Ressentiment ou Nachgefühl
Il importe donc de suivre certains fils conducteurs, qui nous conduisent au travers des renversements. Ainsi du terme qui survient par le vocable français ressentiment ou par son équivalent allemand Nachgefühl, si proche de la vengeance du Rachgefühl.
La première « Dissertation » de La Généalogie va droit au jeu des renversements autour des « deux valeurs opposées » : « Bon et méchant. » L'Apocalypse de Jean, « témoignage écrit de la plus sauvage explosion que l'esprit de vengeance – die Rache – ait sur la conscience ». A nouveau la Réforme luthérienne apparaît comme « ce mouvement fondamental de la plèbe (allemande et anglaise) et du ressentiment » – pöbelhaften Ressentiment-Bewegung. Et à cet égard les juifs de l'Empire romain sont un instant désignés comme « peuple sacerdotal du ressentiment» dont l'Eglise porte l'héritage tout comme la Révolution française, auxquelles s'oppose, face à «la solution-mensonge du ressentiment », l'idéal antique de la Renaissance, et contre «les instincts populaires du
ressentiment », l'idéal d'une autre « élégance » – nous retrouvons là l'ambiguïté du vornehme Ideal. Et celle-ci n'est autre que cette « synthèse de l'inhumain et du surhumain », le « problème Napoléon ». Heine l'Européen verra en lui celui qui convoque un Grand Sanhédrin à Paris.
Et à cette version centrale du discours nietzschéen succèdent les éclats virulents que préparent les cahiers posthumes en vue de la
Transvaluation : déjà dans
Par-delà surviennent « tantôt la bêtise antisémite, ou antifrançaise, ou antipolonaise... ou wagnérienne
204», paragraphe qui prolonge le précédent : «
Ce que l'Europe doit aux juifs?» « Le grand style dans la morale, l'horreur et la majesté des exigences infinies... »
Le fil noir du ressentiment se retourne, dans le tissu de l'Histoire, à travers les cahiers de l'automne 1888. « Définition de l'antisémite : envie, ressentiment, rage impuissante comme leitmotiv de l'instinct... » – Definition des Antisemiten: Neid, ressentiment, ohnmächtige Wuth als Leitmotiv im Instinkt . Le vocable wagnérien du Leitmotiv donne ici l'indication décisive. Il est précédé par la notation (dont je voulais faire une affiche de Résistance, sur le modèle des panneaux de la Propaganda-Staffel, durant les années nazies) : «Ah, quelle bénédiction est un juif parmi des bêtes à cornes allemandes ! C'est ce qu'ont sous-estimé messieurs les antisémites. »
Dès l'automne 1887 : «cacher son envie à l'égard de l'intelligence des juifs, sous des formules de moralité, ... voilà qui est antisémite, qui est vulgaire, qui est lourdement canaille
205 » –
ist antisemite, ...
ist plump canaille. Ce dernier terme semble une réjouissante invention nietzschéenne de composition franco-allemande, par l'intersection
des vocables. La référence à «l'intelligence des affaires » aurait pu valoir en France pour les effets de la crise économique de 1884 et de la consternation jetée par la faillite de la banque « catholique », et récemment fondée, de l'Union générale. A peine née, son écroulement a fait d'elle une prétendue victime de la « banque juive », puisque celle-ci survit plus habilement au Krach de Vienne.
Le fil noir lui-même s'autodésigne comme « fil rouge », et il est fait référence à son langage dans une séquence clé de
La Généalogie : celle qui décrit « l'homme réactif », l'homme du ressentiment. « Au risque de blesser l'agitateur que je viens de nommer » (et qui confesse lui-même : « la doctrine de la vengeance traverse tous mes écrits, toutes mes aspirations, comme le fil rouge de la justice ») – « je dirai qu'au point de vue historique le droit sur la terre représente la lutte contre les sentiments réactifs
206... » Or cet « agitateur » n'est autre que celui-là dont Nietzsche nomme ironiquement la figure par les mêmes termes qu'Engels : « Monsieur Dühring» –
Herr Dühring, l'auteur de « Cause, vie et ennemis » en 1882, redoutable pamphlet antisémite qui ouvre l'ère des langages d'extermination dans la langue allemande, parallèlement aux langages pogromistes russes et dans le prolongement des fantasmes gobinistes de langue française. Ses articles de 1874 contre Marx s'imprégnaient déjà de la « haine antijuive », de la
Judenhass où Engels en 1876-77 ne voyait qu'une survivance de « bigoterie médiévale » – mais qui, à partir des années 1880, va revêtir la tunique empoisonnée du nouveau langage autour du néologisme « antisémite ».
