Mémoires inaperçues
Aux moments où Gustave Moreau dessine sa Salomé, en 1876 – première année de Bayreuth –, il se trouve qu'à Saint-Pétersbourg Lolja von Salomé à seize ans s'apprête à suivre les leçons de Hendrick Gillot, pasteur de la mission néerlandaise dans la capitale russe : « Voilà ce que je cherchais », seront ses « mots intérieurs », selon son propre récit. Avec lui, elle écrit un essai sur la Marie Stuart de Schiller; sur Pascal et Descartes; sur Rousseau et sur Leibniz; sur le théâtre français avant Corneille – est-ce sur la Cléopâtre de Jodelle et Les Juives de Garnier? Elle écrit même les sermons de ce pasteur passionné, dont elle empruntera le nom pour certains de ses premiers écrits : Henri Lou.

Le dessin saloméen nous ouvre en quelque façon une part du Codex dans le chantier nietzschéen, ses cahiers d'esquisse, son chaos d'hypothèses – et aussi dans la rigueur qui la guide, par « l'effet toujours inconscient » et par-delà toute «ingratitude» envers les renversements : dans l'attention mobile au-devant des contradictions, elles-mêmes jeu perspectif d'une architecture toujours remise à l'œuvre.
Sous le choc d'Orta, de Tautenburg, de Leipzig, la « clarté dialectique » qui décèle la pluralité du sujet comme... inconscient ne se donnait pas à découvrir à travers les «immenses Mémoires182 », ainsi les nomme-t-elle, « sortes de mémoires involontaires et inaperçues » – ungewollter und unvermerkter mémoires, comme les annonce le chapitre premier de Par-delà, pour «toute grande philosophie ». En elles s'aperçoit dans quel rapport se trouvent « les pulsions les plus intérieures de sa nature » – die innersten Triebe. Que la traduction française initiale, celle d'Henri Albert, ait traduit ici par « rapport », simplement, le terme si souvent déformé en traduction française de Rangordnung – souvent transposé en « hiérarchie » avec sa connotation idéologique –, ce fait de langage à lui seul libère une grande part de clarté dans l'épineux dossier nietzschéen. La mise en rapport perspectiviste est la tâche nietzschéenne et elle affronte le champ pulsionnel des Triebe. Elle rencontre en chemin un double langage – et une double forme de réponses. Celles en termes d'opposition « fort/faible », langage pour le « lama », pour la future Elisabeth Förster, dont la sépare d'avance et désormais le « maudit antisémitisme » – et celles en termes de tension entre « volonté de vengeance »/« volonté de vie », qui demeure longtemps intérieurement dédié à Lolja Salomé, à la « jeune Russe ». Que précisément le lama a traitée par la dénonciation.
La réponse nietzschéenne pourrait être alors d'une certaine façon apparentée à celle du dilemme d'Aspect : si vous me posez une question, ne me demandez pas en même temps de répondre à une autre question. La réponse concernant l'onde et celle concernant la particule ne trouvent pas leurs réponses en même temps. Il pourrait être répondu ironiquement ainsi : la réponse dans le champ de langage du lama et la réponse dans le champ des langages de Lolja ne peuvent pas être données en même temps, et sous le même rapport : le principe du classement, de la Rangordnung n'est pas le même. Au sommet du classement « lama » est le prétendu « fort ». Pour le classement Lolja, le point de culmination est le refus de la vindicte. Le clivage éthique des « deux prochains siècles » se mesure à cet écart – et cela, par-delà «bien et mal » en effet. Puisque les perspectives désignées par ces deux termes se renversent entièrement, de l'un à l'autre de ces champs.
L'approche, en même temps que trouble, est « clarté dialectique » ou « limpidité parfaite », mais dans « l'extrême sentiment de souffrance183 ». Et cette approche ne peut paraître « anecdotique » que si l'on entend l'anecdote au sens que l'on trouverait dans l'Iliade pour assurer que Briséis n'a pas été livrée à l'homme, au roi des rois qui l'a exigée d'Achille, ni possédée par lui, dans son droit de conquête. La femme non livrée, et non remise – à un époux, un amant, un conquérant – est au cœur de cette partie d'échecs, jouée entre Nietzsche et Lolja la « jeune Russe ». Et même si la partie entière est remise, entre eux, mais aussi pour Rée et pour Andreas – jusqu'au moment rilkéen où « le lointain n'existait pas » – il se trouve qu'elle demeure de part en part une partie inédite, et ainsi anecdotée en ce sens-là (qui n'est pas livrée – ou publiée). Menée « à ces abîmes, à ces endroits vertigineux et escaladés ».
