Femme et consumation
La femme accomplie représente, à chaque époque, ... les septièmes jours de la civilisation.
Opinions et sentences mêlées, 274.
Une Théorie de la religion de Bataille a été retrouvée par Thaddée Klossowski et publiée en 1973. Elle culmine dans une interprétation du sacrifice, cette énigme d'une pratique quasi universelle, énigme également de ses trames symboliques dont le réseau recouvre la planète humaine.
Le sacrifice, énonce Bataille, arrache la victime au monde de l'utilité et la rend à celui du caprice inintelligible. Mais quand l'animal de l'offrande entre dans le cercle où le prêtre va l'immoler, il passe du terrain des choses, connues du dehors, fermées à l'homme, «au monde qui lui est immanent, intime, connu comme l'est la femme dans la consumation charnelle ». J'appartiens, fait-il dire au sacrificateur, à ce «monde souverain des dieux et des mythes », et c'est dire « au monde de la
générosité violente et sans calcul » – comme « la femme appartient aux désirs »
230. C'est introduire au cœur du problème religieux la « générosité violente » du désir et de sa consumation.
Le recours inattendu par Nietzsche lui-même aux descriptions d'Agrippa d'Aubigné retrouve cet accent dans la description. « Parmi ces violences et ces voluptés la dévotion était ardente. » « Agir, oser, jouir, dépenser sa force et sa peine en prodigue, ... être toujours pressé de passions toujours vivantes, supporter et rechercher les excès de tous les contrastes... » Ainsi de Jeanne d'Albret, mère d'Henri IV : « Princesse n'ayant de la femme que le sexe, l'âme entière aux choses viriles, l'esprit puissant aux grandes affaires, le cœur invincible aux adversités
231. » Une singulière confession nietzschéenne s'ajoute à ces tableaux : « Etant enfant je m'étais attribué pour mission de porter le mystère sur la scène
232. » A-t-il pu connaître l'invocation de D'Aubigné ?
Dans l'épais des ombres funèbres
Parmi l'obscure nuit, image de la mort,
Astre de nos esprits, sois l'étoile du Nord.
Flambeau de nos ténèbres.
Mais voici venue une nouvelle sainteté nietzschéenne : « Zarathoustra qui, d'une manière sainte, oppose à toutes choses saintes courage et raillerie, et suit dans l'innocence son chemin vers le plus interdit
233. » C'est justement en cela qu'il rencontre la proposition des
agrapha dogmata, des « Dits non écrits » et l'injonction adressée à celui qui laboure le jour du shabbat – et mérite le salut s'il sait qu'il transgresse l'interdit, mais qui
mérite la malédiction de la loi s'il l'a transgressée à son insu. La polémique historique d'octobre 1517 commence par la brisure, quand le « chargé de cours sur l'Epître aux Romains» Martin Luther affiche ses 95 Thèses à Wittenberg, et déploie une pensée qui est tout entière dans cette proposition « non écrite ». En ce sens, Nietzsche lui-même est relié par ce fil conducteur flexible et fort à celui – Paul de Tarse – qu'il invective avec tant de véhémence dans
L'Antéchrist. Et dont pourtant il célèbre le
Lied an der Liebe, le « chant à l'amour », comme « jaillissement de la flamme éternelle juive ».
Car c'est au travail du symbolique et à ses trames que s'attache le voyage d'exploration. Ainsi en est-il de la différence entre mariage honorable et rapport d'amour. «Pour deux amants au sens entier et fort du mot, la satisfaction sexuelle n'est justement pas chose essentielle, elle est seulement et authentiquement symbole
234. » Pour l'une, symbolique d'une « soumission inconditionnelle », pour l'autre, « signe de prise de possession ». Mais « l'amour comme passion » est inventé au cœur du « mariage aristocratique » et contre lui, dans la contrainte de celui-ci comme intérêt d'une lignée. – Mais en langue allemande satisfaction sexuelle est
Geschlechts-befriedigung, et intérêt d'une lignée est
Interesse eines Geschlechts. Même la froide lignée est sexe, et sa transgression dans la jouissance est à son tour surpassée dans l'extase du symbolique,
« lascive, sommeilleuse, tremblante, frémissante »
schlüpfig, schläfrig, zitternd, zaudernd –
Ainsi se multiplie au regard du voyage d'investigation
nietzschéenne ce qui est à la fois son ressort et son énigme, demeurée, d'une certaine façon pourtant, encore inexplorée – la « jouissance de la transformation ». Car jouissance n'est pas satisfaction. Genuss n'est pas Befriedigung. Et la « clarté dialectique » de la soumission et de la possession est ainsi faite que toutes deux se joignent dans la Lust que va décrire et louer le Chant ivre, dans la Partie IV du Zarathustra. Le mouvement du Chant ivre passe à travers le vocable féminin en langue allemande, de la Lust – du elle au il, de soumission à possession dans le même entrelacs des versets, la Lust, qui est tout à la fois joie-désir :
« elle donne, il jette, elle supplie qu'on la prenne, elle remercie qui prend, c'est du manque qu'il a désir, tout éternel désir – »
A l'automne 86, alors qu'il esquisse le projet d'un Avant-propos pour
Le Gai Savoir, Nietzsche présentera la « position naïve-ironique » de Zarathoustra envers toutes choses sacrées et, plus largement, le Jeu avec le sacré. Telle est la gaieté du
Gai Savoir, par-delà son sens provençal et l'énigme du troubadour comme
trobar clus, comme clause secrète du jeu qui clôt et trouve, dans la moquerie générale. Cet état triomphant d'où jaillit le livre, il doit se comprendre comme la sortie à partir des ténèbres où errait le Voyageur et son ombre, dont les derniers pas précisément se tracent encore dans la Partie IV du
Zarathustra. La sortie, et l'aversion à l'égard de ce qu'il laisse derrière soi, la liberté du « fou » sous la forme du « savoir » –
der Narr in der Form der « Wissenschaft» – se lient à une volonté de gratitude. Mais gratitude dont l'envers est expressément décrit par Nietzsche comme « peu éloignée » du sentiment d'un « droit à une
longue vengeance
235 »... Le schisme, le clivage, la schize entre longue vengeance et gratitude envers le désir ne peuvent se réduire à la dramaturgie nouée entre Lisbeth et Lolja, mais, par elles, est montré le voisinage antagoniste des deux registres, leur extraordinaire alternance et le ressort commun qui les meut, page à page, instant par instant. Non sans laisser le dernier mot à « l'amour en tant que passion – c'est notre spécialité européenne
236 », marque Nietzsche. Et il ajoutera : nous le savons, son invention doit être attribuée aux chevaliers poètes provençaux, hommes magnifiques et ingénieux du gai saber, à qui l'Europe est redevable « presque d'elle-même ». Europe du Gai Savoir : telle est l'Europe nietzschéenne.