Féconder et enfanter
La perception de Nietzsche par Lou passe par un trait de Par-delà : « Il existe deux sortes de génies, l'un engendre et veut engendrer... l'autre... enfante. » Celui-ci « aime à se faire féconder ». Elle ajoutera : Il y avait en lui « quelque chose de féminin » – ou, dirons-nous plutôt, quelque chose du féminin. Mais «porté à un degré de grandeur incomparable ». Elle empruntait un trait supplémentaire au Gai Savoir, pour le ramasser en ces termes : « Il lui arrivait... de considérer le génie féminin comme le seul authentique. » Complétés par ceux-ci : «Les animaux pensent autrement des femelles que les hommes. »
Cette pensée animale sur le « génie » marque la porte d'entrée qui conduit, dans les fragments d'automne
181 en l'an 85, au « sujet comme... inconscient ». Non que le « génie féminin » soit plus apte à éclairer les formations de l'inconscient, mais dans la mesure où «la femelle comme nature productive » est elle-même « sujet comme pluralité » – elle-même plurielle. Orientée ainsi vers
«l'effet, toujours inconscient ». De même, note Le Gai Savoir, « la grossesse spirituelle développe le caractère des contemplatifs, apparenté au caractère maternel ». Lou, dont le singulier mariage avec Friedrich Carl Andreas n'apportera pas de nature productive, et pour cause, puisque par principe il était entendu d'avance qu'il serait un mariage « blanc », a-t-elle perçu de quelle façon paradoxale sa rencontre avec Nietzsche redouble chez lui la pluralité – lui qui dans la détresse de janvier 83 va être « sauvé » par
Zarathustra, au moment où « un devient deux ».
Mais elle-même décrira, dans une lettre à Paul Rée du dernier jour de l'an 83, que le soleil « illuminait le cadre idyllique de l'Orta... avec son Monte Sacro », alors que dans Regard de vie elle rappelle « Orta, où le Monte Sacro... semble nous avoir fascinés... Nietzsche et moi, restant trop longtemps sur le Monte Sacro pour revenir à l'heure... et Paul Rée prit la chose très mal... » Cette fécondation par le regard est la plus forte, par-delà toute relation avec Rée ou Andreas. Elle désigne, dans le Journal tenu à Tautenburg qu'elle va destiner à Rée, le « point commun » qui « a surgi si puissamment en nous ». Ce point, qui est celui des « penseurs libres », au sens le plus extrême, est un point de parturition où Psyché atteint Eros en un geste qui est puissance.
Geste de fragilité au même moment, comme celui qui est « disposé devant les canons » – et qui « est folie ».