Vérités à danser
L'une des rares fois où Nietzsche écrit le mot « éthique », c'est pour mieux dessiner « liberté » – et « vérité ».
« Mais il n'est pied qui puisse danser, elles sont loin d'être pour nous des vérités. »
La maxime est latine :
Ecce nostrum veritatis sigillum – telle est notre marque de vérité
223. Un peu auparavant s'est définie la pulsion de puissance, Trieb
nach Macht, et l'on nomme cette pulsion « liberté ». Or celle-ci doit être tenue dans la limite : c'est ce « désir de puissance », ce
Macht-Gelüst, que s'applique à maintenir ainsi « l'éthique », par ses «instincts inconscients
224» d'éducation et de culture, voire d'arboriculture. Toute la critique nietzschéenne de
l'ego va en ce sens.
Mais la jeune liberté de l'esprit est comme un vin. Et l'instinct inconscient de l'éthique est aussi ce qui change l'assouvissement sexuel en plaisir et joie d'amour. La jeune liberté de l'esprit et sa pulsion de puissance est
danse – et danse de Salomé, mais face au ressentiment et, cette fois-ci, pour le déjouer.
Un triple fragment des cahiers qui jettent un pont entre l'automne 85 et le printemps 86, va nous prendre par surprise.
Le premier, simple vocatif entre guillemets et souligné, va reparaître dans Par-delà bien et mal:
« Nous, les immoralistes
225 »
Le second est simple citation : « Salut à toi qui sais ce que tu fais, mais si tu ne le sais pas, tu tombes sous la loi et sous la malédiction de la loi. Jésus de Nazareth
226. »
Le troisième est simplement : « ... rapport à Rabelais et à cette force débordante des sens dont la marque est de
227... »
Ainsi l'immoraliste – et Nietzsche revendiquera dans ses tout derniers écrits l'invention d'un mot dont il fait le titre de l'avant-dernier Livre, dès qu'il abandonne les plans de La Volonté de puissance pour ceux de la Transvaluation de toutes valeurs. L'immoraliste est alors éclairé par la plus saisissante des agrapha dogmata, des paraboles ou sentences non écrites attribuées par la tradition christique. Mais aussi par la « force débordante » dont la marque est de Rabelais.
« Nous dansons dans nos chaînes », dira la séquence de Par-delà qui prend pour titre : Nous autres immoralistes.
Mais il nous sera impossible de ne pas être conduits par le second fragment vers le nouvel essai de Lou Salomé qui suscitera chez Rilke le désir de la rencontrer : Jésus le juif. Ecrit dans l'année 96 où le malade terrassé qu'est devenu Nietzsche est de façon irrémédiable entre
les mains de Lisbeth qui prépare, pour l'année suivante, son déplacement vers Weimar, escortée de ce Nietzsche Archiv qui sera tout à la fois pour lui la sauvegarde éditoriale et la malédiction politique.
L'essai saloméen va déplier en quelques pages le fil conducteur reliant le moment nietzschéen de
Par-delà aux futurs instants rilkéens des
Elégies de Duino, sous le regard à venir de celui qui aimera nommer Lou en 1916 « la compreneuse par excellence » : le futur auteur de
Malaise dans la culture, Sigmund Freud. L'essai trace les traits de ce qu'elle désigne comme le tragique du judaïsme, là où l'élan dans sa vérité et sa folie « s'épuise à bout de sang » sur une croix devenue depuis – fait bien étrange, constate Salomé – symbole de religion. Et qui fait entendre le cri du supplice suprême :
Eli! Eli! lama sabachtani228!
Comme une réponse anticipée à ce point d'extrême détresse, un fragment nietzschéen qui précède la surprenante jonction de l'Immoraliste et de Jésus de Nazareth, comme en surprise préalable, décrit l'âme orgiaque :
je l'ai vue : ses yeux du moins – ce sont des yeux de miel, tantôt
profonds et calmes, tantôt verts et lascifs,
son sourire alcyonien
le ciel regardait sanglant et cruel
l'âme orgiaque de la femme
je l'ai vue, son sourire alcyonien, ses yeux de miel
tantôt profonds et voilés, tantôt verts et lascifs, tremblante surface,
lascive, sommeilleuse, tremblante, frémissante
Sourd la mer dans ses yeux229.