Déclaration de guerre
Pour autant que toute métaphysique s'est principalement occupée... de la liberté de la volonté, on pourra la caractériser justement comme la science qui traite des erreurs fondamentales...


Le cahier final de décembre 88 s'ouvre, nous le savons, par la plus étonnante volonté de la plus belle déclaration de guerre.
« J'apporte la guerre, une guerre coupant droit au milieu de tous les absurdes hasards que sont peuple, Etat, race... une guerre entre volonté de vie et demande de vengeance150... » L'opposition des termes est la même qu'en l'année 83 : d'un côté, volonté et vie, Willen zum Leben – de l'autre, la Rachsucht. Prolongeant le Rachgefühl auquel s'oppose ce qui est tout à la fois « parti de la paix » et « parti des opprimés », étrangement surgi dans la perspective de l'union économique européenne. Et face à ce « désir de vengeance » dont, à l'égard de Lolja, il accusait Lisbeth, « la Foerster ».
Le côté de Lisbeth est celui de la Rachensucht. Le côté de Lou est celui de la volonté de vie, qui est aussi « l'énergie de la volonté », décrite dans la lettre à Ida Overbeck : chez un être dont la perte, pour Nietzsche, reste « à jamais irréparable » et qui lui manque malgré ses défauts. Il ne cessera de se nourrir de la « Prière à la vie » dont Lou lui a fait don. A laquelle il s'efforce d'ajouter une version musicale pour chœur et orchestre jusque dans l'année 87 et dont revient en lui la résonance jusqu'aux temps d'Ecce Homo, à l'automne turinois de l'an fatal 88 – le nouvel An I d'un nouveau calendrier révolutionnaire nietzschéen :
Car l'amie véritablement n'aime pas l'ami
Autrement que je t'aime, énigmatique vie.

L'espace nietzschéen se distribue entre ces instants, rapprochant de la mort volontaire celui qui l'habite. La force captivante de l'œuvre en disparition est puisée dans cette puissance narrative éclatée, à mi-chemin entre le souterrain dostoïevskien, découvert en chemin, et une topographie proustienne – qui déjà se cherchait dans la décennie suivante 1890, entre « le côté de Méséglise » et le « côté de Guermantes ». Mais il ne s'agit pas encore de voir surgir cinq cents personnages dans le fourmillement d'un temps perdu, et pourtant une foule épique s'avance vers nous, anticipée sous la forme d'un

Gai Saber
Confessions de soi151
ou des
Flèches
Pensées sur et contre
l'âme européenne152
ou encore de

Dionysos
Essai de philosopher
de manière divine153.
Ou encore, ce projet attribué au singulier pseudonyme de
Felix Fallax.


Il s'agit pourtant de tout autre chose que d'un projet «narratif» demeuré à l'état d'éclats, d'esquisses ou de traits. Mais d'un espace raconté et hanté consciemment, et méthodiquement habité, par ce qui à l'instant ultime est désigné en termes éclatants et clairs comme celui
des contradictions envenimées.


Ce sont elles qui nous enserrent et qui nous assiègent, précisément aujourd'hui. Aux moments derniers d'un siècle qui se dit déjà tout entier par leurs oscillations, aux instants initiaux d'un autre siècle. Dont la fureur ironique a déjà raconté d'avance en effets ses donnes premières et dangereuses.
Ce sont celles d'aujourd'hui et de demain.