On a noté chez Lou Salomé « les approches de la notion de sujet, difficilement posées... à travers les leçons bien apprises sur le moi184 ». Mais l'opposition du sujet et du moi – le sujet du désir de l'autre, par contraste avec les identifications du moi -, c'est l'enjeu même qui se joue entre les deux champs, dont nous désignons désormais l'opposition comme le champ L et le champ E. La différence tourne autour de la vindicte : par référence à elle s'opère le renversement nietzschéen le plus crucial et, en cela, il prolonge une perspective qui prend source dans la pensée renaissante, autour de Montaigne déjà, de son « impartialité calomniée » et de « sa tolérance dangereuse », capable de mettre en doute ceux qui « disent avoir raison de leur passion vindicative » – et même auprès de son plus proche ami après La Boétie, Pierre Charron, pour qui «les plus faibles âmes sont les plus vindicatives185 ».
Ainsi l'enjeu des deux champs s'entrecroise : si le champ E déploie l'opposition « fort : : faible », il va se trouver en effet que le champ L « vie : : vindicte » va retourner en valeur « faible » la flèche « vindicte ». Nous approchons de la date marquée du 2 avril 1884, qui annonce à Overbeck que « la maudite antisémitaillerie » – die verdammte Antisemitentumelei – « est cause d'une radicale rupture entre ma sœur et moi ». Et le 2 mai, à Malwida : «J'ai radicalement rompu avec ma sœur... ne vous avisez pas cette-fois-ci de faire œuvre... de conciliation. » Car « il n'est pas de réconciliation possible entre moi-même et une oie antisémite et vindicative ». Elisabeth s'en étonne auprès de Peter Gast le 26 avril : « mon antisémitisme était jusqu'à présent une pensée si inoffensive... », comment pourrait-elle être « cause d'une discorde » ? Mais nous le savons, ce qui est en jeu est pour Nietzsche précisément «la tâche... de réparer quelque peu le tort causé par ma sœur au Dr Rée et à Mlle Salomé ». Ce tort, en provenance du champ E, c'est d'avoir « réduit une si riche et originelle créature à " mensonge et sensualité " ».
Le voyage nietzschéen parcourt cet espace de l'entre-deux-champs. Le 8 décembre 83 il a condensé la description de ce chemin : le malheur des deux dernières années consiste pour lui en ceci, « que j'avais cru trouver un être ayant exactement la même tâche que moi-même ». Croyance hâtive qui l'a conduit « au point où il a souf fert » – de l'isolement, de la méconnaissance, du mépris. « Maintenant, reprend-il, je suis préparé à mener seul jusqu'au bout le voyage d'exploration. » Par le seul fait d'avoir rêvé, « ne serait-ce qu'une fois, de ne pas être seul, le danger fut terrible ». Cette seule fois a été le grand danger, annoncé pour le philosophe dès l'esquisse de La Philosophie à l'époque tragique des Grecs. Mais il y a évidence que cette fois unique est celle du voyage exploratoire vers une nouvelle naissance de philosophie.
L'été de l'an 85 est justement celui de la mise en doute de l'ego dans le cogito de « Cartesius » : « Ce célèbre cogito implique que 1) quelque chose pense (es denkt) 2) et je crois que c'est moi qui pense186. »
Or du « premier point » résulte que « penser » soit une activité à laquelle il faille imaginer « un sujet, ne fût-ce qu'un " ça " » – ein Subjekt, zum mindestens ein « es». Ces guillemets nietzschéens autour d'un futur concept freudien nous conduisent au cœur même de ce qui, dans le même cahier de fragments, apparaîtra sous la figure du « sujet comme... inconscient » – das Subjekt als... unbewusst – et déjà auparavant comme le « sujet parlant » – das sprachliche Subjekt187 -, lié à la « croyance en la grammaire », et au « piège de la parole188 ». Car «il est douteux que le " sujet " puisse se prouver à soi-même, – il lui faudrait un point d'appui au-dehors, et celui-là lui manque189 ».
Peut-être fait défaut à Nietzsche en cet instant le détail même du mouvement de pensée chez «Cartesius ». Car ce mouvement, traduit dans la langue française du duc de Luynes, nous l'avons entendu demander comment il serait possible «que je pusse connaître que je doute et que je désire, c'est-à-dire qu'il me manque quelque chose190 ». Le deesse, le déêtre dans le doute et le désir, le cupere, ce Cupido, Eros du manque à être-sujet, avance dans le mouvement nietzschéen sous le regard de la « perspectivité ».
Or celle-ci nous éclaire, dans ce temps du grand danger.
Nous voici enfin devant le fruit le plus mûr de l'arbre qui a produit la «moralité des mœurs » : l'individu souverain, l'homme devenu libre et qui peut «vraiment promettre », affranchi de la moralité des mœurs elle-même, ce maître de la libre volonté et qui promet en souverain, cet «homme souverain» – dieser souveraine Mensch, dieser Souverain191 –, celui-là habite enfin entièrement le champ L et il s'est libéré du champ E. Mais un fragment de l'automne 87 soudain évoque «Descartes, Souverainetät des Willens192 ».
Or « valeur est le point de vue pour l'augmentation de ces centres souverains193 ». Les développements en termes de Machtquanta, de quanta de « puissance » nous conduisent ici.