En suivant le fil noir-rouge de la plump canaille et le
contre-langage nietzschéen, nous parcourons mieux le voyage d'exploration qui semble passer de l'envers à l'endroit, mais qui en fait se poursuit toujours des deux côtés - ou, si l'on préfère, sur la surface unilatérale d'une « bande de Moebius » se retournant sur elle-même, mais en continuité avec elle-même – vers le même objectif : la lutte contre « les sentiments réactifs ». Reaktiven Gefühle : fil rouge de la Rachenlehre.
Neid, Rache, Rachgefühl, Nachgefübl, Ressentiment – Voici les cibles des flèches nietzschéennes, envie, vengeance, sentiment de vindicte, ressentiment... Or « la suprême puissance intervient de façon décisive contre la suprématie des sentiments réactifs ». Là commencent à s'entrevoir les cohérences nietzschéennes, dans les renversements du voyage d'exploration.
Dans le groupe de mathématiciens de l'entourage de Gauss, la topologie va définir comme un cas fondamental de courbes simples la bande de Moebius. Si l'on sectionne une ceinture et que l'on retourne l'un des bords de la coupure, pour la coudre à nouveau avec l'autre bord, la « surface » obtenue est déployée de telle sorte que le chemin sur l'endroit passe sans frontière dans l'envers. Mais la « blessure » de la couture ?
Telle est l'exploration du voyage nietzschéen à travers les champs du ressentiment : du Nachgefübl - littéralement le sentiment d'après, nachfühlen : le re-sentir dans la suite. La définition voltairienne est la plus simple : « Une injure blesse et le ressentiment est la blessure même. » De la blessure au ressentiment le chemin ne fait que parcourir par l'endroit-envers la surface « unilatère » de la bande de Moebius.
Ce chemin nietzschéen n'est pas surface, mais
perspective. C'est en perspective moebienne que Nietzsche parcourt le voyage exploratoire du ressentiment et traverse sans « ingratitude » ses renversements et la morsure de « l'autocontradiction » – par-delà celle de la vie contre la vie, dans « l'idéal ascétique », et pour inventer enfin son contraire : vie contre vindicte.
Ainsi l'espace nietzschéen de la Transvaluation répond lui-même aux conditions de vérité que Nietzsche notait au passage : « tout comme l'espace euclidien est une telle " vérité relative " », et cela, entre des parenthèses : « (En soi, car personne ne soutiendra la nécessité qu'il y ait justement des hommes, la raison, comme l'espace euclidien, n'est qu'une simple idiosyncrasie de certaines espèces animales, et une seule parmi beaucoup d'autres...) »
207.
La parenthèse animale de la « vérité » euclidienne dessine aussi celle de la perspective moebienne sur le ressentiment. Commencée à l'endroit d'une morale d'inquisition, elle se retrouve la tête en bas, à l'envers d'une plump canaille antisémite. Le champ nietzschéen sera parsemé de phases intérimaires. Mais son coup d'éclat final sera l'apparition du point d'honneur et de « l'élégance » vornehm chez « toutes les classes mal famées ».
« On n'est fécond qu'à ce prix : être riche de contradictions
208. » Mais cette proposition ne signifie pas (comme l'admet la version banalisée d'un Nietzsche « disant tout et son contraire ») que cette richesse est aveugle. Elle voyage dans un espace complexe et selon une perspective dont les renversements sont guidés par la singulière « clarté dialectique
par excellence », que guident « l'extrême sentiment de souffrance » et « la limpidité
parfaite
209 », apparues dans un moment où précisément la puissance de vie chez l'individu Nietzsche est décrite à son étiage ou à sa décrue. Le paradoxe de cette « grande faiblesse physiologique », dans la description de son moment, indique bien que le langage en force n'est qu'un repère descriptif, mais que l'enjeu est celui que définit clairement l'étude de Lou Salomé dès 1894 : le
Par-delà nietzschéen, souligne-t-elle, mériterait de s'intituler
« Par-delà bien et faux». Et « l'illégitimité » de l'opposition entre le vrai et le faux, marquée d'entrée de jeu – «le problème de la valeur de la vérité s'est dressé devant nous
210 » –, nous conduit dans cet espace que régit, avec la droiture du regard dont Nietzsche ne se départit jamais, une torsion de l'espace d'investigation. Où il s'agirait, si l'on pouvait dire, de regarder la tête en bas pour remettre la quête philosophique sur ses pieds. Tel serait le voyage généalogique, dans l'espace unilatéral et paradoxal de la perspective moebienne.
