Nietzsche «faux » et « vrai » Nietzsche
Mais nous importe-t-il aujourd'hui de découvrir la cohérence oscillante qui relie le Nietzsche « faux » et le « vrai » Nietzsche?
D'un côté, celui qui prétend affirmer comme estimation la domination des « êtres forts » sur les « êtres faibles », et la substitution du duel fort/faible à la fonction bien/mal. Ou qui assure la suprématie de l'esclavagisme sur l'abolition de l'esclavage; ou de l'inégalité « aristocratique » sur l'égalité des droits...
De l'autre, le renversement dans la transvaluation, l' Umkehrung dans l' Umwertung, qui déclare le code de « l'honneur » de « toutes les classes mal famées » comme la « distinction » – la Vornehmheit - propre aux blasphémateurs, jongleurs et gens du jeu, immoralistes, trouvères, juifs et artistes; qui définit « ce qui est noble », par « ceux qui sont pauvres, démunis, et même malades » ; qui voit dans les « tchandala » les parias de l'Europe, et « avant tout les juifs », ceux qui nous libèrent « de la rage nationale », ultime maladie de la raison
européenne; – celui qui en outre décrit brièvement en cela sa « méthode », celle qui doit être « dite dans l'oreille » de ceux qui savent entendre...
Cette cohérence paradoxale, par laquelle est exploré l'envers en même temps que l'endroit, et de telle façon qu'il n'y ait aucun « endroit » qui ne soit confié brièvement et par éclats sourds, et comme confidentiels véritablement, dans le creux de l'oreille des entendeurs – elle nous importe avec une vivacité singulière. Dans la mesure même où elle parcourt le plus grand écart de notre siècle, le maximum de son empan, le pire de son propre écartèlement. Cela qu'un tout autre messager, le « philosophe » de la Profession de foi en l'Etat national-socialiste en 1933, Heidegger, nommera non sans aplomb la « confusion de l'obscur » – Wirrnis des Dunkels – et à laquelle il demandera de « ne pas se fermer », en donnant une adhésion à son « total bouleversement»; précisant même, comme son dernier souffle en 1966-76, que là était la « direction » vers la « solution satisfaisante » apportée par cet Etat et son mouvement à la prétendue question de « l'essence de la technique »...
Face à l'écart maximal que nous pouvons mesurer dans certains des langages de l'auteur de la Profession de foi de 1933 ou des Réponses et questions de 1966-1976 - voici tout au contraire la cohérence nietzschéenne : ce qui donne la mesure de l'incommensurable, de ce qu'il annonçait à Elisabeth Förster en se déclarant « irrémédiable européen et anti-antisémite », dans l'investigation inlassable de la distance entre « ces nouveaux Reich » et, à l'inverse « l'Europe Une » de la « nouvelle synthèse », celle de « Goethe, Beethoven, Stendhal, Heinrich Heine ».
A cet égard, chaque énoncé, chaque paragraphe publié et chaque fragment inédit et posthume du corpus d'écriture nietzschéenne prend pour nous la même valeur transvaluée, la même validité énigmatique que le Codex de Léonard de Vinci, esquisse en vertu d'on ne sait quel grand jeu nécessairement inachevé. - Mais qui d'avance prépare le répertoire des jeux possibles, dans la tentative qui «racontent les deux prochains siècles ». Dont l'un précisément s'achève. Et dont l'autre justement commence. Aujourd'hui.
Or précisément l'investigation la plus décisive commence pour l'écriture nietzschéenne en cette année 1882 où va s'écrire et se promettre le Gai Savoir, le Gai Saber, la Gaya Scienza, la science d'amour des troubadours - tandis que reprenait à Bayreuth le Festival pour lui insupportable, le Festspiel commencé en 1876 dans la pompe nationale, où survenait un Kaiser fraîchement promu qui pourtant ne pouvait pas supporter une minute de musique wagnérienne, le Festival mondain et impérial, interrompu ensuite durant six ans. Le Quatrième Livre, le dernier livre du Gai Savoir de 1882 s'achève sur deux notes cruciales, pour les développements futurs : l'éternel retour et Zarathoustra : dans Le poids le plus lourd et Incipit tragœdia. - Mais juste avant, survient un fragment qui nous concerne davantage encore, Vita fimina.
Avec cet alinéa 339, nous sont décrits « les plus hauts sommets de tout ce qui est bien » - comme « quelque chose de caché et de voilé », et à condition que l'on ait «écarté les voiles de ses sommets », mais de telle façon pourtant que « ce qui se dévoile ne se dévoile qu'une fois ». Là, de la vie, est son plus grand charme : elle porte sur elle en effet, « un voile de belles possibilités, prometteuses,
farouches, pudiques, moqueuses... » Voici venue la conclusion : « Oui, la vie est femme. »
A peine ces lignes sont-elles imprimées, que survient Lou, celle qui va faire monter la flamme et faire voir que « le monde est gorgé de belles choses » - elle qui va quitter la chambre de Tautenburg afin de partir pour Bayreuth en spectatrice du second Festival, qui laissera exilé l'auteur du grand panégyrique wagnérien de 1876, « Richard Wagner à Bayreuth », quatrième et dernière des Considérations intempestives.
Date fatale : c'est celle même de la Salomé de Gustave Moreau, nue à travers son voile qui est dessiné dans sa transparence comme un tatouage.
La problématique nietzschéenne la plus cruciale et la plus cruelle, dont il n'est pas trop excessif de dire qu'elle éclaire et inonde notre siècle achevé et fait déjà frémir celui qui vient suivre, nous la voyons prendre source à ces belles possibilités, « farouches, pudiques, moqueuses », qu'a laissé entrevoir la parfaite impudeur de la nouvelle Salomé, par « le plus grand charme », à travers ce voile dont la sémantique va s'inscrire sur la « peau de l'âme », qu'avait écorchée déjà et scalpée Humain, trop humain. - Oui, la vie nietzschéenne sera dévoilée comme une femme, et cette femme est nommée Lou Salomé.