La grande feuille détruite
Dans les feuilles détruites par Elisabeth Fôrster-Nietzsche, et singulièrement «la grande feuille in-folio de complément au texte d'Ecce Homo où il est question de sa sœur» et contenant, de l'aveu de celle-ci, «des beautés saisissantes », se mêlent, selon elle-même, « la légende de Dionysos-Zagreus, la passion des Evangiles et ses contemporains les plus proches; le dieu déchiré par ses ennemis erre, ressuscité, sur les rives du Pô, et voit alors tout ce qu'il a jamais aimé, ses idéaux... loin au-dessous de lui. Ses amis et ses proches sont devenus ses ennemis et ils l'ont mis en pièces... » – Wagner, Bismarck, Förster – et Elisabeth, et jusqu'à Cosima, en effet, qui jette et brûle ses lettres.
Le Dionysos Zagreus, par-delà les poèmes en perte dans leurs écrits – qui, dans les termes d'Artaud, viennent « inventer la langue et faire parler la langue pure » où «il faut que ce sens... vienne d'affre... de peine, de sexe, de carcan enfoui... » –, ce Zagreus phrygien ou thrace qui participe de Dionysos et de Hadès tout à la
fois selon Héraclite, prend dans les feuilles détruites de Nietzsche la portée emblématique d'une ultime référence à la déflagration de l'an 82, et à son clivage. « Les liens étroits entre Nietzsche et sa sœur. Oui, oui, oui! Mais ces liens étroits n'allaient pas sans une constante contrainte », écrira en 1909 Peter Gast
161. Face aux énoncés reliés à ces liens étroits et à leur contrainte constante, s'élèvent les belles affirmations. Car la philosophie, dans une version nietzschéenne qui emporte avec elle ce qui malgré tout est reconnu comme sienne dans Platon, « se définirait plutôt comme une joute érotique, développant et intériorisant l'ancienne gymnastique agonale... » De « cette érotique philosophique de Platon », qu'est-il donc sorti en fin de compte? « Une nouvelle forme artistique de
l'agon grec, la dialectique. » Je rappelle, ajoutera
Crépuscule des idoles162, «que tout ce que la France classique a produit de supérieur... s'est développé dans un climat d'intérêt pour les choses de l'amour. Partout on peut y chercher la galanterie, les sens, l'affrontement des sexes, – bref, y chercher la femme » – « jamais en vain. »
Que s'ensuit-il? Que la croyance dans le « moi » se dissipe, car celui-ci est « lui-même une construction », une « fiction » que met en doute la découverte que le sujet est un « sujet parlant », – un
sprachliche Subjekt163. Ou, en termes plus fulgurants encore, dans une langue optique : « Je, sujet comme ligne d'horizon» -...
Ich, Subjekt
als Horizontlinie164. Le fragment ajoute : « Renversement du regard perspectiviste » –
Umkehrung des perspektivischen Blicks.
Ce renversement perspectiviste conduit sur le chemin que suivra bientôt Lou Salomé, à la suite d'un autre découvreur. Le Fragment 11 [145] durant l'hiver 87-88 va démonter
le Rôle de la « conscience» en des termes annonciateurs.
Car celle-ci, c'est notre relation avec le «monde extérieur» qui l'a développée. Mais la « direction » et la « prévoyance » ne relèvent pas de « ce qui parvient à notre conscience ». Il y a en effet « une instance suprême », une
oberste Instanz, une « sorte de Comité directeur »,
eine Art leitendes Comité165. Où « les divers grands désirs » font entendre leur voix et leur puissance » : de ces
Hauptbegierden, « plaisir et déplaisir sont les signes »,
Lust und Unlust... Ainsi « ce qui devient conscient subit des conditions causales qui nous échappent entièrement ». Or dès août-septembre 85 nous avions vu survenir « Mes hypothèses » :
Le sujet comme pluralité
... l'effet, toujours « inconscient )i166...
Das
Subjekt als... unbewusst, « le sujet comme... inconscient », voici donc cette pluralité, ce nombre introduit au cœur du sujet, comme «forme perspectiviste » –
als perspektivische Form. Qu'est-ce à dire? Nous n'ignorerons pas plus que Lou, dans les semaines où se décrivait le projet de la « trinité » de Leipzig entre elle, Nietzsche et Rée, ce que sont ces « divers grands désirs » ou ces « convoitises capitales ». Les voici mises en perspective d'une façon qui va prendre source dans l'orgiasme, « cet extraordinaire phénomène qui porte le nom de Dionysos », sentiment débordant de vie dans lequel la douleur même produit l'effet d'un « stimulant » – clé du sentiment tragique, mais non clé aristotélicienne. Non pas purification ou catharsis de l'émotion dangereuse. Mais par-delà celle-ci, terreur ou pitié, « être soi-même la volupté éternelle du devenir» – cette volupté qui inclut
généralement celle d'anéantir
167. De ce point de vue,
La Naissance de la tragédie est déjà « ma première transvaluation de toutes valeurs », découvre Nietzsche, à nouveau s'affirmant l'ultime disciple de
Dionysos philosophos.
Un terrible poème prémonitoire écrit en doubles tercets, à la façon d'un redoublement de l'Inferno de Dante, est composé en 1942 par un poète qui sera exécuté en 1943 comme partisan yougoslave : il nous confie la poétique de ce qui s'annonce avec une prodigieuse violence . Ivan Goran Kovacic parle dans ce crépuscule des idoles qui devient, dans la langue croate, « Fosse commune » - jama:
Le sang est ma clarté, le sang est ma ténèbre
Avec la vue radieuse ils m'ont arraché
Des fosses nues des yeux ma bienheureuse nuit,
D'un feu furieux les gouttes du jour allument
Au fond de mon cerveau l'iris ensanglanté.
Dans le creux de ma main mes yeux se sont éteints.
En eux certainement palpitaient les oiseaux
Quand le ciel doucement soudain se renversa
Et j'ai senti mon visage aspergé de sang
Se noyer avec l'azur du ciel dans l'iris,
Sur ma paume les yeux jubilaient au soleil
Incapables de laisser couler mes sanglots.
Chaudes et massives des gouttes déferlèrent
A travers mes doigts le bourreau les découvrit
Dans l'amère douleur des orbites béantes
En extase il planta le couteau dans mon cou:
Et moi la caresse de ce sang me saisit
Et j'éprouvais les gouttes comme autant de larmes...
De la description yougoslave de Lou Salomé à la «prémonition terrible» d'Ivan Goran Kovacic, la volupté du devenir a franchi l'écart avec la volupté d'anéantir - ou d'être anéanti. L'unité pulsionnelle est l'affirmation nietzschéenne : « toutes les pulsions peuvent se déduire de la volonté de puissance » – qui cependant n'est pas une « volonté ».