Extases d'Aphrodite
Le philosophe, écrit Nietzsche au début de l'année de
Par-delà, ne désigne pas l'ami de la sagesse, mais celui qui aime les hommes sages et en cela, « quelle humble créature, s'il reste fidèle à son nom
259 ».
Et pourtant toute philosophie ne doit-elle pas finalement « porter à la lumière les présupposés » – ceux sur lesquels repose « le mouvement de la raison
260 ». Ainsi notre pensée va-t-elle englober « toute l'histoire religieuse de l'humanité», fût-elle reconnue par elle-même histoire de « la superstition des âmes » avec son arsenal de concepts : substance et accident, acte et acteurs.
Ainsi le problème de la vérité, et de la volonté de vérité, va passer par les terrains de « l'instinct souverain ». L'aspiration à l'art et à la beauté suscite la béatitude d'Aphrodite, l'aspiration indirecte « aux extases de la pulsion sexuelle
261 ». La femme, dans la mesure où elle se pare, où elle est démarche, où elle danse, « où elle manifeste pudeur, réserve, distance », va au-devant de l'effort de pensée et de la genèse de l'art : du faire-accompli, du
rendre-parfait. Comment interviennent ici, au cœur de l'été 87, «le voir-plénier » et «le malheur de l'amant malheureux, plus précieux que toute autre chose »? Qu'est-ce donc, en dernier recours, que « le monde devenu parfait par amour »
262 ? Qu'a-t-il à voir avec ce qui, aux yeux de Lou Salomé, n'est que l'histoire d'un homme unique, comme « biographie de la douleur »?
Et sans doute y a-t-il chez elle une méconnaissance, dans la mesure où elle croit ne percevoir dans la « forme théorique » de la pensée nietzschéenne qu'un aspect « superficiel » derrière lequel se dissimule, « à une profondeur abyssale », l'expérience intérieure. Mais celle-ci n'est jamais thématisée comme telle chez Nietzsche, précisément parce que la tâche qu'il s'assigne est d'en arracher les enjeux où se joue la partie d'univers, la partition en son double sens, d'écriture musicale et de clivage des jeux – clivage dont les lignes multiples sont elles-mêmes les portées d'une musicalité du monde, où sont jouées plusieurs compositions à la fois.
Ce que Lou ne pouvait prévoir ni savoir, à la date et à la distance où elle écrit son livre, c'est que « douleur et solitude... de plus en plus présentes au fur et à mesure qu'approchera la fin
263 », vont au contraire se disjoindre dès les premiers moments de cet automne 88, dans le trimestre ultime de Turin. C'est la luminosité crépusculaire d'un « Claude Lorrain » qu'il va rencontrer, en débarquant pour son deuxième et dernier séjour dans la capitale subalpine. Cette lumière et ce bonheur et, plus étrangement encore, ce sentiment d'accueil en tous lieux visités, appartiennent aux dimensions les plus énigmatiques de ces mois de dernière chance. Comme si la blessure qui approche et le consomme, avait atteint et
entamé déjà le pouvoir même de souffrance, et qu'une mutilation singulière avait soustrait la possibilité de la douleur. Mais cela même est supposition.
L'hypothèse, à peine esquissée dans les écrits freudiens, de la douleur inconsciente, portant l'incise d'un conflit non perceptible jusqu'au moment de son coup d'éclat lancinant, semble ici se renverser. Ce qui a été retranché, à ce degré, ce serait la douleur effacée elle-même. – L'euphorie dangereuse de Turin, d'octobre à janvier, permet le déploiement de l'arbre nietzschéen, sa double syntaxe de pensée, à la fois cruauté des propositions et assurance sans cesse croissante de sa lutte de paix. Alternance qui laisse gagner celle-ci à la limite, et par cela dans une puissance d'affirmation incomparable, qui bouscule toutes les prudences et la hausse au degré suprême de l'outrance. En cela justement, à la hauteur de l'horreur qui attend le temps à venir, le siècle prochain qu'il raconte déjà.
Nous croyons entendre dans cette solitude nietzschéenne habitée par l'extase aphroditéenne, le dialogue charnel accompli entre Scève et sa Délie – son « Idée » – au temps de la Renaissance lyonnaise :
L'heur de mon mal enflammant le désir
Fit distiller deux cœurs en un devoir
Dont l'un est vif pour le doux déplaisir
Qui fait que Mort tient l'autre en son pouvoir...
Mais toi qui as toi seule le possible
De donner heur à ma fatalité
Tu me seras la Myrrhe incorruptible
Contre les vers de ma mortalité...
L'un des trois aphorismes qu'il rédige pour Lou durant les jours de Tautenburg, pendant leurs duels de propositions, jeu d'amour aussi cruel que le duel poétique où alternaient les dizains de Scève et les huitains de sa vivante Délie dans un sommet de poésie inégalé – le deuxième des trois, reproduit par Lou elle-même, nous confie avec exactitude la mise en jeu : « J'appelle héroïsme l'état d'esprit d'un homme qui s'efforce d'atteindre un but, au regard duquel lui-même ne compte plus. » Elle complète la description de l'instant par la comparaison employée : « C'était un jour, dit-elle, où il supposait n'être pas encore descendu lui-même dans ses souterrains les plus obscurs. » Lui-même ajoutait la question : « Ne devrions-nous pas pouvoir nous élever de nos ultimes profondeurs, pour surgir sur n'importe quel point de la surface terrestre ? » Description inverse de celle des premiers mots, adressés le 25 avril 82, à Rome : « De quelles étoiles sommes-nous tombés l'un pour l'autre ? »
Parce que la pensée de celui qui est tombé aux côtés de Lolja von Salomé sera désormais capable peut-être de surgir sur n'importe quel point, elle sera porteuse d'une puissance à même de dire le plus décisif, et singulièrement envers ce qu'il a nommé la res ficta, la res dicta: la meilleure et la plus dangereuse des figures conceptuelles de l'histoire. Ce point d'intervention où l'écriture nietzschéenne est mise en éclats en ces jours derniers de décembre 1888, nous en avons entendu avec précision l'orage en nos jours ultimes de 1999 – l'analogie du chiffrage ne faisant que prononcer ce qui s'élabore de pire, dans les « souterrains les plus obscurs ». Là où survient
et s'éprouve l'urgence de voir délivrée l'histoire, quand elle se trouve plus que jamais privée de son pouvoir perspectif – délivrée en hâte de « ce cauchemar » : la conviction du bien en soi. Devenu sans doute le plus grand danger, pour la survie de cette belle fragilité : le vivant.
Auparavant, la fragilité splendide de la décision de pensée, nous l'entendons dans la lettre du 7 septembre 1888 à Meta von Salis, la jeune femme d'Engadine rencontrée par la médiation de Resa. Elle nous fait assister à la mutation soudaine qui va délivrer Nietzsche du surtitre de La Volonté de puissance. Pour le faire entrer sans écran dans le dessein d'une Umwerthung aller Werthe : « Le 3 septembre fut un merveilleux jour. De bonne heure j'écrivis l'avant-propos de ma Transvaluation de toutes valeurs, le plus fier avant-propos qui ait jamais été écrit. Après quoi je sors – et voici ! le plus beau jour que je vis en Engadine –, une force de lumière de toutes couleurs, un bleu sur le lac et le ciel, une clarté de l'air, pleinement inouïe... Les montagnes plongées en profondeur dans le blanc... rehaussaient encore l'intensité de lumière... »
Meta lui répondra, de sa forteresse de Marschlins : « ... La forêt est déjà fauve... »