En haut et en elle
Changeons donc d'univers. Venons avec Nietzsche à l'écoute de « ce que Dante et Goethe ont pensé de la femme123 ». Le premier dans le Paradiso :
Beatrice insurso, ed io in lei guardava
Béatrice regardait en haut, et moi en elle.

Et le second, à nouveau, aux derniers vers du Second Faust:
Das Ewig Weibliche
Zieht uns hinan.
Le féminin éternel
Nous tire aux hauteurs.



Mais, constate Nietzsche, « je ne doute pas que toute femme un peu noble ne se défende contre cette croyance, car c'est cela justement qu'elle croit de l'éternel masculin... »

Au chant final du Second Faust, nous savons qu'il oppose les strophes initiales des Chants du Prince Hors-la-loi, du Prince Oiseau Libre :
Das Ewg-Närrische
mischt unshinein.
L'éternelle extravagance
nous y mêle – pêle-mêle.

A l'oscillation du féminin éternel et de l'éternel masculin, dans Par-delà, en 86, il ajoute l'ironie de l'éternelle disparition de l'une dans l'autre, pour les figures de la sexuation : avec le finale apporté au Cinquième Livre du Gai Savoir, pour sa réédition de juin 87, par les Chants du Prince Hors-la-loi, du «Prince Oiseau-libre » : Prinz Vogelfrei.
Mais où, jusqu'où va la force de transfiguration, dans l'ivresse, quand celle-ci demande « la preuve la plus étonnante » : ce que «l'on nomme amour en toutes langues, dans tous les mutismes du monde »?
Ce scintillement « dans tous les miroirs magiciens de Circé », c'est précisément « une ivresse qui fait bien de mentir sur soi124 ». Car il « déplace même les valeurs » – et le mot freudien, Verschiebung, vient désigner ce déplacement. Dans le monde animal cet état fait surgir de nouveaux cris, de nouveaux rythmes, de nouveaux pigments, de nouvelles couleurs. Son fond général est plus entier, il est surplus de puissance. Pour cet Idiot – et nous sommes depuis 1887 chez un Nietzsche dostoïevskien – cet idiot du bonheur, cet Ane de magnanimité et d'innocence, surgissent un dieu et sa croyance. Un peu auparavant nous est dit le nom de ce Dieu : dans « l'acquiescement religieux à la vie, à la vie entière non reniée et amputée ». Car l'acte sexuel « évoque profondeur, mystère, respect », nous est-il dit, déjà125. C'est ici, affirme-t-il, que je dispose le Dionysos.

C'est la roue de la pulsion, la Triebrad, qui tourne. Or le chœur dionysien « parle la langue des rêves126 ». Mais le langage même prend source à cette source. « La symbolique du langage est un reste de l'objectivation apollinienne du dionysiaque127. » Davantage encore, dans l'union du dionysiaque et de l'apollinien « est même l'unique forme de la jouissance » – elle est la jouissance même, le Genuss. Là commençait l'investigation qui « tient par la main cette femme d'une éclatante splendeur» – la société grecque128. Mais à l'autre extrémité d'un parcours traversé dans la hâte – et dans la « lecture lente» –, nous trouverons cette insolente fraîcheur d'enfance. Et tels les professeurs Philimor et Philifor de Ferdydurke, et comme pour Gombrowicz lui-même, « tout est cousu d'enfant ».