La figure moebienne de la contradiction nietzschéenne en effet peut se définir comme une surface à trois dimensions – écrasées sur un plan. Ou une figure de surface plongée dans un espace à une dimension de surplus. Mais d'un surplus jeté à plat : c'est ce surcroît, décrit par les fragments inédits des cahiers contemporains du Gai Savoir, découvert et souligné par Pierre Klossowski, qui est porteur d'investigation.
Mais le surcroît, nous le savons par l'écriture du
Gai Savoir, est femme. Car « la femme se veut prise, veut s'épanouir, ... être possédée; ... elle désire un homme qui prenne... qui doit être rendu plus riche en lui-même » – «par un surcroît de force, de bonheur, de croyance comme quoi la femme se donne elle-même
211 ». Rapport
inverse et égal : « La femme s'abandonne, l'homme s'accroît d'autant. » Et la possibilité est « qu'il s'accroisse encore après l'abandon entier de la femme ».
« Par un surcroît » –
durch den Zuwachs. Le surcroît du Gai Savoir se retrouve dans un long fragment inédit, présent sur les épreuves parvenues (à Tautenburg...) en juillet-août 1882, et auquel se substituent huit aphorismes brefs qui en paraissent la condensation : « Aller en même temps au-devant de sa suprême souffrance et de sa suprême espérance
212. » Avant la fulgurante sentence, qui fait masse dans le corpus nietzschéen : « Deviens qui tu es
213. » Et dans l'entre-deux : «En quoi as-tu foi? En ceci : qu'il faut déterminer à nouveau le poids de toutes choses
214. »
L'admirable séquence retirée sur épreuve est pourtant le sommet de ce qu'il faut paradoxalement nommer l'éthique nietzschéenne : « Vous maîtres de vous-mêmes ! Vous, hommes souverains ! » Cette catégorie refera apparition dans
La Généalogie. Mais sans son paradoxe splendide de la séquence 21 [1], cœur de la souveraineté nietzschéenne : il faudra attendre le regard de Bataille et de Klossowski pour en rendre perceptible la fonction décisive. Reprenons encore et à nouveau son étonnant dénombrement : « Ces princes, ces marchands, ces agrariens, ces militaires... » Cette énumération de 1881 est la symétrie et l'inverse de celle qui s'écrit au printemps 1888 dans le Fragment des tchandala comme « honneur sur la terre » et « avocats de la vie » : « Les blasphémateurs, les immoralistes, les libres, les artistes, les juifs, les gens du jeu... - nous, les immoralistes, sommes aujourd'hui la plus forte puissance... – nous édifions le monde à notre image
215.» «C'est nous qui
déterminons " l'élégance ", la "
Vornehmheit "... " Nous – ... au fond toutes les classes d'hommes mal famées ". »
S'il ne restait de l'écriture nietzschéenne que ces deux Fragments inédits – l'un devenu inédit (et comme mis en réserve), l'autre laissé inédit, et promis au Grand-Œuvre, au Hauptwerk de la Transvaluation –, nous aurions pourtant les segments décisifs de son voyage d'exploration. Ils nous décrivent dans sa justesse le Nietzsche heureux d'apprendre qu'il est interdit dans l'Empire russe des tsars. Evoquant la musique du peuple dans la Russie qu'il entrevoit à travers les prismes successifs de Tourgueniev, Dostoïevski, Tolstoï - colorant successivement les années 1882 et 1887. A travers le frontispice du voyage à Paris prévu avec Lou, pour aller au-devant de celui, Tourgueniev, qui le premier a marqué le mot « nihiliste ».
