tentative d'une interprétation nouvelle de tout événement. » Mais en lui-même le titre non inoffensif importe moins que ses préalables perspectivistes. « Une délimitation toujours flottante de la puissance est inhérente à la vie... Bref, nous apprenons à apprécier même le non-savoir, ... le simplifié et le falsifié, le perspectif» – das Perspektivische.
Le second manifeste survient dans La Généalogie de la morale, écrite d'un trait en juillet 87 : il s'enchaîne à partir de la « volonté de contradiction », exercée avec ironie – comme pour déjouer à l'avance le futur « disciple » Heidegger – sur « le Reich de la vérité et de l'Etre ». Et avec eux sur la Fabelei, la fable conceptuelle d'un « sujet indolore », qui n'est qu'un contresens de l'œil, un non-concept. Car « il n'y a qu'un voir perspectiviste, qu'une " connaissance " perspectiviste – nur ein perspektivisches "Erkennen ". Mais le sujet indolore, - " Est-ce que cela ne s'appelle pas châtrer l'intellect41 ? " »
Le troisième manifeste, fragment posthume du printemps 88, s'engage dans une hardiesse singulièrement anticipée. Il aperçoit, jusque dans l'atome, l'intervention d'une « fiction subjective », « du perspectivisme de la conscience» - Bewusstseins-Perspektivism. Mais le perspectivisme ne peut être négligé pour tout foyer de forces : le physicien a-t-il omis d'inclure cette force de mise en perspective ? C'est-à-dire, dans « l'être vrai », le Subjekt-sein, l'être-sujet.
Mais il s'agit d'un « sujet parlant », d'un sujet de langage, d'un sprachliche Subjekt42. La croyance non critique en sa grammaire est la faiblesse des métaphysiciens. Pourtant l'être-sujet parlant est ce qui nous parle à travers le grand espace d'écriture nietzschéen, de 1885 à 1888, et il nous importe au plus haut point d'en déchiffrer la volonté de contradiction, dans ses énigmes comme dans ses effets sur l'histoire qu'il annonce et sur la pierre du réel – qu'il marque de ses empreintes.
Le troisième manifeste est comme soutenu d'avance par des fragments de l'automne 87. Car il n'y a point d'atomes ou de monades, mais «l'étant» a été d'abord « introduit par nous, pour des motifs perspectivistes » aus perspektivischen Gründen. Ce motif ou ce « fond », le voici défini comme un « quantum de puissance », un Quantum Macht. Ce quantum de puissance est un devenir, et il n'a rien en lui du caractère de « l'être ». En effet « il n'y a pas de volonté », mais seulement « des ponctuations de volonté qui sans cesse augmentent ou perdent leur puissance 43 ».
Ainsi dès l'automne 87 il n'y a pas de «volonté de puissance » – ce vocable surgi en juin 85 (« j'appellerai " volonté de puissance "... la pulsion créatrice44 ») mais bien plutôt ce fameux titre « qui n'est pas inoffensif 45 », et qui recouvre depuis l'été 86 un admirable sous-titre : celui d'une « tentative de transvaluation de toutes valeurs ». – Dès l'année qui va suivre il s'est changé en ponctuations de volonté, dans une perpétuelle alternance d'augmentation ou de perte. Jusqu'au jour de septembre 88 - le 3 septembre – où le titre « offensif» aura disparu.
Nous suivons à la trace ces traits et ces éclats, mois par mois, cahiers par cahiers, en quête des points d'apparition, semblables à ces « formations de souveraineté» par quoi se module le quantum de puissance. Nous cherchons à y trouver le mode de basculement auquel sont soumis les points de vue – « le point de vue sur la valeur» ou, dirons-nous, la marée perpétuelle de l'évaluation.

C'est le printemps 88 qui voit fleurir – dans un fragment porteur d'un sous-titre : « volonté de puissance » – les Machtquanta, les quanta de puissance. Chacun d'eux se définit «par l'effet qu'il produit et auquel il résiste46 ». Mais la transposition ou, plus exactement, la traduction47 de ce monde d'effets en un monde visible – un monde pour l'œil – est elle-même « une simple sémiotique et ne signifie rien de réel ». Nous devons donc, assure-t-il hardiment, toujours faire intervenir la clause – die Clauzel - qui stipule jusqu'où nous nous en tirons « avec deux fictions : le concept de mouvement... et le concept d'atome ». L'un venu du langage de nos sens, l'autre de notre « expérience » psychique de l'unité. Ces pré-jugements ou, en langage banalisé, ces préjugés sont notre présupposition. (Mouvement ou particule : la clause de Heisenberg ?)
Mais qui éprouve du plaisir, cette croissance de la puissance? Et qui «veut la puissance»? Question absurde, car ces deux « oscillations du oui et du non48 » sont cela hors de quoi ce qui est nommé volonté n'a aucune possibilité.
Sur ces coups d'œil s'appuie la critique du «monde vrai » et du « monde apparent49 ». Le premier, simple fiction. Le second : l'apparence qui appartient à la réalité – mais aussi un tempo, par lequel l'observation soit possible, et la comparaison entre les cas observés. Il faudra que se constitue par le « paraître » un certain nombre de cas identiques, qui soient comptables. Le « critère de vérité » n'est pas autre chose que ce système d'une falsification de principe, ou « principielle ». Telle est cette conception véritablement animale – liée à une espèce animale déterminée50 – et qui n'est pas autre chose qu'une prise, ou une méprise de réalité.