Chers Européens vérités dites à l'oreille
Juin-juillet 85: moment des séquences dictées à Louise Röder-Wiederhold, celle que les lettres de Peter Gast appelle «la Wiederhold» - la Toujours-Sainte... Mais que Nietzsche nomme avec respect « Mme Röder ». Moment où cette dictée est évoquée avec ironie en juin 85 à la jeune Autrichienne de Zurich, à Resa von Schirnhofer, « la merveilleuse mademoiselle Resa », dans la lettre qui lui annonce ses « pensées sur les chers Européens ». Les grandes séquences sur « l'Europe Une » .
Cet énoncé sur le « penser faux » renvoie pour nous à celui des « vérités », dans un projet de lettre à Taine60 : « Il y a des vérités qui doivent seulement être " dites à l'oreille ". Car dites à voix haute, elles ne seraient pas entendues. »


Serait-ce pour cela que le Nietzsche « faux » s'énonce à tue-tête? Et que le « vrai » Nietzsche est singulièrement silencieux, prononcé dans des séquences non publiées, des fragments brefs, dispersés en vue du « Grand Œuvre » et cependant connotés avec précision - de façon à indiquer clairement que là se trouve l'ultime «renversement» des valeurs? Il semblerait assez clair que quantitativement le « faux » Nietzsche l'emporterait sur le Nietzsche « vrai ».
« Abolissons le monde vrai » – et pour cela il suffit de « prouver que la morale aussi est immorale61 ». Or cette preuve par le « non vrai » doit être l'apprentissage en vue de ne pas « penser faux » – mais aussi en vue de « vérités dites dans l'oreille »...
C'est à ces vérités du creux de l'oreille que nous donnons une ultime attention. Mais ce n'est pas à ce que Nietzsche nomme le penser-faux qu'il faut être le plus attentif – bien plutôt à ce qui relèverait du « faux » vrai. Or il se trouve « de fausses oppositions auxquelles croit la langue » et qui sont comme des « entraves à la vérité ». Telle l'opposition entre plaisir et douleur. Car dans le plaisir - or le splendide mot allemand Lust, mot féminin, dont Valéry a fait une démone et secrétaire délicieuse à l'usage de Mon Faust, nous dit tout à la fois plaisir et désir – il y aurait justement « le sentiment du plus... un sentiment de différence ». Une succession de petites excitations désagréables comme «suite rythmique» peut conditionner une sorte de plaisir et un rapide accroissement «du sentiment de puissance, du sentiment de désir », et c'est le cas « dans le chatouillement de volupté, de joie sexuelle dans l'acte du coït62 ». Douleur n'est pas la réalité inversée du plaisir, elle est rupture d'équilibre, choc au foyer nerveux et maladie, sonnant « la cloche d'alarme de la conscience ». Tandis que plaisir ou désir « n'est d'aucune façon maladie ».
Il est bien une « vérité » du sentiment de puissance, du sentiment de désir. Les variations de cette étrange vérité ouvrent un chemin nouveau de la pensée. Elles vont explorer les oscillations mêmes de cette singulière propension à l'évaluation, ou à la « valuation », la Weitung, qui balaye le champ de vie tout entier, par les renversements de ses socles.

Sur le terrain cognitif, des indications nous sont données. Car « les catégories ne sont des " vérités " qu'au sens où elles sont pour nous des conditionnants de vie : tout comme l'espace euclidien est une telle " vérité " conditionnée » – propre à « certaines espèces animales63 ». L'espace de cette espèce animale qui est « d'une espèce », selon le mot de Montaigne le nietzschéen, est espace des valuations conditionnées et transformables.
C'est cela qu'explore l'investigation nietzschéenne et sa fureur ironique, jusqu'aux bords de la douleur, du désir, de la joie sexuelle – en épelant64 leurs problèmes.

Dès août 1885, dans le crucial Fragment 40 [32], Nietzsche marque le terme « valeurs » par le mot français, dans son usage en peinture : «masses plus sombres, masses plus claires » . Peu à peu, ajoute-t-il, « les différentes couleurs s'en sont dégagées ».
Ce paysage pictural annonce le grand voyage dans la transvaluation : l' Umwertung.