Et il est trop souvent oublié que ce terme de provenance franco-allemande, par Anacharsis Cloots à Paris sous la Révolution, puis Friedrich Heinrich Jacobi, est celui dont les policiers tsaristes usent pour désigner des voyageurs européens tels que Dostoïevski et Apollinaria, lors de leur venue à Paris : voyage aussi passionné – dans le désastre des passions – que le semestre saloméen de Nietzsche en l'an 82. « Nihiliste » désigne alors et en effet toutes les classes d'hommes (et de femmes) « mal famées », sur les fiches de police de l'Okhrana. Et Apollinaria Souslova, fille d'un serf affranchi, venue au-devant de Dostoïevski par respect enthousiaste pour l'ancien bagnard sibérien, est une jeune femme de la catégorie «nihiliste» en langue policière okhranienne. Il n'est pas inutile de remarquer une singulière notation nietzschéenne qui présente le Christ comme un virtuel
bagnard, bon « pour la Sibérie ». Le fragment bref de 1888 le dit autrement : « Nous sommes des tchandala : et nos artistes et baladins en premier
216. »
***
« Parmi les rencontres que j'ai faites, celle de Mlle Salomé est pour moi la plus précieuse et la plus fructueuse. Seulement après ces relations je suis mûr pour mon Z. »
Le projet de lettre à « Lisbeth » en février 1884 décrit en termes fervents, face à l'esprit de la vindicte lisbethienne, une fructuosité saloméenne. L'écrit de Lou en 1892,
Création de Dieu, dessine l'apparition d'un
« sujet » qui « ne peut s'identifier sans réserve » ni à la pulsion de connaissance ni à la pulsion religieuse, « comme il l'a fait pour son
moi 217 ». Ainsi face au
moi, somme des identifications, le
sujet serait cette « réserve » qui se tient en retrait de l'identification. Non sans affinité avec ce
« sujet comme inconscient », apparu dans les « hypothèses » nietzschéennes, mais dont Lou Salomé n'aura pas connaissance, au moment où elle publie, deux ans plus tard, son
Friedrich Nietzsche à travers ses œuvres – ce beau livre, dira Deleuze.
Sa brève intuition trace un écart entre le
moi des identifications qui oscillent entre impulsion religieuse et pulsion de connaissance – et d'autre part le
sujet d'une réserve, comme «puissance qui ne s'abolit pas dans nos propres limites
218 » – en laquelle « nous nous perdons comme en quelque chose qui nous domine» : «Créativité accrue... capable de se créer par-delà son propre moi
219. » Approches de la notion de sujet difficilement posées « à travers les leçons apprises sur le
Moi
220 ». A Rilke, elle adressera cette adjuration : « Je te harcelais pour que tu veuilles savoir quelque chose de l'Autre. »
Sans doute peut-on entrevoir ici une résonance des temps où Lolja von Salomé lit Kant en néerlandais aux côtés du pasteur Henri Gillot, à Pétersbourg. Peut-être ont-ils lu alors l'exposé des « Paralogismes de la raison pure» où se réfute la croyance en l'âme comme substance (immortelle). Et les formulations qui chevauchent la superposition des deux éditions de la
Critique de la raison pure, celle de 1781 et celle de 1787 : « Je suis le
sujet absolu... Aussi je ne me connais donc pas moi-même par cela seul que j'ai conscience de
moi221.» Ce « moi » allemand est voué à n'être qu'un accusatif ou un datif,
mich ou
mir. Il est vrai que la langue allemande traverse ici la difficulté d'énoncer le « moi », forme accusative dans une langue française qui a délaissé l'usage des déclinaisons et qui peut ainsi énoncer un accusatif au nominatif :
le « moi » – et il était réservé au jansénisme de le percevoir... comme « haïssable ». La langue kantienne passe par le détour d'une curieuse insistance :
mich meiner, « moi mien »... Ce sujet qui « ne se connaît pas lui-même en tant qu'il existe » comme moi-mien... - ou plutôt, ce
sujet qui ne se connaît pas moi-même... - nous le voyons poindre, dans l'essai de celle à qui Henri Gillot faisait lire Kant à ses côtés sous le nom initial de Lolja, mais qui signera sa première écriture du nom de Henri Lou... On trouve rarement mieux en fait d'identification à l'autre. Et nous approchons ici d'une autre formulation : « Le moi est ce maître que le sujet trouve dans un autre
222. »
Mais le sujet absolu kantien de Lolja est devenu le sujet
comme pluralité et l'effet toujours inconscient des hypothèses nietzschéennes. Dans les moments où Lou va passer de La lutte pour Dieu à La création de Dieu, entre 1885 et 1892. Lisant Paul Rée et «le semi-roman de sa sœur inséparable Salomé », Nietzsche dira de celui-ci qu'il « n'est pas sans grandeur », tout en y voyant l'œuvre « d'une petite fille ». Pour nous la grandeur de Salomé est de nous communiquer la double clé du moi des identifications et du sujet de la réserve – de la puissance qui ne s'abolit pas dans nos limites, mais qui pourtant rencontre ce « maître », le moi-mien, qu'il rencontre dans un autre.
