Souveraineté aspect servile
Mais ici vient prendre le relais ce que nous nommerons la définition ou le postulat de Bataille. « La souveraineté dont je parle a peu de chose à voir avec celle des Etats, que définit le droit international. Je parle ... d'un aspect opposé, dans la vie humaine, à l'aspect servile194 . » Il s'agit de « la souveraineté, apparemment perdue, dont le mendiant... peut être aussi proche que le grand seigneur ». Il s'agit «des perspectives où... le sujet ou le souverain authentique nous semble aujourd'hui égaré195 ». En ce sens avec « le dernier écrit de Staline », « il s'agit d'abolir la souveraineté et de l'extirper jusqu'à la racine 196 » – et « la subjectivité souveraine n'est plus en jeu, ... c'est l'objectivité du pouvoir qui s'y substitue 197 ».
Mais la confusion sur la souveraineté peut précisément envahir le temps du grand danger. Nous l'avons noté, les semaines d'avril 1999 ont vu s'étendre la querelle des « souverainistes » et des « droits-de-l'hommistes ». Or l'article 3 de la Déclaration même des Droits de l'homme de 1789 définit «le principe de la souveraineté». Et la seconde version de la Déclaration des Droits, en l'an I de la Révolution française, souligne que « la nécessité d'énoncer les droits suppose le souvenir ou la présence du despotisme » – paragraphe que Marx va citer dans son article problématique des Annales franco-allemandes intitulé « La question juive ». Or justement le despotisme n'est pas la souveraineté. Car il présuppose et induit « l'aspect servile ».
Ainsi la dictature exercée sur un peuple qui a joué un rôle héroïque, crucial, décisif même, durant la Seconde Guerre mondiale, va se trouver un moment « protégée », non par sa souveraineté présumée, mais par le fait de prendre en otage le peuple dont elle a aboli et détruit la souveraineté ; et que tout ce qui va la frapper sera répercuté au centuple contre le peuple otage. Chaque frappe sur le peuple héroïque va resserrer la nasse qui étrangle le peuple otage. Ce n'est pas la souveraineté en termes de Droit international qui est en cause, mais la mise à mort de la subjectivité souveraine, dans l'aspect de dérision servile qu'impose le pouvoir despotique sur le peuple héroïque, auquel il inflige le rôle de peuple bourreau sur le peuple otage.
Quelle délivrance inventer alors pour le libérer à la fois de son rôle de cible et de son rôle de cibleur?
C'est moins dans les termes de la souveraineté de droit international qu'il peut être délivré de son double rôle de captivité et de capture, que dans la libération de cette « subjectivité souveraine », qui peut lui permettre de promettre la liberté égale et de se délivrer du même coup du pouvoir despotique. Avec ce qui, en son propre nom, le frappe comme la cible de ce dont il est malgré lui responsable, comme de son despote - appliqué à pour sa part à « extirper la souveraineté » (de lui-même) « jusqu'à la racine ». Que signifie alors, au surplus, cette « souveraineté ne régnant pas, méconnue de tous, devant l'être et même se cachant, n'ayant rien198 » ?
Lorsque c'est pourtant celle-là qui « a conscience d'être un interlocuteur de valeur » : car « c'est seulement si les Albanais acceptaient un nouveau tour de table que... pourraient être arrêtés les bombardements199 ».
Ainsi s'exprimait le président élu et clandestin du peuple otage, captif dans sa chambre, pendant que les frappes détruisaient les villes du peuple-héros dont le pouvoir despotique le tenait prisonnier et dont les « troupes spéciales » chassaient avec violence et massacraient son peuple à lui, le peuple otage, dont le peuple-héros est devenu, à son insu pour une grande part, le peuple bourreau, ou frappeur – en très grande partie dès le lendemain du jour des frappes qui le détruisent. Cycle de la reproduction agrandie dans la vindicte – élargie à l'échelle de l'inter-nations, qui pourtant est censée surpasser (par construction) la fonction vindicative.