Car c'est le parti pris des enfants qui sera l'ultime message et le tout dernier renversement. « Disposer ensuite devant les canons un pareil choix de force, de jeunesse et de puissance, c'est folie129. » Livrer aux canons une puissance cousue d'enfant, telle la folie, là est le délire du monde. Il fallait entrer au bord d'un délire fou pour énoncer pareille simplicité. Qui met enfin la « puissance » en mesure de défier les canons : simple corps cousu d'enfant.
Nietzsche, qui se voulait tellement polonais « anti-allemand », s'assied là aux côtés de Gombrowicz, polonais « antipolonais ».
***
Cette puissance aux mains nues, tenant par la main « la femme à la splendeur éclatante », avance au-devant du siècle terrible, le siècle des guerres « comme il n'y en a jamais eu sur terre130 ». Mon sort, résume-t-il, est de devoir aller voir au cœur des questions de tous les temps courageusement, « en brandissant la contradiction ». Mais, pour le siècle qui suivra le siècle suivant, «nous pourrions nous dispenser des guerres»? Lui-même « mettra le feu » à « l'esprit criminel » – celui qui met la guerre. La puissance cousue d'enfant et la femme à l'éclatante splendeur font leur jonction dans ce feu où se consume la naissance de la tragédie athénienne.
Ainsi c'est bien la femme à l'éclatante beauté qui a introduit la pensée dans le double apollinien-dionysien, le doublet de ces deux pulsions, ces Triebe, comme la toute première page de La Naissance de la tragédie nommait les deux dieux delphiques. Puisque Nietzsche lui-même nous invite à la dérision de soi, quelque chose s'entend, dans ce double, du duetto de Philifor et Philimor dans Ferdydurke, tous deux « cousus d'enfant ». Nous les convierons même à La Fête de l'Ane, dans la Partie IV du Zarathustra.
N'y a-t-il pas déjà un acte de singulier humour dans le seul fait d'avoir présenté et dénudé les deux figures divines aux deux portes du temple de Delphes – comme des simples Triebe.
Nous les entendrons répercuter cet humour singulier dans les figures fantasmatiques de Philifor et de Philimor cousues d'enfant, dans la farce philosophique gombrowiczienne.

Car « la loi de symétrie » exige qu'à « Philifor cousu d'enfant» corresponde « Philimor cousu d'enfant », puisque Philimor est « constitué rigoureusement et en vertu de l'analogie » avec Philifor, – or déjà « l'AntiPhilifor, ce Bacchus sobre » était apparu en antisymétrie...
« O divin Dionysos, pourquoi me tires-tu les oreilles?
Tes oreilles ont pour moi quelque chose de comique, ô Ariane. Pourquoi ne sont-elles pas plus longues131? »
Par ces éclats de dialogue, dans les Fragments posthumes de ce qui semble être encore pour peu de mois esquisse de La Volonté de puissance, celle-ci se découvre là comme une ébauche de Commedia, où les rôles se déplacent et se retournent : où Dionysos cesse de féliciter Ariane de ses « petites oreilles» et la pousse dans le rôle du dieu étrange auquel est dédiée, pour la Partie IV du Zarathustra, La Fête de l'Ane. Que devient la femme à l'éclatante beauté dans un pareil renversement? Un conte de Peau d'Ane traverse en éclair l'archipel des Fragments, dans l'océan mobile de la Transvaluation. N'apparaît-il pas que chaque fragment posthume est une bribe de conte philosophique élevé à une très haute température de fusion et de transformation? « Dans l'ivresse dionysienne il y a la sexualité et la volupté : cela n'est pas absent de l'ivresse apollinienne. Il faut qu'il y ait encore une différence de tempo entre ces deux états... Le calme extrême de certaines sensations d'ivresse... – le plus haut sentiment de puissance132 . » Les différences de tempo marquent ici la musicalité narrative de la pensée.
Apercevoir un instant le double des dieux grandioses, apollinien et dionysien, dans le couple ironique du professeur Philifor et du marquis Philimor de Ferdydurke, ce serait entrevoir l'immense Commedia infernale de la pensée qui se joue aux dés entre le Quatrième Zarathustra de l'année 85 et le trimestre ultime de l'an 88 – culminant dans le délirant et sublime Promemoria du 28 décembre et la Proclamation « héroïco-aristophanesque » aux cours européennes, annoncés et prévus pour Overbeck et Peter Gast : la guerre déclarée aux « absurdes hasards que sont... peuple, Etat, race », en vue de « finalement se dispenser des guerres ». Puisqu'il y a encore « des moyens plus efficaces de rendre hommage à la physiologie que les hôpitaux militaires ». – Jusqu'au message final à Jacob Burckhardt : « Je préférerais de beaucoup être un professeur bâlois que d'être Dieu » – « Tous les antisémites abolis. »
Une maxime hamlétique nous conduit au seuil du Siècle XX : « Il y a plus de dynamite entre ciel et terre que ne l'ont jamais rêvé ces idiots écarlates ou empourprés... »

