LA RESTRUCTURATION NÉOLIBÉRALE et sécuritaire du capitalisme qui opère depuis la seconde partie du XXe siècle transforme l’architecture du système de dominations. L’accumulation de profits et la production de contrôle reconfigurent leur collaboration, dans les grandes puissances impérialistes, puis dans le reste du monde. Ce nouveau stade du développement de l’impérialisme[1] se caractérise par la genèse et la globalisation de marchés de la surveillance, de l’encadrement et de la répression.
L’enquête menée par Lesley J. Wood dans Mater la meute confronte les schémas mis en œuvre aux États-Unis et au Canada pour distinguer les similarités et les différences, nationales et locales, qu’engendre ce processus en Amérique du Nord, précisément en ce qui concerne la militarisation de la gestion policière des manifestations. Nous pouvons comparer précisément ces résultats avec la situation en France, et plus généralement en Europe, puis les intégrer à l’analyse des structures transnationales de défense et de sécurité à travers lesquelles la plupart des États impérialistes et leurs sous-traitants coopèrent et se font concurrence. Il est ainsi possible d’amorcer une modélisation du processus d’enférocement répressif qu’affrontent quotidiennement les luttes et les mouvements d’émancipation. Pour l’illustrer, nous pouvons retracer les trajectoires de trois dispositifs économiques de pouvoir puissamment impliqués dans ce processus: la contre-insurrection, les armes sublétales et les raids militaro-policiers. Ces dispositifs nous permettent d’aborder les mécaniques de marchandisation de la férocité et la globalisation de la contre-révolution militaro-policière sous trois angles différents. Il sera alors possible d’esquisser un schéma indiscipliné du capitalisme sécuritaire.
Aucune enquête n’est neutre par principe et toute méthodologie repose sur une part de subjectivité liée à la place qu’occupent celles et ceux qui enquêtent, dans la société qu’ils étudient. Chaque analyse, chaque outil, chaque cadre théorique, chaque hypothèse est pour partie déterminé par notre statut social, par nos idées et nos pratiques. Le cacher en revendiquant une objectivité acquise par la seule méthode et le statut de «l’expert» sert avant tout à masquer les privilèges et les intérêts que le «spécialiste» tire de la reproduction de cette société et donc d’une analyse qui ne la remettrait pas en question radicalement – c’est-à-dire en s’attaquant à ses racines. Personne n’enquête sans stratégie, et Lesley J. Wood appartient au camp de celles et ceux qui assument d’analyser les rapports de domination pour les combattre et donc de positionner son enquête contre la domination. Cela change la forme et le fond d’une étude, et la chance qu’on a d’y trouver des outils pour se libérer. Professeur de sociologie à l’Université York de Toronto et militante dans différentes luttes sociales, Lesley J. Wood répond à l’exigence politique et scientifique d’assumer l’endroit d’où elle parle: «en tant que militante ayant participé à des manifestations au cours des vingt dernières années, et à titre de sociologue insatisfaite par les interprétations simplistes en matière de stratégies policières». Son analyse est située, elle repose de manière revendiquée sur le fait d’être militante autant que sociologue, de prendre parti – depuis une position privilégiée – sur le champ de bataille que nous étudions et où nous où évoluons tous et toutes. «[J]e crois qu’il faut, si notre intention est de donner aux mouvements sociaux la capacité de résister à la domination de l’État et du monde des affaires, dépasser les explications primaires et porter un regard analytique sur les services de police, sur le processus décisionnel qui les caractérise et sur les forces qui les influencent», écrit-elle.
