dieu unique ?
Cette année fut embellie pour moi par la splendeur et la grâce de cette jeune âme véritablement héroïque.
Projet de lettre à Malwida, juin 1882.
De ce « dieu unique » qu'est selon ses termes le Dionysos nietzschéen, Nietzsche lui-même a paradoxalement entrevu une trace vive dans la pensée de celui qu'il poursuit (avec une persistance toute luthérienne) tout à la fois pour l'invectiver et pour louer en lui « la flamme juive éternelle » : Paul de Tarse, Paolos le rival, le frère adversaire – en son Lied à l'amour, son chant du corps et de résurrection.
Ce qui lui échappe pourtant, c'est la proposition – adressée par celui-ci aux communautés d'Ephèse et de Colosses en Asie Mineure - qui décrit dans la consumation commune de la femme et de l'homme, comme dans la cosmologie entière, un accomplissement dans les jointures corporelles qui, « à la façon d'une chorégie », préparant
la réunion en corps autour du théâtre dans la cité,
« augmente l'augmentation du dieu ». Enigme du corps consommé de cette
auxesis tou theou255. Dont la version en langue latine est plus dense, plus saisissante encore :
augmentum dei.
Ce que Lou nommera plus tard la « mystique étrange » de Nietzsche, sa « glorification totale de la vie », elle en a lu la source dans la lettre accompagnant la partition qu'il a composée sur le poème dont elle lui avait confié les strophes : « Il m'en coûte toujours immensément d'accepter la vie. » Or, ajoute Lou, il préférait encore supporter la douleur de vivre que celle, plus grande encore, de renoncer à «
inculquer à la vie un principe divin ». Mais sans doute irait-il le chercher, en termes freudiens, plutôt dans la répétition que dans la remémoration délivrante, et cette contrainte de répétition allait agir en lui comme la plus cruelle blessure : dans une perspective qui « l'emplissait d'une véritable épouvante ». C'est à voix basse qu'à Tautenburg durant leurs entretiens infinis il évoque à Lou le message du Retour éternel du Même - ou, plus littéralement, du Semblable : en lequel la joie-désir, la
Lust veut l'éternité, dans le manque et le « déêtre ». Le
Chant ivre de l'ultime
Zarathustra reprend alors l'exigence du
Gai Savoir256. Où « quiconque est capable d'éprouver l'histoire des hommes dans son ensemble comme sa propre histoire, éprouve... une sorte de généralisation immense... pour autant qu'il a devant et derrière soi un horizon de millénaires... avoir enfin tout cela en une seule âme, le condenser en un seul sentiment : voilà qui devrait constituer pourtant une félicité que jusqu'alors l'homme n'avait pas connue – félicité d'un dieu... »
Non pas extinction, mais intensification de la vie, souligne Lou. C'est en cela que, pour elle, à la doctrine de la distinction entre « morale des maîtres » et « morale d'esclaves » a été attribuée une importance exagérée. Et elle-même y perçoit la séquelle d'un positivisme auquel Paul Rée n'est pas étranger. Elle opposera pour sa part à cet « aplatissement doctrinal » l'interprétation qu'elle appuie sur les pages initiales de Par-delà: « toute grande philosophie » est « confession de son auteur, sorte de mémoires involontaires » – confession des pulsions dont chacune comme telle, soulignait Nietzsche, « aspire à philosopher »... Dans ces confessions nietzschéennes, le chemin de Lisbeth est surpassé avec ampleur par le chemin de Lolja. La voie Förster, par la voie Salomé.
Soyez prudents, philosophes, prévenaient les pages de Par-delà intitulées « Le libre esprit » et dont le titre deviendra celui d'un Livre entier sur les quatre livres prévus par les plans de la Transvaluation. Choisissez la solitude libre, légère, impétueuse, pour ne pas connaître le sort du paria philosophique – Spinoza ou Giordano Bruno. Et, surtout, pour se garder ainsi de devenir à votre tour « avides de vengeance » – et afin de ne pas sombrer dans une indignation morale attestant que « l'humour philosophique l'a quittée ». S'entourer de ceux qui seraient « comme de la musique sur l'eau », cela pourra devenir une maxime de vie. Même dans le cas que Bataille saura décrire pour lui-même : « Un aussi grand accord à l'intérieur d'un groupe contre celui qui se trouve à son origine. »
De la méthode saloméenne cependant un surplus s'échappe, dont elle-même ne précise pas la portée. Surplus qui à son insu déploie ses « mémoires non remarquées
». Ou qui, dans les fragments posthumes en vue de la Transvaluation, se défend de « raconter sa rencontre » avec Dionysos philosophe, le dieu dangereux. – Celui-là, « philosophe paria », déjà perçoit ce danger de raconter, comme une puissance active de vie.
Car pour lui le prédicat n'est pas une propriété de la chose dite, mais survient « comme un événement
257 ». Dans cette perspective, la nation elle-même, nous le savons, est chose de fiction et de diction ou narration. Et si désormais l'Europe est délivrée du cauchemar du « bien en soi » – « cauchemar platonicien! » –, autant que de la
res ficta nationale, elle va cesser de « poser la vérité tête en bas » et de « nier le perspectif »
258. Alors va se dessiner une portée qui surpasse les fragmentations nietzschéennes elles-mêmes, mais qui déjà s'esquisse dans un impératif approché simplement par un
Postlude :
Celui qui se transforme
seul me devient parent.