Vrai /faux
Mais nous questionnons : dans une pareille philosophie négative du « monde vrai », il n'est pas de possibilité pour un Nietzsche « vrai ».
Et dans l'enfer de sa volonté de contradiction, y aurait-il quelque « critère de vérité » autorisant un jugement sur les propositions « plus vraies », – qui soient plus « nietzschéennes » que les autres ? Question absurde, nous répondrait donc Nietzsche en personne? Il faudrait alors se contenter de fournir l'explication suprême, qui fut publiquement donnée tout récemment pour « expliquer » pourquoi Nietzsche « dit tout et son contraire
51 ». Sans doute, ajoutait-on, en raison de son appartenance « à la petite bourgeoisie »... Serait-ce en raison de son appartenance à la « grande bourgeoisie » que l'autre Friedrich, Engels, ne dit pas « tout et son contraire»? Ce qu'il y aura justement de commun aux deux, à leur insu, c'est leur rejet ironique de « Monsieur Dühring »,
Herr Dühring - et de la « médiévale bigoterie » de sa « haine antijuive », dira Engels, sa
judenhass; - de
son venin « d'antisémite berlinois », de
Berliner Antisemite, dira Nietzsche en 1888, dix ans plus tard : « canaille crachant la bile et le venin » .
Entre les deux énoncés, la différence est d'un mot nouveau, surgi massivement vers avril 1881 par la « Pétition Antisémite » de son futur beau-frère, Förster, et ses 280 000 signatures. « Lisbeth » prenait part à leur collecte... De cette mutation de langage entre 1877 et 1887, la plus dangereuse, le seul témoin conscient et réprobateur de haute stature semble bien être Nietzsche, justement. Et nous avons à le lire comme tel, précisément « après Auschwitz ». Presque seul dans cette force philosophique, jusqu'à son Post-Scriptum ultime à Jacob Burckhardt, le 6 janvier 1889. «Tous les antisémites, abolis. »
Nous choisirons plutôt, car dans les oscillations du oui au non reste le choix libre, de nous rapprocher de la « fureur ironique » nietzschéenne? Concept peu théorique, ce spottische Ingrimm? Son énoncé a précisé pourtant que si nous sommes des désabusés ou des « déçus » du monde vrai, ce n'est point « eu égard à la vie », mais parce que nous ouvrons les yeux tout au contraire sur la désirabilité, sur la Wunschbarkeit: nous sommes bien au seuil de la « Science des rêves », en un sens à peine préfreudien. Rêve du monde qui est réalisation d'un désir, d'un Wunsch, ou de ses désirabilités.
En remontant en amont vers le silence du philosophe (« qu'un philosophe se taise... » ) il se découvre que « ce peut être par amour qu'il se contredise ». Passons sur sa «hauteur d'âme ». Venons plutôt au plus près de ce qui se dit d'une femme : « une femme qui aime sacrifie sa pudeur », son « honneur ». Et voici dite une énormité
nietzschéenne, dans cet énoncé : « Un dieu qui aime se fait juif
52... »
Et « un connaissant qui " aime " sacrifie son intégrité » – sa Rechtschaffenheit. Qu'est cela?
Il importe de souligner que le fragment qui précède la ligne précédente, stigmatise les « spéculants antisémites », et avant tout le pasteur Adolf Stocker, prédicateur de la cour impériale à Berlin et fondateur du « parti chrétien-social » d'alors, père de l'antisémitisme berlinois depuis la fin des années 70 – et cible de la fureur ironique nietzschéenne.
Quelle est donc cette triple intervention à nouveau de la «parfaite impudeur », cette fois chez la femme qui aime – mais aux côtés du dieu qui aime, et du connaissant qui aime, au point de sacrifier sa « condition de droit », sa « loyauté » à l'égard des valeurs acceptées et convenues ?
Il importe de savoir que pareille remarque n'est pas une note paradoxale jetée au hasard. Car elle appartient à la grande suite des 371 propositions numérotées à l'automne 87 sous le titre de Livre I, en vue de « La Volonté de puissance ».
Quel est donc ce « connaissant » qui met en danger son intégrité, en termes comparables à ceux de la femme qui aime, jusqu'au point de sacrifier sa pudeur. Et à ce Dieu qui par pudeur « se manifeste simplement comme homme », mais au point d'aller jusqu'à « l'impudeur » de se faire homme dans la condition juive? Voici bien des propositions singulières.
A nouveau il nous faudra remonter le chemin qui conduit jusqu'à elles. « Ce pourra être hauteur d'âme, quand un philosophe se tait; cela peut être amour s'il se
contredit soi-même » – « Es kann Liebe sein, menn er sich selbst widerspricht.» Cette proposition 184 du provisoire dénombrement en vue du « Grand-Œuvre » pourrait bien esquisser le trait qui éclaire tous les autres. Elle se prolonge par une nouvelle énigme : « c'est une divinité du connaissant, peut-être, qui ment... »
Propositions qui se soulignent elles-mêmes en se reprenant (à l'exception de la dernière) dans les « Divagations » du
Crépuscule des idoles, écrites dans l'été 88, à Sils-Maria pour la dernière fois. Mais cette fois elles s'annoncent, plus curieusement encore, par une exclamation du
Second Faust53, citée et soulignée en traduction française :
S'y ajoutent les mots d'une femme et quelle femme! Clotilde de Vaux. Celle dont Auguste Comte avait fait la « Vierge Mère » du Culte de l'Humanité, dans sa fondation d'une Eglise positiviste... «Il est indigne des grands cœurs de répandre le trouble qu'ils ressentent. » Cette fois, le connaissant « sacrifiera peut-être son humanité ». Et en fin de proposition, s'achevant sur des points de suspension : « Un Dieu qui aimait s'est fait juif... »
Mais si la volonté de contradiction « est amour », un fil conducteur viendrait s'ajouter à la fureur ironique. Décision et amour serait une double clé de ce philosophe silencieux, ce connaissant qu'accompagne une divinité menteuse. Mais si celle-ci ment, y aurait-il quelque part une « vérité », ce mot qui n'est avancé le plus souvent que sous protection des guillemets - en langue allemande,
des « pattes-d'oie »... « De quoi le " monde vrai " a été charpenté », questionnait la Proposition 66, en annonçant la « Circé des philosophes » - la morale.