Ce positionnement permet d’enquêter sur la police en particulier et sur les rapports de domination en général, de manière critique, mais sans pourtant perdre la rigueur et la précision dont nous avons absolument besoin pour forger nos stratégies d’émancipation. Lesley J. Wood manie ainsi une analyse fine du fonctionnement interne de la police dans quatre grandes villes d’Amérique du Nord, mais sans la déconnecter des structures politiques, économiques et sociales qui la produisent. Elle propose de «considérer les institutions policières en tant qu’organisations complexes et plutôt diversifiées, suivant une trajectoire historique propre et dont les participants sont des sujets pensants capables de changer de stratégie». Mais elle assure aussi qu’«[i]l faut envisager la police en tant qu’institution liée à la fois à l’État, qui doit son existence à un ensemble de rapports servant à consolider et à maintenir le pouvoir, et aux rapports capitalistes placés en concurrence dans l’extraction de la plus-value». Lesley J. Wood ne prétend pas que la gestion policière des manifestations a complètement changé, ni qu’elle était exempte de brutalité dans le passé, ni même qu’elle ait été complètement militarisée depuis les années 1990. Elle articule les théories sur les processus politiques de Charles Tilly et le matérialisme historique de Peter Linebaugh pour tenter d’expliquer l’émergence de la police comme «protectrice du statu quo». C’est d’ailleurs à l’intersection de ces approches qu’elle formule sa thèse: «cette évolution de la stratégie policière est tributaire de la transformation néolibérale des systèmes politique, social et économique, et de l’influence que ces derniers exercent sur les organisations policières et leurs processus décisionnels».
À travers huit chapitres comparant les situations canadiennes et états-uniennes, cette enquête interroge la militarisation des tactiques de police contre les manifestants à travers les stratégies de justification qui la soutiennent. Wood cherche à expliquer l’émergence et la diffusion du modèle de la «neutralisation stratégique[2]», devenu dominant dans la gestion policière des manifestations lors de sommets internationaux et de conventions de partis politiques au Canada et aux États-Unis. D’abord justifié comme supplément à la «gestion négociée», réservée «dans les cas où les manifestants refuseraient de communiquer ou de coopérer», les qualités militaires de ce modèle ont propulsé sa généralisation en Amérique du Nord. Et en France, sous certaines formes, comme nous le verrons. L’auteure de Mater la meute montre comment «des réseaux de police restructurés, mondialisés et de plus en plus privatisés» ont promu «l’utilisation de telles tactiques comme réponse adéquate et efficace contre des manifestants qui sont engagés (ou menacent de l’être) dans des actes de destruction de biens ou contre des manifestants dont le refus de coopérer avec les autorités est perçu comme une menace».
Wood étudie les liens qui unissent la multiplication de l’emploi des barrières, l’intensification des stratégies coercitives, la collecte généralisée et systématique de renseignements, les objectifs d’interdiction préalable et de dissuasion pour les militants «perçus comme menaçants ou perturbateurs». Et ce qu’elle constate résonne encore une fois avec les situations européennes: «Cette restructuration des modalités de maintien de l’ordre s’est effectuée en synchronie avec la restructuration néolibérale et la convergence des crises économique, politique (et écologique).»
Parallèlement, Wood analyse le rôle que joue l’industrie privée de la sécurité sur ce champ policier de plus en plus mondialisé. Elle observe la diffusion de «bonnes pratiques» par le secteur privé, à travers des séries de conférences internationales articulées à un système de communication intensif. Elle montre notamment le rôle que joue l’Association internationale des chefs de police (AICP) dans la diffusion de nouveaux modèles idéologiques, mais aussi de nouvelles pratiques et matériels policiers. Fondée aux États-Unis à la fin du XIXe siècle, c’est la plus importante organisation de cadres de la police (dirigeants d’agences de police internationales, fédérales, étatiques et locales). Avec plus de 20 000 membres dans plus de 100 pays, c’est l’une des principales structures permettant aux industriels de la sécurité de coopérer et de se faire concurrence sur le marché mondial de la police. Wood montre que l’AICP n’a pas cessé de se développer et de monter en puissance depuis les vingt dernières années, en s’articulant précisément avec le développement du capitalisme sécuritaire. Elle étudie aussi l’Association canadienne des chefs de police (ACCP) – dont les comités font office de canaux pour lier les agences de police, le gouvernement et le secteur privé au Canada – ainsi que le Police Executive Research Forum (PERF), organisation basée aux États-Unis qui compte quelques adhérents parmi les cadres de la police canadienne. Ces structures ont leur équivalent en France, où le Service de coopération technique international de police (SCTIP) permet de coordonner un réseau mondial de diffusion des modèles idéologiques, doctrinaux et des «savoir-faire» de l’industrie française de la sécurité[3]. Le réseau mondial du SCTIP a cette particularité de reposer directement sur les structures diplomatiques installées par le néocolonialisme français dans la plupart des pays où il exerce une influence.
