Augmentation des centres souverains
Or le devenir est « inévaluable
168 », car la «valeur» n'est que le point de vue «pour l'augmentation ou la diminution des centres souverains », des « formations de souveraineté
169 ».
Au regard de Nietzsche, le témoignage de Descartes est celui de la
Souverainetät : de la souveraineté du vouloir
170. D'autre part « il n'y a point de volonté » : il y a des «projets de volonté qui sans cesse augmentent ou perdent leur puissance
171 ». Et le devenir-conscient est seulement un moyen de plus dans «l'extension de la puissance de vie
172 ». Mais cet épanouissement dans la puissance de vie n'est en rien celle du « pouvoir ». L'homme souverain, le
souveraine Mensch est l'homme de surcroît
173, face à ces « esclaves » que sont les pouvoirs militaires et économiques : « ces princes, ces marchands, ces militaires... »
La lettre de Lou à Alfred Adler par laquelle se décide et s'éclaire sa décision de choisir définitivement Freud,
est en même temps une position prise par rapport aux démarches nietzschéennes. Pour vous, écrit-elle à Adler, l'essentiel n'est pas de tout ramener à la pulsion de puissance, mais de tout expliquer par le sentiment d'infériorité et son substrat organique. « Pour nous », pour moi-même, assure-t-elle, «le terme de pulsion de puissance est synonyme de la vie en général », qui se plaît à « forger des images sans cesse changeantes de soi, des fictions, des symboles
174 ». Et ici la démarche saloméenne rejoint à distance les chemins nietzschéens. Pour qui «l'insatisfaction de la pulsion sexuelle» agit de façon « agaçante » sur le sentiment de vie et peut devenir « son grand stimulant ». Dans la mesure où le but, le
Ziel, pour parler en termes déjà freudiens, «n'est pas l'accroissement de la conscience, mais la montée de la puissance
175 ». Les formules « nietzschéennes » en termes de « puissance », loin de s'opposer à ceux de libido ou de pulsion sexuelle, les englobent dans l'extension de la puissance de vie
176. Tandis qu'une certaine vulgate croit fondée une antithèse entre la libido entendue au sens freudien et une position adlerienne en termes de « volonté de puissance », nous entendons au contraire le dialogue de Nietzsche et de Lou, à Tautenburg comme sur le lac d'Orta, à Lucerne et à Leipzig, se poursuivre dans cette façon « agaçante » –
agacirend – qui les relie. Et où Lou n'ignore nullement que Nietzsche «désirait secrètement autre chose ». Nietzsche lui-même écrit mystérieusement à Peter Gast en évoquant ce que «la femme la plus chaste de France, Marceline Valmore », nomme «les bains intérieurs
177 » qui purifient. L'exploration énigmatique de la vie pulsionnelle est d'autant plus singulière qu'elle épouse sa fragmentation dans ce
que lui-même nomme « préludes et promesses» d'écriture.
Mais la formulation que Freud lui-même emprunte à Adler, l'entrecroisement pulsionnel
178, est une vérité, nietzschéenne par excellence. Elle décrit ce qui se produit au creuset de la puissance de vie.
Quels sont donc ces « bains intérieurs» dont Nietzsche emprunte l'usage à la pudique Marceline Des-bordes-Valmore, et où s'apaise l'entrecroisement des pulsions?
Lou rappellera plus tard l'épisode du voyage russe où elle et Rilke avaient failli se retrouver dans deux bateaux différents pour remonter la Volga. La remarque rilkéenne commente: même alors, «nous prendrions le même chemin pour remonter le fleuve – car c'est la même source qui nous attend ».
Mais la notation de Rilke pourrait se dire des chemins suivis par Nietzsche et Lou. Sans doute ont-ils pris, elle et lui, des vaisseaux différents de vie et de pensée. La source pensive pourtant finit par leur être presque commune, à leur insu. Car l'investigation nietzschéenne sur les pulsions, ébauchée par La Naissance de la tragédie, se poursuit prodigieusement dans les Fragments posthumes en vue de la Transvaluation, mais sans le regard de Lou, qui pour sa part va rejoindre la voie freudienne, elle-même en parcours problématique, après la Première Guerre mondiale, autour de la question soulevée par Sabina Spielrein. Le quatuor des deux hommes et des deux femmes dessine un champ questionnant qui serre de près la dramaturgie du siècle, marquée d'avance par les redoutables annonces nietzschéennes.
La théorie freudienne, exposera Lou, était aux yeux de
son découvreur simplement l'instrument indispensable afin que ceux qui travaillaient avec lui à cette recherche puissent se comprendre entre eux. Mais pour lui-même ce qui déclenchait la découverte était, selon elle, «l'expression instantanée d'un être humain» et, pour son regard « rien n'était trop éphémère ». A cet égard le chemin nietzschéen est lui-même ponctué par cette « expression instantanée » – et même, dirons-nous, l'éphémère, trop éphémère. Ce discontinu, lui-même pulsionnel, nous donne à toucher de la main, du regard – et par « ce qu'Eros a créé de plus beau pour les hommes » – ce qu'il en est des Triebe et même, dans les termes de Lou, du Tierliebe, «l'amour animal », au côté des Tiertriebe, des pulsions animales : celles qui selon lui dérivent toutes de la volonté de puissance.
Mais cette unité pulsionnelle, agissant au-dessous de «notre relation au monde extérieur
179 », nous entendons sa résonance dans les vers de Kleist qui semblent anticiper sur ceux de Rilke auxquels va se référer Lou :
Enlève-moi
La vue, je l'entendrai; l'ouïe,je le sentirai;
Prive-moi du toucher, je le respirerai encore;
Enlève-moi la vue, l'ouïe, le toucher et l'odorat,
Prive-moi de tous mes sens, et accorde-moi le cœur:
Alors tu me laisses la cloche dont j'ai besoin,
Un seul monde me permettra de le retrouver.
L'écriture de Rilke reprendra l'injonction :
Eteins mes yeux je peux te voir
Bouche mes oreilles : je peux t'entendre
... Arrache-moi les bras : je te saisis
Avec mon cœur comme avec une main
Déchire-moi le cœur...
je te porterai dans mon sang.
Le regard de vie saloméen est approche de cette « puissance de vie » qui excède le devenir conscient
180.