Mais parmi les Chansons du Prince Hors-la-loi qui viendront clore Le Gai Savoir augment, le Chant du chevrier chante une adaptation imprévue à la façon de Théocrite, appelant une adaptation qui fasse entendre le « savoir gayment » de la déchirure saloméenne :
Elle voulait à cette heure
glisser du sien au mien,
j'attends comme un chien
nul signe ne vient.
Ce signe quand elle l'a promis
comment l'a-t-elle menti ?
folle comme chèvre ou bien
comme court tout bonheur.
D'où sa robe de soie ?
ah mon orgueilleuse
un bouc pour la furieuse
habite donc le bois ?
Amour me détraque
tels les sept maux
la faim se contracte
adieu les colliers d'aulx.
Lune couchée dans la mer
lasses les étoiles
jour venu gris amer
souci de mort de notre toile.




Le Chant du chevrier que Nietzsche a fait paraître en juin 82 dans l'Internationale Monatschrift, durant cet intermezzo, entre deux moments de « vie commune » avec Lou, entre l'instant de Tribschen et l'été de Tautenburg, – est-il l'entracte où il attend les réponses de Lou de semaine en semaine? Le voyage éclair à Berlin en juin, où il lui propose une rencontre dans le bois de Grünewald, décrite le 28 mai « dans une des belles et profondes forêts... quand nous voudrons, quand vous voudrez, ... seul à seul avec vous », aura pour conclusion une lettre du 15 juin : « Depuis une demi-heure je suis mélancolique et depuis une demi-heure je me demande pourquoi? et je ne vois d'autre raison que la nouvelle qui m'annonce... l'impossibilité où nous serons de nous voir à Berlin. » Une autre hypothèse de rencontre a été tentée un instant – et « réfutée » – c'est... Berchtesgaden... La future résidence de celui qu'il semble nommer au stade fœtal quand il dénoncera en décembre 88 « cette canaille de H. » Celui-là qui va naître en avril de l'an 1889.
A Berlin, précise-t-il, il apporterait à Lou l'introduction du Gai Savoir. Il insiste : « Elle a pour titre Plaisanterie, ruse et vengeance. Prologue en vers allemands. » L'annonce de cette « vengeance» ne suffit pas à attirer Lou dans le piège si passionnément préparé à Berlin. Mais elle va survenir très réellement à Tautenburg, où Le Gai Savoir arrive juste avant le départ de Lou. Elle-même écrit à Rée à propos de ce séjour nietzschéen : « Je savais que si nous entrions vraiment en relation, ce que nous avons tout d'abord, dans le feu de l'émotion, l'un et l'autre évité de faire, nous finirions... par nous retrouver dans la profonde parenté de nos natures. » A l'auberge, ajoute-t-elle, « nous passons pour un couple, autant que toi et moi... Il y a un charme particulier dans la rencontre des mêmes pensées, des mêmes impressions et des mêmes idées, on peut presque se comprendre à demi-mot... Il m'a dit un jour : ... Nous avons vécu et pensé de la même façon ».
En quittant Nietzsche à Tautenburg, le 26 août, Lou lui fait don de cet « Hymne à l'amitié » qui deviendra le Lied nietzschéen A la vie. Au moment où de Leipzig, le 5 novembre, « Mlle Lou avec le Dr Rée est partie dimanche pour Paris... », comme l'écrit Peter Gast à son amie de Venise, Nietzsche vient de lui faire don à son tour d'un poème, message de navigateur, qui veut prédire que le détour par Berlin finira bien par la jonction promise – à Paris :
Amie – dit Colomb– ne crois plus
En aucun Génois!
Trop perdu dans l'azur
Trop tiré vers les lointains!
Il aime entraîner qui il aime
Loin dans espace et temps –
Le ciel sur nos têtes luit étoile à étoile
Tout autour gronde éternité.

En l'an 87, la suite des Chansons du Prince Hors-la-loi ajoutera des poèmes nouveaux à ceux de la fatale année 82. Dont un second poème « génois » :
Là-bas –je veux et suis confiant
En moi et en ma griffe.
Ouverte repose la mer, dans le bleu
Impulsion de navire génois.
Tout est éclat neuf pour moi,
Midi sommeille sur espace temps:
Seul ton œil–monstrueux,
Infinité, me fixe!