Wood poursuit l’analyse du développement du marché de la sécurité en étudiant la gigantesque Education and Technology Exposition organisée pendant les conférences de l’AICP, où les «donateurs» privés bénéficient d’un «accès spécial aux décideurs de la police». Pendant ces rencontres, les industriels peuvent ainsi promouvoir et légitimer leurs produits et leurs idées à travers des réceptions, déjeuners, remises de prix et conférences, en plus d’intégrer les espaces de discussion stratégiques entre cadres policiers internationaux.
L’industrie française de la sécurité possède quant à elle ses propres salons internationaux de matériels, techniques et doctrines de sécurité et de police. Milipol et Civipol réunissent ainsi annuellement les géants mondiaux de l’industrie sécuritaire et des hybridations militaro-policières lors d’une grande mise en scène publicitaire. Mais ce sont les dirigeants d’agences policières, militaires, de sécurité privée, les dirigeants politiques et des grands médias, tout ce qui vit des marchés du contrôle, qui viennent, d’eux-mêmes, sous la protection de l’État, «s’informer» auprès de ces industriels.
Pour concevoir un schéma général de la restructuration sécuritaire, il faudrait pouvoir saisir ce qu’il y a de commun dans les restructurations en cours en Amérique du Nord et en Europe. Comparons d’abord les observations de Mater la meute avec la situation française en particulier et mettons-les en perspective avec le contexte européen.
Ce sont d’abord des conditions sociales, économiques et politiques similaires qu’il faut délimiter. Au Canada, aux États-Unis, comme en France et dans tous les pays de l’Union européenne, les gouvernements réduisent leurs dépenses sociales en dérégulant le commerce et l’investissement. Les métropoles se sont financiarisées et recentrées sur le secteur tertiaire, et les services publics, là où ils existaient, sont privatisés. L’industrie des nouvelles technologies transforme les pratiques et les imaginaires collectifs. La culture dominante se restructure autour de la peur, du risque et de l’insécurité. Les idéologies racistes, sexistes et autoritaires se redéploient et renforcent les systèmes de discrimination. Les États s’investissent de plus en plus dans le développement des marchés de la sécurité et de la défense. Les plans d’austérité participent à renforcer les inégalités entre riches et pauvres et donc l’intensité de la lutte des classes. Toutes les institutions, dont la police, se transforment de manière néomanagériale pour étendre leurs capacités de gérer ce carnage. En Amérique du Nord comme en Europe, les agences de police se dotent ainsi de nouvelles méthodes de gestion axées sur les technologies de l’information et l’analyse de données, certains pans de leurs activités sont privatisés et sous-traités. Les partenariats publics-privés sont privilégiés pour la mise en œuvre des polices de proximité comme pour la gestion des prisons. Les doctrines, les matériels, les technologies et les personnels se militarisent et se refondent autour du renseignement. On assiste à une hybridation des champs policiers, militaires et financiers. Une strate de dirigeants formés dans cette perspective accède à la tête des institutions, des organisations, internationales et professionnelles, ainsi que des entreprises multinationales. Ils placent au centre les notions de modèles coûts-efficacité, de bonnes pratiques, d’intégration mondiale et de relations publiques.
