Enjeu Europe
Le sujet « saloméen » de la réserve et de la volonté de gratitude, face à l'ego s'identifiant à la longue vengeance – tel est l'enjeu qui se joue en Europe sous le regard nietzschéen. Les fragments de l'an 85 et ceux de 88 marquent le clivage décisif : entre « l'Europe Une » et la « rage nationale ».
L'un des points de convergence entre Lou et Nietzsche fut aussitôt ce que celui-ci plus tard va déclarer à Lisbeth avec impatience : se penser comme « irrémédiable Européen et Antiantisémite ». Celle-ci en a d'avance tiré vengeance en dénonçant Lou comme «Finlandaise ou juive ». Mais pour Lolja von Salomé, déjà, par les trois termes de son nom, franco-russe-allemande, descendante de huguenots français au nom hébraïque, anoblis au passage par la Baltique allemande pour devenir des dignitaires de l'armée russe, la géographie des frontières nationales en Europe n'est pas un souci. Elle ne l'est pas davantage pour celui que ses tantes de Naumburg ont assimilé aux prétendus comtes Nietzki et qui trouve ses rares moments heureux entre Nice et Turin, non sans avoir cru nécessaire de s'engager en été 1870 dans l'armée prussienne, pour se trouver témoin, le 6 août 1870, de la bataille de la Woerth près de Wissenbourg et, lui qui a revêtu comme étudiant l'uniforme de l'Artillerist, se retrouver simple infirmier soignant des blessés algériens de l'armée française à Lunéville : « Des Turcos, race agréable... »
L'enjeu nietzschéen de l'Europe se détermine très tôt, après un bref instant d'enthousiasme patriotique au moment de l'offensive bismarckienne contre l'Autriche, à Sadowa. A Bâle il doit renoncer au statut de sujet du roi de Prusse, sans pouvoir acquérir avant des années celui de citoyen de la Ville de Bâle : il découvre donc avec amusement et quelque fierté qu'il est désormais « apatride ». L'enjeu s'énonce dans les fragments dictés à Louise Roder-Wiederholde à Sils-Maria en juin-juillet 1885, mais il n'est pas simple option politique : il est la mise en figure historique, concrète, de ce que trace le fulgurant Fragment du grand cahier entre automne 85 et printemps 86 : « Je, sujet comme ligne d'horizon. Renversement du regard perspectiviste237. » Umkehrung des perspektivischen Blicks. Qui a dit qu'il n'y a pas de pensée nietzschéenne du sujet? Et que peut signifier ici la lourde dénonciation heideggerienne de la « subjectité », dans les Leçons sur Nietzsche, écrites et prononcées de 1936 à 1945. A une date de l'histoire et sur un terrain où le sujet, apparu chez Ibn Rochd Averroès et chez « Cartesius », est remplacé obligatoirement – dans les directives d'un Wilhelm Brachmann à l'Office Rosenberg de la Vision-du-monde imposées avec la proscription de « l'humanisme » à Heidegger – par le « sang » de la prétendue « indo-germanité ».
«Quant à toutes ces guerres nationales, à ces nouveaux Empires – ce que par-delà cette avant-scène je vois en chemin, cela c'est l'Europe Une », das ist das Eine Europa238. Préparer cette nouvelle synthèse et « ouvrir le chemin par la recherche à l'Européen du futur », c'est déjà le travail du grand quatuor, Goethe, Beethoven, Stendhal, Heine. Escortés, dirons-nous, par deux gardiens : Napoléon et Schopenhauer, à nos yeux le meurtrier des Albanais de Jaffa et le philosophe misogyne et xénophobe – et, de plus loin, par le patriarche des antisémites, Wagner...