Le clivage du sujet et du moi, entrevu également par « Lou Andreas Salomé », devenue plus tard auteur à part entière, mais sous le masque d'un mariage institué dans la forme d'un « inceste blanc », ce clivage à plusieurs degrés nous conduit-il au cœur de la singulière, de la bouleversante scissiparité nietzschéenne? D'un côté le moi qui explore la prétendue « morale des forts », la vornehme Moral, l'arrogance « aristocratique », et fait jouer le « multicolore » de ces identifications agressives, mais de l'autre le sujet de la réserve qui renverse les identifications et attribue « l'élégance » de la Vornehmheit à toutes les classes mal famées, aux jongleurs et aux blasphémateurs – aux immoralistes, ce vocable dont Nietzsche s'attribue l'invention. Nul lieu de s'étonner alors, si le sujet de la réserve est apparemment minoritaire dans le dénombrement des pages parues et, surtout, des fragments posthumes – et pourtant c'est en ceux-ci qu'il survient dans ses plus éclatantes figures, comme par exception et surprise, ou piège, véritablement comme puissance qui ne s'abolit pas dans ses limites, et s'énonce comme négativement,
par le renversement de ses personnages conceptuels : mais ainsi de façon spectaculaire, par plusieurs reprises et par l'éclat de la répétition des formules, singulièrement par la figure du tchandala. Dagegen der Tchandala ist obenauf... «A l'inverse le tchandala a le dessus... » Cette formulation peut légitimement se faire entendre comme l'énoncé clé du sujet de la réserve, du sujet comme inconscient, du sujet parlant – et pluriel. – Et Nietzsche se compte lui-même sous cette figure du « hors-caste », du « rebut ». « Carcan enfoui », dirait Artaud.
Ici le Nietzsche vrai faux nous ouvre la porte d'un « vrai » Nietzsche, apparu dans l'éclat du paradoxe et de la surprise : action ou effet « toujours inconscient » en effet. Car de cet effet de surprise sur les fonctions de vérité proviennent les perspectives surgies, avec ce que nous nommerons les « fragments V » : ils nous atteignent, parmi beaucoup de « fragments V-F », comme des propositions tournantes, mais soudain fixées, flagrantes, énoncées en tables de vérité.
Cette veine nietzschéenne est d'autant plus riche de sens, puissante en évidence, que nous l'entendons survenir dans l'apparent chaos du voyage d'exploration. L'inflation du moi nietzschéen, si fracassante dans l'ultime période de Turin, fait place subite à la voix méconnaissable du sujet, à l'œuvre dans le Promemoria, tonnant comme Proclamation aux cours européennes, et là justement, faisant silence autour de quelques-unes des propositions de surprise, celles qui montrent ce « chef d'œuvre», ce «choix de force, de jeunesse et de puissance » qui va être disposé – gestellt – devant les techniques de mort, kalachnikov, canon, obus, missile,
bombe ou couteau, jeté et chassé, écrasé dans les ruines des villages ou des villes – toutes langues confondues.
En cela le dialogue brisé et ininterrompu de Lolja et de Friedrich, de Nietzsche et de Salomé traverse, « non sans sérieux et sans grandeur », le champ de ruine et de danger qui recouvre une immense partie d'un siècle où l'atrocité est surabondante. Le sarcasme nietzschéen qui juge nécessaire de faire l'éloge de la physiologie par « d'autres moyens que ceux d'un hôpital militaire », nous en recevons la clé ultime, transmise jusqu'à nous dans son mode d'emploi par la main saloméenne, selon une modalité qui n'est pas en effet sans sérieux.
Un fragment inédit de la période du Gai Savoir 11 [272] – dans l'été 1882, l'été de Lou – ramasse ces enjeux : « Rien n'est plus rare que la fixation de l'ego devant nous-même. Le préjugé règne, que l'on connaîtrait l'ego. » Car « l'ego se trouve développé par l'affect formateur du troupeau ». L'ego est ce troupeau d'identifications.