Comme le montre Lesley J. Wood pour l’Amérique du Nord, ces tendances ont aussi évolué différemment selon les villes et les pays d’Europe. En France et en Europe aussi, les forces de police incorporent différemment et à leur propre rythme les tendances organisationnelles et les pratiques de gestion des manifestations. Les premières agences de police ayant émergé pendant le processus de formation de l’État et l’histoire particulière de chaque État continuent d’influencer le modèle de maintien de l’ordre, l’identité, le savoir et la culture de la police. Comme le rappelle Wood, «[d]ans cet esprit, la police devient un outil que l’État offre à ses sympathisants en échange de leur appui. Si le régime est relativement stable, la police le sera aussi. En revanche, si le régime subit une transformation rapide marquée par des alliances et des divisions floues, la police et le savoir de la police pourraient évoluer dans le même sens». Ce mécanisme opère effectivement aussi dans la différenciation des modèles nationaux, régionaux et locaux en Europe. En Amérique du Nord comme en Europe, les restructurations néolibérales et sécuritaires déterminent des formes d’autonomisation relatives des agences de police vis-à-vis des pouvoirs politiques et économiques. «C’est en partie grâce à cette autonomie que la police new-yorkaise a pu devenir un agent innovant dans l’utilisation des barrières pour contrôler la circulation piétonne et dans le recours aux arrestations préventives, devenues prédominantes dans la tactique de neutralisation stratégique», observe l’auteure.
Lesley J. Wood prend le temps d’analyser les nouveaux dispositifs qui se généralisent dans la police en Amérique du Nord ces vingt dernières années. Elle étudie les vaporisateurs de gaz poivre, les pistolets Taser, les canons à son, les grenades incapacitantes, les gaz lacrymogènes, les balles de caoutchouc, la sanctuarisation des sites des sommets, les clôtures de périmètre, les enclos pour manifestants ou «zones de liberté d’expression», les tactiques d’encerclement, les arrestations préventives, les infiltrations et les accusations de complot, la gestion des relations publiques et la manipulation médiatique, les unités militarisées, la police de proximité, les technologies de l’information, la focalisation sur le renseignement... L’immense majorité des techniques étudiées dans ce livre se généralisent en France et en Europe occidentale aussi, tout en se diversifiant et en s’hybridant selon les contextes nationaux, régionaux et locaux.
Et c’est notamment le cas du modèle de «neutralisation stratégique» qui se répand, comme en Amérique du Nord, à mesure que se diffuse le recours aux armes sublétales, la construction de barrières, les arrestations préventives, les manipulations médiatiques, les agents provocateurs infiltrés dans les manifestations et les unités de contrôle des foules. En France, les réseaux d’idéologues sécuritaires dominants, symbolisés par la «bande» d’Alain Bauer[4], propulsent la restructuration sécuritaire en important et en réagençant depuis le milieu des années 1990 les modèles nord-américains, et en particulier ceux de la police new-yorkaise. Ils aménagent une «culture de défense et de sécurité» quadrillée de doctrines inspirées par les innovations nord-américaines et les réagencent pour les promouvoir dans des situations françaises et européennes.
Les armes «sublétales» se diffusent ainsi dans toutes les agences de police françaises, depuis les unités antiterroristes au milieu des années 1990 (comme le Groupe d’intervention de la Gendarmerie nationale [GIGN]) jusque dans les Brigades anticriminalité (BAC) au début des années 2000, puis dans les polices municipales depuis le début des années 2010. Elles n’ont cessé de se répandre et de se diversifier depuis, et elles participent frontalement à l’enférocement répressif qui sévit dans les quartiers populaires et contre les mouvements sociaux et révolutionnaires. La construction de barrières et l’établissement «préventif» de zones interdites s’y multiplient aussi. Ce fut le cas durant les affrontements à la Sorbonne occupée pendant le mouvement anti-CPE[5] en mars 2006. Ce fut aussi le cas à Vichy en novembre 2008 pour protéger la Conférence européenne sur l’intégration des manifestants et manifestantes. Puis encore en avril 2009 à Strasbourg, où la ville fut militarisée pour protéger le sommet de l’OTAN. L’encerclement se diffuse également, depuis ces expériences précitées jusque dans des formes de gardes-à-vue géantes à ciel ouvert, des séquestrations et rafles collectives. À Lyon, le 21 octobre 2010, dans le cadre de la répression des manifestations contre la réforme des retraites, la place Bellecourt avait ainsi été encerclée pendant toute une journée, les manifestants enfermés, filtrés et arrêtés selon l’apparence de classe et de race. Accompagnant une logique de fond qui consiste à soumettre toute forme de mobilisation auto-organisée issue des quartiers populaires et à empêcher les jonctions avec d’autres franges du mouvement social, le blocage préventif des lycées de quartiers populaires s’était répandu. À Lyon encore, mais aussi à Toulouse, Montreuil ou Nanterre, dans les semaines qui suivirent, les lycées de quartiers populaires ont été occupés par des forces policières qui chargèrent, gazèrent, tirèrent au Flash-Ball[6] et arrêtèrent les jeunes. Chaque fois ces protocoles donnent lieu à des révoltes. Mais parfois seulement, ces révoltes deviennent ingérables.
