La longue vengeance
Je suis finalement victime d'un impitoyable désir de vengeance, alors que mon mode de pensée le plus intime ajustement renoncé à toute vengeance, à toute punition – c'est ce conflit qui me rapproche... de la folie.
A Overbeck, août 1883.
Le droit à une longue vengeance comme fondement et principe des « nationalités » et dont demeure « fort peu éloignée " son contraire, la volonté de gratitude " » – nous autres « bons Européens », note Nietzsche entre guillemets, nous nous promettons aussi certaines heures «d'effervescence nationale» et « d'angoisse patriotique », susceptibles de nous transformer à notre tour en « races épaisses » et en « patriotisme atavique ».
La fable des deux « vieux patriotes » nous rapproche, par lui, des moments terribles. Ceux qui voient « membres amputés, enfants massacrés à coups de hache, femmes enceintes éventrées, mineures violées, vieillards carbonisés
244 », dans l'exode forcé de tout un peuple. Spectacles récents et terrifiants, dans les expulsions forcées
du Kosovo, pour ceux qui parlaient la langue immémoriale des Albanais – descendants de l'ancienne Illyrie, dont le roi Glaucias fut l'oncle protecteur du jeune roi Pyrrhus contre son cousin Néoptolème... Espaces où s'était réfugiée auparavant Olympias, mère d'Alexandre le Grand, après la mort de son fils à Babylone, emmenant avec elle une armée d'éléphants... D'où Pyrrhus prendra l'offensive contre Rome et jusqu'en Sicile. Où la reine Teuta affrontera les Romains, un demi-siècle plus tard, en 230 – et nous retrouvons son nom, porté par les jeunes femmes en fuite dans l'immense exode forcé du peuple kosovar albanais en l'an 1999.
Spectacles de l'année 99, mais qui diffèrent peu de paysages plus anciens, sur quelques décennies. « Je n'oublierai jamais le pauvre spectacle qui s'offrit à mes yeux le 18 octobre, quand, descendant des montagnes de la haute vallée de l'Ibar, je vis une longue et pitoyable colonne de déplacés serbo-monténégrins. Ils se réfugiaient, traînant le peu d'affaires qu'ils avaient sauvées, chargées sur des chariots, des brouettes, ou encore, comme de lourds ballots, sur leurs épaules
245 . » « Le nettoyage ethnique mis en œuvre par les puissances de l'Axe et leurs collaborateurs durant l'occupation de la Yougoslavie a fait plus d'un million de victimes. Parmi celles-ci l'essentiel des habitants d'origine serbe et monténégrine du Kosovo. Presque tous furent exterminés, entre avril 1941 et octobre 1944, par les " balistes ". Ces miliciens fascistes albanais kosovars et nationalistes du " Bali Kombhtar " avaient d'abord collaboré avec les Chemises noires italiennes... Puis à partir de septembre 1943... ils se mirent au service des SS allemands; commirent avec les uns et les autres, des terribles massacres de Serbes
246. » A nouveau surgit la fureur : « Cette conversion du crime en une Kermesse, ... l'officialisation des bandes d'Arkan, des paramilitaires de Ratko Mladic, de toutes sortes d'assassins en série contre les Albanais du Kosovo, prouve bien... un nouveau stade que l'on pourrait qualifier de dictature plus
247 ... »
Le sentiment du droit à la longue vengeance ne serait-il pas constitutif du concept même de nation? Depuis les somptueux Discours à la Nation fichtéens de 1807. Et, déjà, le mot de Brissot au moment de la déclaration de guerre à l'Autriche en 1792 : la Révolution de la nation « a besoin de grandes trahisons » – donc de la guerre. Ou encore, quand il est fort récemment déclaré que la «superbe machine militaire» doit être utilisée, par la « nation indispensable »... La VIIIe Partie de Par-delà sur « Peuples et patries » nous a donc annoncé avec prescience l'avènement d'un homme – ou de plusieurs – dont le peuple « devrait expier les fautes jusque dans l'avenir le plus lointain », en liaison avec « les conditions qui font naître les races », là où elles sont (fortuitement ?) marquées par « le climat et la hiérarchie ». Mais à l'inverse de cela s'accomplit un « immense processus », cette lente apparition d'une « nouvelle espèce » : le processus de création de l'Européen relève d'une « physiologie », d'un travail sur la nature – et non sans de grandes régressions, des retours en arrière qui, par cela même, font qu'il « gagnera peut-être ». Et que déjà il grandit « en profondeur et véhémence ». Il est lui-même un Sturm und Drang, nous l'avons vu, mais à l'inverse du précédent, qui a débouché dans le romantisme des nations.
Et pourtant il puise son énergie dans l'impétuosité du
« sentiment national », mais comme « médiateurs du sens » et de plusieurs sens –
Vermittler der
Sinne248. Déjà la lueur qui baignait «la langue des Rousseau, Schiller, Shelley », découvrant les mots où explosait « cette même destinée de l'Europe qui chantait en Beethoven », et ce qu'avait été, à un plus haut degré, Mozart : « Un phénomène européen
248. » Mouvement dans l'histoire, plus court encore que « le grand entracte, le passage de Rousseau à Napoléon et à la démocratie montante ». Il s'annonce de très loin, par ce passage de Stendhal où Nietzsche a trouvé son titre de 1882, à la veille de rencontrer la jeune Russe : « Les cours d'amour datent de 1150 et la vie fut fort gaie en Provence jusqu'au sombre Louis XI qui la réunit à la France. Bientôt ce pays cessa d'être supérieur à ses voisins par l'esprit et le gai savoir
249. » C'est un nouveau Gai Savoir qui chante dans l'immense processus, celui qu'il voit en chemin et qui gagnera peut-être. Car l'histoire n'obéit à aucune « loi », elle explore plusieurs sens à la fois. Sans doute elle fait appel à des exigences claires. En fait de gratitude, elle demande ou plutôt Nietzsche lui a demandé de reconnaître « ce que l'Europe doit aux juifs » et d'avoir pour eux – « de la reconnaissance ». Pour « le sens des " valeurs infinies " et tout le sublime des énigmes morales ». Et ce renversement des valeurs grâce auquel, dès les prophètes hébraïques, la vie a pris sur terre « un attrait nouveau et dangereux » : véritable « insurrection des esclaves dans la morale
250 » – définition la plus belle pour tout ce qui fut révolution dans l'histoire. A cet égard, sachons-le plutôt deux fois qu'une, « on pourrait bien commencer par jeter à la porte les braillards antisémites
251 ». - Et au contraire de ceux-là, «le penseur que préoccupe l'avenir de
l'Europe » se donnera pour tâche de « compter avec les juifs et les Russes ». Car ils sont « les facteurs les plus probables du jeu ». Ce qui compte, avec eux, c'est qu'ils se transforment, selon la maxime : « Aussi lentement que possible! »
Face à l'immense et lent processus du rapprochement européen, la «nation» est mise entre guillemets nietzschéens : comme res facta, chose faite, au sens où un fruit ou un mets est trop fait. Et non point res nata, chose née, chose jeune et comme vierge. Elle a même bien souvent, ajoute-t-il (mais entre parenthèses, pour à la fois diminuer l'enjeu et marquer la visibilité du fait), tout l'air d'être une res ficta et dicta: chose de fiction, chose de narration ou de diction.
A nous de changer le dict. En vue de donner son impétuosité ou son Drang à ce rapprochement européen des peuples, qui en retire le venin, tel que le décrira Ecce Homo: pulsion et « droit » à la longue vengeance.