Quel usage faire alors de la double clé pour déjouer les dangers du labyrinthe où s'engage un philosophe à certains égards « silencieux », en relation ambiguë avec la Circé des philosophes et la « divinité qui ment »?
En d'autres termes comment nommer le travail avec la contradiction, y compris celui qui aperçoit virtuellement un Dieu qui par amour et telle une femme sacrifie son « honneur », mais qui, « simplement par convenance », se manifeste comme un homme? Ces vocables, Ehre ou Anstand, sont des anticoncepts à ses yeux, traités par « l'ironie envers... la croyance en une noblesse par la naissance ». Même le terme d'« aristocratie de l'esprit» est soumis à ironie, bien qu'il prenne sens comme mot de passe, « mot du corps », qualité respectueuse, s'agissant justement « des juifs persécutés ».
Mais la contradiction, ici clairement ironique, permet-elle l'usage de la référence dialectique? La « jubilation dialectique » est attribuée à Socrate. Et la « clarté dialectique », Nietzsche se l'attribue à lui-même, mais comme la vertu ou la virulence propre à ses états « maladifs ». Ce sont eux qui éclairent dialectiquement le labyrinthe de la Contradiction- Wille.
« Qu'est-ce qui est noble? Supporter la pauvreté et la détresse. » La proposition, dans sa nudité, qui sert ici de pivot à l'auto-question décisive sur le prétendu « aristocratisme » nietzschéen, va permettre d'entrer davantage dans sa propre aporie, et de faire l'essai de déchiffrer l'énigme « maladive » de sa clarté dialectique.
La question vive peut revêtir la figure suivante : il ne
peut y avoir de « vrai Nietzsche » – ou d'énoncés nietzschéens plus « vrais » les uns que les autres, étant donné l'utilisation « criminelle » que l'on a faite jusqu'ici du mot « vérité »
54. « Comme si... on possédait la vérité, comme si on avait le devoir d'y croire, parce que la " conscience morale " se cabre, en se drapant... contre le droit de l'analyse en morale
55 . »
Mais souvent inaperçue, jusque dans le schème tripartite qu'esquissera Lou Salomé dans son beau livre précurseur de 1894 sur Nietzsche - inaperçue et même volontairement masquée est la dimension « éphectique » de la démarche Nietzsche.
***
Il faut se souvenir du dialogue stupéfait entre Panurge et le « philosophe éphectique » Trouillogan, dans le Tiers Livre de Rabelais, touchant aux possibilités diverses d'éviter le cocuage. Le fragment du printemps 85 évoque justement « les épochistes, les éphectiques ». Il met en épokhè ou en éphexis - ces deux mots grecs équivalents désignent le doute radical, le suspens du jugement - la « vérité » qui s'est drapée dans « une sorte de philosophie » récusant le droit à l'analyse en morale. Et pourtant, précisait-il, « une ephexis véritablement stricte de la science reste impossible encore pour longtemps ». Il peut même dire qu'elle en est à son stade préliminaire. Le temps est donc venu des hypothèses régulatrices les plus vastes, annonce-t-il hardiment. «Aiguiser les exigences de méthode va venir plus tard. »
A nous de découvrir le fil tranchant d'une introuvable « méthode » nietzschéenne, qui nous est pourtant
annoncée. Où va-t-elle se nicher, où cachera-t-elle son secret, et comment pourra-t-elle contourner sa propre impossibilité, d'avance présumée et proclamée? Il lui faudra prendre en compte son propre « faux », puisqu'elle a fait de la Fülschung - de la « falsification » – une condition de cette non-ingratitude envers les renversements de la contradiction.
De mai jusqu'à l'été 85, où nous sommes avertis des «grincements des rouages logiques
56 », il nous faudra faire un bond jusqu'au printemps 88 et au redoutable décembre ultime, à l'approche de janvier 1889, mois de l'implosion psychique. Mais auparavant, comment rendre compte de celui qui décrit
la fête des roses
la nuit, près du pont
où «la future caste des dominateurs, ces maîtres de la terre », est prévue pour « désormais remplacer Dieu »
57 ?
Car le faux lui-même s'énonce – à propos des femmes.
On ne peut se faire une idée assez élevée des femmes, déclare ce fragment, dans la grande série dictée en juin-juillet 1885 à Louise Röder-Wiederhold : « Mais ce n'est pas une raison pour s'en faire une idée fausse
58 » – ou, plus littéralement : pour cela même on a besoin à leur sujet de « ne pas penser faux »,
nicht falsch denken.
Voici donc une belle fiction postgoethéenne : que les femmes expliquent elles-mêmes ce qu'il en est de ce « féminin éternel » qui achève et vient sublimer le
Second Faust. Mais jusqu'ici ce sont surtout les femmes qui ont
prêté peu d'attention à « la femme ». Est-ce parce que... « la femme » n'existe pas ? Quoi qu'il en soit, du point de vue nietzschéen, dans son accomplissement la femme est « un type d'humanité supérieur » à l'homme
59. Qui a parlé de la misogynie nietzschéenne? Notre fil conducteur, nous le tenons ici dans cet énoncé du penser
faux.