Nous en reparlerons, mais il faut bien cerner cette mécanique fondamentale du système sécuritaire: les dispositifs de sécurisation ne «réduisent» pas une «menace» – en réalité construite et désignée par les médias des classes dominantes –, mais il contribuent à créer des «désordres gérables», c’est-à-dire les conditions de l’extension du contrôle et des marchés du contrôle.
La diffusion d’un modèle français de neutralisation stratégique s’observe aussi dans la manière dont se multiplient les montages médiatico-policiers à l’encontre du mouvement révolutionnaire en France et en Europe. Une collaboration européenne des polices de renseignement organise la «surveillance préventive» de ce qu’elles fantasment comme une «mouvance anarcho-autonome européenne». Des lieux collectifs sont ainsi surveillés, parfois infiltrés, puis, à la suite de perquisitions, des rafles préventives ou à but de renseignement tentent de démembrer des mouvements en enfermant et en séparant les personnes. L’«affaire de Tarnac[7]», en 2008, reste le symbole de l’amorce de cette «nouvelle stratégie de la tension» en France, mais des opérations beaucoup plus larges ont eu lieu depuis à plusieurs reprises en Grèce, en Italie, en Allemagne et tout récemment en Espagne avec l’opération Pandora et sa vague d’arrestations «anti-anarchistes» à Barcelone et Madrid.
On observe aussi en France, comme en Amérique du Nord, une multiplication des interdictions de manifestations. Ce dispositif est appliqué principalement aux mouvements de luttes qui ne collaborent pas avec les autorités et aux mobilisations autonomes des quartiers populaires, comme à l’été 2014, où le mouvement de soutien au peuple palestinien a subi une série d’interdictions dans les grandes villes. Ces dispositifs d’interdiction-encerclement-arrestation préventifs ont ensuite continué d’être élargis aux autres strates du mouvement social, notamment lors de la répression du mouvement contre les violences policières suite au meurtre d’un militant par un gendarme lors de la répression de la «ZAD du Testet[8]» en automne 2014. On peut finalement comparer l’application du modèle de neutralisation stratégique au mouvement Occupy, décortiquée par Lesley J. Wood, avec les nouvelles formes de contre-insurrection hybrides expérimentées face aux ZAD et aux luttes d’occupation en France et dans le reste de l’Europe. Tous ces éléments indiquent qu’un modèle français de «neutralisation stratégique» est à l’expérimentation et qu’il influence la plupart des domaines de l’enférocement répressif.
