Les deux champs de langages
Quelque chose, de cette situation de servitude, de désastre et de délivrance possible, se décrit pourtant dans une séquence très singulière des cahiers d'hiver 1887. Concernant la « femme accomplie »,
das vollkommene Weib: elle « commet la littérature comme elle commet un péché véniel, à l'essai, ... elle sait combien une petite tache de pourriture et de brune corruption sied à la femme accomplie – elle sait encore mieux comment tout ce faire littéraire agit chez la femme, en tant que point d'interrogation eu égard à toutes autres féminines pudeurs
200 » –
auf alle sonstigen weiblichen pudeurs...
Le point d'interrogation sur les féminines pudeurs, porté par la « femme accomplie », se regardant soi-même – sich umblicken – n'est pas sans ressembler à cet ultime regard du « Regard de vie », du Lebensrückblick. Même si le « péché véniel » n'appartient guère à la langue saloméenne... Est-il le vecteur ironique en mesure de contribuer au désenchevêtrement des deux champs de langages nietzschéens? Champ E et champ L...
L'une des séquences qui le précède survient comme une résurgence du champ E – mais il est rayé par Nietzsche sur le manuscrit. « Que combattons-nous dans le christianisme? Le fait qu'il veut briser les forts, décourager leur courage » – et par là « faire disparaître les exceptions... les cas de chance de l'homme » ou ses « cas de bonheur
201 ». Le trait qui raye et annule ce fragment atteint un point d'interrogation marqué sur l'enchevêtrement. Mais au même moment il semble différer un débat qui se reprend dans la « position de chance » du
Sur Nietzsche de Bataille.
En épigraphe, cette séquence de Nietzsche lui-même : « Nous autres Européens, nous avons en nous le sang de ceux qui sont morts pour leur foi... » Et d'autre part, « notre raffinement de pensée est principalement dû à la vivisection des consciences... » De telle sorte que « nous ignorons encore dans quel sens nous serons poussés, une fois que nous aurons quitté notre ancien territoire... » Le voyage d'exploration hors de l'ancien territoire traverse en effet le double champ de la vivisection des consciences et du raffinement de la pensée – «poussé» par une probabilité pulsionnelle d'allure indéterminée, « puisque nous n'avons plus de patrie ».
L'affirmation de «nous autres Européens» survient dans ce climat de la « vie dangereuse » et de cette figure singulière, inventée ici (mais pour être rayée), des
Mehrmenschen, des « Plus-hommes
202 ». - Bien distincte du prétendu Surhomme, car elle implique cette oscillation entre les champs, qui fait toute l'ampleur problématique des cahiers d'esquisse, dans ce que nous nommerons le
Codex de la
Transvaluation... Mais oscillation qui est figée par les plans fixes, dans la désastreuse édition Wurzbach
de la prétendue
Volonté de puissance, achevée d'imprimer le 20 février 1942... Où l'on voit artificiellement surgir des titres de chapitres fabriqués, tels que «Le ressentiment juif» ou «Dressage et sélection ». La découverte majeure de la philosophie italienne contemporaine – la « Volonté de puissance » n'existe pas
203 – nous a restitué tout autre chose : le carnet de bord du voyage d'exploration.
Si nous nous attachons en chemin à des figures « impréméditées et fortuites » – au sens de la note marginale ajoutée par Montaigne à son Livre III et introduite en 1595 par Marie de Gournay dans le corpus des Essais –, nous serons attentifs aux « Plus-Hommes » comme à la « femme accomplie ». Telles deux figures de « l'âme la plus nécessaire, celle qui se jette avec désir dans le hasard ». En fait de vollkommene Weib nous aurons recours aux fragments de l'une des plus grandes dans la poésie de la langue française, celle qui porte un nom convenant plutôt à un conte de La Fontaine, mais qui avance avec rigueur, avant de mourir à vingt-cinq ans, vers le par-delà nietzschéen : je veux nommer les purs huitains ou Rymes violentes de Pernette du Guillet :
L'heur de mon mal, enflammant le désir
Fit distiller deux cœurs en un devoir;
Dont l'un est vif pour le doux déplaisir,
Qui fait que Mort tient l'autre en son pouvoir.
Dieu aveuglé, tu nous as fait avoir
Du bien le mal...