Lou et Sabina
Volupté d'anéantir. En mai 1882, tandis que Nietzsche part pour Bâle, Lou rend visite avec sa mère à la famille Brandt, au Brunnenhof, lieu voisin de la clinique du Burghözli. Où, près de vingt-cinq ans plus tard, une autre « jeune Russe » sera soignée et guérie par le docteur Carl Gustav Jung : la passion amoureuse qui éclate entre elle et son psychiatre sera ponctuée par ce qu'elle nomme dans son journal, entre guillemets, des «poésies»... L'orage dévastateur traverse Jung et Sabina Spielrein, qui va plus tard quitter Zurich pour Vienne et se placer à son tour sous le regard de Freud.
Quand Lou précise que « depuis un an seulement » une femme était admise à faire partie « du groupe de travail où elle va entrer elle-même » – c'est Sabina, cette femme unique. C'est elle qui avance alors en 1913, à la veille de la guerre mondiale, l'hypothèse d'une « pulsion de destruction ». Freud en repousse avec vigueur la possibilité, en refusant l'aspect « biologique » d'une telle hypothèse, et les Minutes de Vienne enregistrent l'extraordinaire débat qui se tient autour de cette perspective téméraire. En 1920 pourtant, nous voyons Freud noter le nom de Sabina dans une note à un livre dont le titre a une résonance inévitablement nietzschéenne, Jenseits des Lustprinzips, « Par-delà le principe de plaisir » (ou « de désir »). Dans le chapitre fameux qui à son tour avancera « l'hypothèse déconcertante des " pulsions de mort " », la befremdende Annahme der « Todestrieben ».
Cette note évoque le « travail riche de contenu et de pensées » où « Sabina Spielrein a anticipé une partie de cette spéculation », et il publie lui-même ce travail dans le Journal de recherche psychanalytique et psycho-pathologique.
Travail qui concerne, résume-t-il, la composante sadique de la pulsion sexuelle comme « destructrice ». Paradoxe, puisque les pulsions sexuelles poussent vers « la continuation de la vie ». Que peut signifier alors le dualisme des pulsions de vie et des pulsions de mort? La profondeur freudienne va entrer ici dans le dédale de la compulsion et du mirage, de la Spiegelung, qui peut transformer un passé oublié en arme mortelle. Elle demande de transformer à son tour la répétition aveugle en remémoration, capable de surmonter la situation et son montage pulsionnel – et de changer le montage.
Mais l'exploration nietzschéenne et la lumière oscillante qu'elle avance dans Crépuscule des idoles traverse tout à la fois la volupté du devenir et la volupté d'anéantir. A nos yeux elle se hasarde, entre Lolja et Sabina, au-devant des expériences qu'à sa façon elle raconte pour « les deux prochains siècles ».
Nous sommes à la jointure des deux temps.