Ce n’est pas son sujet d’étude, Wood ne travaille pas sur la police des quartiers et des classes populaires, mais elle reconnaît que la pacification des pratiques de gestion policière des manifestations concerne les mobilisations des classes moyennes ou des strates privilégiées et coopérantes des classes populaires. Les diverses stratégies policières de cogestion négociée qui ont émergé en amont de la «neutralisation stratégique» ces vingt dernières années dans les grandes puissances impérialistes (qu’elles aient été appelées, selon les régions et les formes, «gestion négociée», «systèmes de gestion du maintien de l’ordre» ou «police de liaison[9]») concernent peu la domination policière industrielle et permanente des quartiers et des classes les plus populaires. «Pour les groupes paupérisés de la population perçus comme menaçants ou imprévisibles, y compris les immigrants, les groupes radicalisés et les autochtones, l’escalade de la force est demeurée la stratégie dominante», écrit-elle. Car en France, comme aux États-Unis et au Canada (où c’est dans la répression des luttes autochtones que s’opère l’enférocement avant de toucher les manifestations contre la violence policière), ce sont bien les quartiers et les classes les plus populaires qui subissent en première ligne et quotidiennement les ravages de la militarisation en cours. C’est là, alimentés par les répertoires militaires et coloniaux, que se fondent et s’expérimentent en permanence les régimes de violence policière les plus féroces. Dans l’ensemble du monde impérialiste, il faut bien distinguer l’existence de différentes versions, modes et degrés dans la gestion des manifestations, articulés au statut socioracial des manifestants. Le modèle de gestion des manifestations conventionnelles des strates privilégiées reste généralement centré sur la «gestion négociée», le modèle appliqué aux mobilisations offensives ou indisciplinées est en cours de militarisation et d’enférocement, mais c’est dans la gestion permanente des quartiers populaires que s’expérimente sans retenue la militarisation du pouvoir.
Pour esquisser ce schéma, il faut maintenant décrire les dynamiques économiques, politiques et sociales qui propulsent la diffusion globale et les différenciations locales des formes de pouvoir dans le capitalisme sécuritaire. Pour cela, on peut retracer les trajectoires de mondialisation de trois dispositifs économiques de pouvoir. La contre-insurrection, la sublétalité et les raids militaro-policiers permettent d’analyser, sous trois angles différents, les mécaniques de marchandisation de la férocité.
L’efficacité vantée par les promoteurs de la contre-insurrection n’est pas liée à son aptitude réelle à soumettre. On trouve dans ces doctrines une idée récurrente selon laquelle la contre-insurrection fonctionne, mais n’est jamais assez efficace[10]. La mécanique contre-insurrectionnelle, comme d’une certaine manière la mécanique sécuritaire, poursuit deux logiques, parfois contradictoires. La logique d’État consiste à pacifier – c’est-à-dire à soumettre – «les populations» le plus rapidement possible. Tandis que des logiques de profits, portées par le complexe militaro-industriel, cherchent à provoquer des guerres de basse intensité longues et coûteuses, c’est-à-dire de formidables terrains d’accumulation de profits et de puissance pour les marchés de la violence et du contrôle. Cette «efficacité à pacifier», dont l’industrie française en particulier s’est auto-attribuée «l’excellence», doit bien être analysée comme une mystification publicitaire en même temps qu’un acte de propagande.
L’étude de la contre-insurrection permet de décrire les traductions en cours dans les mécaniques de la violence d’État. Cette doctrine trouve son origine dans les guerres de conquête coloniale, lorsque des armées sont envoyées soumettre des populations civiles résistantes, faire la police de masses ségréguées, mais insoumises[11]. Depuis la Grèce antique, en passant par les guerres napoléoniennes, la guérilla et la contre-guérilla coévoluent ainsi[12]. Jusqu’à l’émergence du capitalisme néolibéral et sécuritaire, la contre-insurrection se déployait plutôt comme une technique politique, un mode de gouvernement permettant de tirer des profits économiques par l’asservissement et le pillage des vaincus. Ce qui change peut-être radicalement au XXe siècle réside dans la marchandisation de la violence. Dans les guerres coloniales et contre-révolutionnaires françaises en Indochine, au Maroc et en Algérie, la contre-insurrection acquiert son statut actuel: celui d’une nouvelle forme de guerre, la guerre moderne, comme l’appelle l’un de ses théoriciens fondateurs resté des plus célèbres[13]. Mais elle devient aussi l’un des moteurs de l’expansion d’une nouvelle forme de capitalisme axée sur la production et le contrôle de «désordres gérables». Désigné selon les stratégies discursives comme «guerre antisubversive», «guerre contre-révolutionnaire» ou encore fondu dans le spectre des «affaires civilo-militaires», le phénomène contre-insurrectionnel caractérise des systèmes de doctrines et de techniques introduisant la mécanique guerrière et le pouvoir militaire au centre de la production de contrôle.
