Combien inconscient
Mais ce qu'elle décrira du fonctionnement de la pensée chez l'ami Paul Rée, pourrait plus profondément encore se dire de la scène nietzschéenne : sa forme d'esprit était « d'être à l'écoute de ses pensées comme dans un dialogue sans cesse interrompu145 ». A une plus grande profondeur, le regard de vie de Lolja von Salomé découvre « l'immense détresse » de Nietzsche, devenue creuset, pour le moment où sa volonté de connaissance va prendre forme. A ce degré de notation sur la prise de forme, se fait évidence ce qu'avait perçu et souligné, dans une lettre à Malwida, un théologien protestant de formation hégélienne: sa nature profonde me fait comparer Lou à un diamant...
Le diamant saloméen éclaire-t-il le creuset de la détresse nietzschéenne et l'instant énigmatique de la prise de forme dans la pensée? Au point de permettre d'apercevoir le clivage de sa volonté de connaissance entre deux langages. Entre celui qui s'adresse à Elisabeth par l'opposition forts/faibles, et celui qui s'annonce à Lou dans l'antithèse plus passionnelle et plus ironique, et d'une certaine façon inverse, âmes supérieures/âmes communes – précisément mesurée par la renonciation au « désir de vengeance ». Les deux langues de pensée vont désormais se livrer une singulière et permanente compétition, de livre en livre, de fragment en fragment, de page à page. – Ou plutôt, elles vont s'entrelacer dans une alternance, un change, un Wechsel, dirait le Hôlderlin des Essais de Homburg. Et non sans se transformer l'une dans l'autre : à la source même du projet de « Grand-Œuvre», surgi en août 1885 pour relayer l'achèvement, en janvier, du Zarathustra dans sa Partie IV – La Volonté de puissance. Qui n'est pas encore Transvaluation. Mais qui en tisse la matière, au stade du chaos – des Machtquanta.
Le titre a donc jailli soudain en tête d'un cahier manuscrit (39 [1]) :
La Volonté de puissance
Essai
d'une interprétation nouvelle
de tout événement
Der Wille zur Macht
Versuch
einer neuer Auslegung alles Geschehens

Quelle est donc cette interprétation, cette Auslegung, qui met en place ou en position et, plus secrètement, qui met en dire – car le legen dans la langue allemande n'est pas sans affinité avec le legein146 dans la langue grecque - ce qui va vers nous, en advenir ou survenir, dans le dire? Rarement la prise narrative de la pensée philosophique n'a été mieux marquée que dans ce frontispice estival de l'année médiatrice chez Nietzsche : 1885 – et au mois d'août. Or, nous dit-il, il serait utile de «faire une fois l'essai d'un mode d'interprétation entièrement différent». Afin que l'on vienne à concevoir, à travers une « contradiction exacerbée », combien notre canon moral régit de façon inconsciente toute notre prétendue science147. Cette contradiction exacerbée ou envenimée, rendue « amère » – erbitterten Widerspruch – la voici qui vient nous conduire à cette formulation quasi intraduisible : wie sehr unbewusst : « Combien (très) inconscient... »
Nous nous retrouvons au bord de ce que Lou va nous décrire, près d'un demi-siècle plus tard, dans le chapitre crucial de son Regard de vie: «L'inévitable fascination qu'exerçait sur moi » la parole de Nietzsche en personne évoquait pour elle « souvenirs et sentiments à demi inconscients » provenant de « l'indestructible enfance ». La relation énigmatique entre le « combien inconscient » de 1885 et le « à demi inconscient» de 1935, dans le fragment nietzschéen et le récit saloméen, est effleurée de façon pour ainsi dire tangentielle par la contradiction exacerbée ou envenimée. J'apporte la contradiction, annonce le Nietzsche des pages ultimes, ou, plus brièvement : « Je contredis » – Ich widerspreche... Tel est ce qu'il va nommer bientôt la transvaluation de toutes valeurs, et qui deviendra le durable sous-titre de La Volonté de puissance, dès l'été de l'an 1886148 – pour survenir soudain comme le seul titre, dans l'aube d'éclat du 3 septembre 88. Formule, précise-t-il, pour désigner « un acte de suprême retour sur soi », et en « allant voir au cœur des questions» pour tous les temps, de façon « plus profonde, plus courageuse, plus loyale149 ».
Mais est-ce pierre d'achoppement ou aporie que d'entrevoir un creuset passionnel dans la pensée, là où la détresse nietzschéenne et le diamant saloméen se heurtent et, très singulièrement, se marient? – Dans cette « union libre » qu'avait suggérée Nietzsche un instant, à Rome, pour « la jeune Russe », et dont la seule évocation ironique par Lou, à Iéna, avait eu pour effets, chez Lisbeth, des vomissements et évanouissements.
Cette provenance de pensée dans le choc de « l'irréparable » et dans le heurt conflictuel, nous pouvons la voir transformée en illumination de longue haleine. Celle-ci, depuis l'Hadès héraclitéen et l'Eros platonicien, nous la voyons mise, cette fois, au compte d'une scission des langages dont les termes ne sont pas éclairés autrement qu'à l'improviste. Et cette im-prévision lui appartient de la façon la plus décisive. En cela même, le creuset nietzschéen est plus éclairant, à nos yeux d'aujourd'hui, que tout autre. En une heure nouvelle du danger furieux au nom double : histoire, pensée.