Mais la grandeur du trait nietzschéen est justement de surpasser ce qui, chez les trois dernières figures évoquées, laisse monter au premier plan le désir de vengeance. Elle esquisse le dessin d'une unité rendue pensable par le fait d'une ultime et inassignable frontière, cette letzte Gränze qui est la synthèse nouvelle : ce que la limite différentielle de Leibniz est à la détermination et à la courbure du mouvement. Car les petits Etats d'Europe, « j'entends tous nos Etats actuels et nos " Empires ", vont devenir dans peu de temps économiquement intenables » sous l'impulsion des grands échanges « vers leur ultime frontière », vers cette limite qui est comme hors espace.
Ce qui est dicté à Sils-Maria et corrigé à la main sur le papier, revient dans Par-delà bien et mal, plutôt en tonalité mineure : non qu'elle méconnaisse ou déforme les signes qui sont la preuve la plus manifeste que « l'Europe veut devenir Une239 » – Europa will Eins werden. Mais plus vigoureusement y sera marqué ce qui prend le contre-pied de ce devenir, « les divisions maladives que la folie des nationalités » a mises entre les peuples, et met encore – « grâce aux politiciens aux vues courtes et aux mains promptes qui règnent aujourd'hui par le secours du patriotisme. » Politique de la rage, noteront les fragments de 1888. «Hystérie totale national-patriotique », reprendra avec dégoût Ecce Homo.
Ici viennent à sa rencontre deux alliés et un exemple contraire. Car Jean-Paul protesta avec colère « contre les flatteries et les exagérations mensongères et patriotiques de Fichte» – et Goethe donna « raison à Jean-Paul contre Fichte240 ». L'enjeu qui se joue en ces querelles, c'est « le processus de rapprochement des Européens », cette Annählichung procédant à l'inverse « des conditions qui font naître des races liées par le climat et la hiérarchie 241 ». Ce qui survient, c'est donc la lente apparition « d'une espèce d'hommes essentiellement supranationale et nomade ». Mais elle est contrecarrée par « la supposition » d'un homme d'Etat qui « aiguillonne les passions et les convoitises latentes de son peuple » – qui en retourne la conscience et rende son esprit étroit, son goût « national ». Un homme dont un peuple « devra expier les fautes jusque dans l'avenir le plus lointain » – que dire d'un tel homme, sinon ce qui s'annonce dans le conte bref qu'improvise le Nietzsche de Par-delà, entre « deux vieux patriotes»? Cet homme d'Etat serait-il grand? « Fort et fou, mais non pas grand! » est la réponse242. Elle récuse du même coup la prétendue doctrine nietzschéenne affirmée en prémisses dans la fatale lettre à Lisbeth, au cours de l'effort stratégique pour s'autoriser, auprès d'elle et malgré elle, d'un éloge de Lou et de sa « volonté », mais en lutte secrète contre la longue vengeance – et par cela même, située du côté du « parti de la paix, ... parti des opprimés, bientôt le grand parti ».
Et pourtant, l'entrelacement des pulsions est tel que l'on constate que seule une paroi infime s'interpose « entre le romantisme tardif des Français des années 1840 et Richard Wagner: c'est l'âme de l'Europe, de l'Europe Une243 » – qui « fait effort... vers un soleil nouveau ». Quand Baudelaire prend la défense de la musique wagnérienne en 1861 comme «l'immensité sans autre désir qu'elle-même », il prend part aussi à ce tourment d'un même élan, d'un même Sturm und Drang – chez eux, « les derniers grands chercheurs ». Tous « assoiffés du contradictoire ». C'est dans la mesure où elle explore cet entrelacement que la topologie nietzschéenne est complexe et éclairante.
Elle avance extraordinairement au-devant de ce qui va envahir le siècle entier dont sa mort marque le seuil. Depuis ceux qui sont nommés dans le Post-Scriptum de l'ultime lettre à Burckhardt - « Wilhelm, Bismarck et tous les antisémites abolis » – et « ce criminel de H. » dans le Promemoria. Jusqu'aux jours marqués de l'an 1999. Avant-coureurs d'un siècle qu'il affirme être par lui déjà raconté.