Institué comme doctrine d’État au début de la guerre d’Algérie, le modèle français de contre-insurrection a systématisé un ensemble de dispositifs de guerre et de contrôle dont l’objectif officiel était de «pacifier»: fichage, quadrillage et occupation militaro-policière, infiltration et retournement, manipulation et provocation, propagande médiatique et action psychologique, contre-guérilla, vrais-faux attentats et actions commandos, hiérarchies parallèles et troupes supplétives, déplacements de population, internements massifs, torture industrielle, disparitions et meurtres[14]. La première grande expérimentation en ville s’est faite durant la bataille d’Alger de janvier à septembre 1957. Le Dispositif de protection urbaine (DPU) mis en place a été présenté comme la vitrine de cette nouvelle «excellence française».
La contre-insurrection devenait ainsi une technologie exportable en termes de formation, de fourniture de matériels, d’entretien et d’assistance qui permettait par cet échange même de justifier la présence militaire française à l’extérieur[15]. Les promoteurs et les marchands de cette doctrine ont fait de la bataille d’Alger la vitrine d’un système de répression «efficace, rentable et indispensable» dans le contexte de la «guerre froide».
Rarement dévoilée, une mécanique fondamentale de la contre-insurrection consiste dans l’autopoïèse[16], c’est-à-dire sa capacité à provoquer des formes de guerre policières pacifiables qui nécessiteront d’investir dans le développement de la contre-insurrection elle-même, et des marchés géants qui s’y articulent. C’est cette capacité qui a intéressé les complexes militaro-industriels du bloc impérialiste et généré leur investissement intensif dans la mondialisation de la contre-insurrection.
Alors qu’en septembre 1957 les structures du Front de libération nationale (FLN) à Alger avaient effectivement été largement démantelées, la férocité du protocole de soumission a engendré une massification de l’idée indépendantiste et révolutionnaire dans la population. Au point qu’en décembre 1960, c’est le peuple lui-même, femmes, enfants et vieillards notamment, qui a bravé à mains nues l’armée et qui l’a défaite politiquement alors qu’elle persévérait à le mitrailler. À Alger comme partout où la contre-insurrection a été employée depuis, elle s’est affichée comme technique de réduction d’une menace absolue «pour la population», alors qu’elle engendre en réalité un processus de guerre dans et contre le peuple. Le soulèvement du peuple algérien de décembre 1960, ce «Dien-Bien-Phu politique» de la guerre d’Algérie[17], nous assure ainsi que même la terreur d’État industrielle ne peut rien lorsqu’un peuple, n’ayant plus rien à perdre, réussit à déposer la peur, à s’unir et à s’auto-organiser, c’est-à-dire lorsqu’il devient lui-même révolutionnaire.
Depuis l’entre-deux-guerres, l’armée française a formé des officiers venus des pays alliés directement à l’École militaire de Paris. Depuis le milieu des années 1950 et surtout au début des années 1960, elle a pu étendre ce système de «formation et assistance» au maniement des mécaniques de contention militaro-policière dans les États alliés. Dans la plupart des pays où des fractions de l’armée et de la classe dirigeante se sont approprié ce type de doctrines, des coups d’État militaires ont eu lieu, des sociétés militarisées se sont édifiées au cours de guerres civiles longues et coûteuses (Brésil, Argentine, Chili, Rwanda, Algérie, Philippines et autres) et pendant lesquelles l’État et l’ensemble de la société ont été soumis à une restructuration néolibérale intensive.
