Machtquanta et Wertquanta
Près de deux décennies plus tôt, en 1866, un livre dont le sous-titre est également porteur d'un message méthodologique – Critique de l'économie politique, surtitrée Le Capital – entrait dans l'analyse du procès de l'échange, ce « dessous » du contrat de droit. L'apparition des «signes de valeur », des Wertzeichen), s'annonce par des « signes de monnaie », par des « signes d'or » – Geldzeichen, Goldzeichen –, eux-mêmes annoncés par du papier-monnaie – Papiergeld Mais « c'est seulement en tant que le papier-monnaie représente des quanta d'or, des Goldquanta, qu'il est, comme tous les autres quanta de marchandises, aussi quanta de valeur » – Warenquanta, donc Wertquanta –, et en même temps signe de valeur, Wertzeichen117. Belle analyse, par laquelle nous apercevons par quel façonnement l'objet d'usage, en tant que valeur, est « produit social tout aussi bien que le langage » – so gut wie die Sprache.
Mais si les Wertquanta marxiens précèdent de vingt ans les Machtquanta nietzschéens, voici qu'à ceux-ci va succéder l'apparition, douze ans plus tard, mais cette fois sur un terrain expérimental, des Aktionquanta, des quanta d'action. – Singulière succession, d'allure fort hétérogène. Et qui pourtant nous appelle à penser, en dépit de certains interdits sévères. L'expérience du corps noir, montée et décrite par Max Planck en décembre de l'an 1900, ne devrait pas frapper de censure toute tentative d'apercevoir en pensée les « grains d'émission » dans la valeur économique, la puissance contractuelle et l'émission d'énergie de la «lumière noire» à leurs instants d'apparition – mais chaque fois dans leurs champs propres.
L'attention d'aujourd'hui peut d'autant plus s'approcher des Fragments posthumes nietzschéens qui, en 1888, s'intitulaient Machtquanta, Critique du mécanisme: « Nous devons donc, pour maintenir théoriquement debout le mécanisme du monde, toujours stipuler dans quelle mesure nous y parvenons grâce à deux fictions : le concept de mouvement (tiré du langage de nos sens) et le concept de l'atome = unité (provenant de notre expérience psychique118 )... » Il ajoute curieusement, nous l'avons entrevu déjà : « Cela suppose un préjugé des sens et un préjugé psychologique... » Ce qui peut nous intéresser sera peut-être orienté vers un nouveau dualisme, issu précisément, près de vingt-cinq ans plus tard, de l'expérience de Max Planck et de la théorie des quanta d'action. Dès la première moitié des années 1920, il prendra les formes de l'opposition entre quantité de mouvement et localisation de la particule, élément d'unité nouveau en deçà de « l'atome ».
Il s'agit, annonçait Nietzsche à ce propos, d'une « traduction de ce monde d'effets en un monde visible » : une Übersetzung en effet. Si l'on approche davantage de cette « traduction » des effets, nous pouvons tenter de la confronter avec celle que définiront les années de recherche plurielle dans la théorie « quantique ». En reprenant, par exemple, la célèbre expérience physique des fentes de Young : ainsi des photons – les quanta de lumière, les Lichtquanta d'Einstein définis en 1905 – passent par une plaque percée de deux trous, et produisent sur un écran, disposé derrière la plaque, des franges de lumière et d'ombre. Or le seul fait de demander par quel trou passe le photon présuppose qu'un seul photon à la fois ait pu passer : en ce cas il n'y a plus de franges d'interférences lumineuses. Répondre à la première question – par où passe le mouvement de la particule ? – fait disparaître l'objet d'une seconde question – comment construire les franges lumineuses produites par l'interférence des ondes? Dans les termes d'un grand expérimentateur d'aujourd'hui, Alain Aspect119, à propos de l'expérience de Young et de ses enjeux actuels dans la théorie quantique : « Posez-moi une question, dit-elle, je vous donne une réponse. Et si je réponds à une question, ne me demandez pas de répondre à une autre. »
Car le sphinx de l'expérience et de la théorie des quanta nous place dans une situation où l'une des questions fait disparaître l'autre question. La double traduction, en monde visible, de ce monde d'effets – aujourd'hui, effet Lichtquanta (photons) ou effet d'ondes –, Nietzsche y voyait, à sa façon, la « grâce » de deux fictions120 : d'un côté le mouvement, de l'autre l'élément, le « quantum ». Mais elles interviennent à tour de rôle par cette force « qui met en perspective », et qu'il désigne comme l'être-sujet, le Subjekt-sein121.
A ce niveau, questionne-t-il, la « volonté » est-elle possible sans « ces deux oscillations du oui et du non122 »?