Dans les états-majors policiers et militaires des États-Unis et du Royaume-Uni, grands États impérialistes qui comme la France disposaient déjà d’un patrimoine historique dans le domaine, la contre-insurrection française a été observée et analysée de près, elle est venue alimenter le répertoire d’action des complexes militaro-industriels qui s’y étaient développés dans le courant des deux guerres mondiales[18]. Ceux-ci ont employé des dérivées de la mécanique française dans leurs espaces coloniaux et, sous des formes de basse intensité, à l’intérieur de leur territoire, pour soumettre les classes populaires et les mouvements révolutionnaires. Dans les plans Condor et Phoenix que les services spéciaux nord-américains ont dirigé et fait sous-traiter respectivement en Amérique latine et en Asie du Sud-Est pour écraser les soulèvements populaires et/ou révolutionnaires des années 1960-1970, dans le Counter-Intelligence Programm (COINTELPRO) appliqué par le même État sur son territoire contre le Black Panther Party et le mouvement des droits civiques, on trouve des références explicites, en termes d’idées et de pratiques, à la bataille d’Alger et à la doctrine française de «guerre contre-subversive». Le système de «sécurité nationale» conçu durant la Seconde Guerre mondiale par le complexe militaro-industriel nord-américain n’a pas rompu avec cette équation, il l’a dérivée dans un système médiatico-sécuritaire qui y puise constamment pour accumuler du profit et de la puissance[19].
Dans la très grande majorité des pays où une mécanique contre-insurrectionnelle a été mise en œuvre, on observe des processus de privatisation et de précarisation massifs articulés à une réduction de l’État à ses fonctions militaires et policières: il semble que la contre-insurrection et la restructuration néolibérale se sont rencontrées dans la guerre froide et que de leur articulation est née la possibilité des transformations dans les logiques de frontière, de marchandise et de police auxquelles nous assistons aujourd’hui.
Une nouvelle mécanique d’accumulation du profit et de la puissance s’est formée à travers l’économie politique de la guerre de basse intensité permanente. La contre-insurrection fournit ainsi par principe l’une des boîtes à outils importantes de la restructuration néolibérale et sécuritaire.
Avec la fin de la «bipolarité», des modèles de violence d’État dérivant de la contre-insurrection se sont déployés globalement. Dans les «prés carrés» extérieurs des grandes puissances impérialistes, dans les quartiers populaires ségrégués, un continuum de violence militaro-policière s’expérimente et s’étend désormais. Dans les programmes militaro-industriels atlantistes, cet objectif est nommé «full spectrum dominance[20]». Il influence la transformation des répertoires répressifs appliqués à la radicalisation des mouvements sociaux dans la continuité des programmes contre-révolutionnaires conçus pour l’intérieur du territoire.
La globalisation, la démocratisation et la normalisation de la contre-insurrection décrivent bien les mécanismes économiques et politiques liés à l’hybridation des formes de violence guerrière et policière. La contre-insurrection inspire la mise en œuvre d’une méthode de police globale portée par la coalition des armées impérialistes engagées dans leurs nouvelles «opérations extérieures». Elle assiste aussi le processus d’hybridation militaro-policière qui restructure, sous l’angle de la guerre urbaine, le système de violence appliqué aux classes populaires et aux mouvements révolutionnaires. L’antiterrorisme, l’antibande et l’antiémeute constituent les trois grands champs de traduction de la contre-insurrection dans les répertoires du contrôle. Et comme toutes les technologies, ce sont bien des marchandises économiques et politiques.
Chaque expérience de contre-insurrection peut être analysée sous cet angle: les conflits d’intérêts qui réunissent et opposent les partisans des logiques d’État et les partisans des logiques de profit à la tête des appareils répressifs et des états-majors militaro-policiers déterminent les formes que prend la contre-insurrection. Un modèle heart-and-mind centré sur l’«action psychologique» et la «conquête des cœurs et des esprits» s’oppose ainsi à un modèle kill-and-capture, assumant complètement l’emploi de la terreur d’État. Dans la réalité, ces logiques et ces modèles se mêlent en fonction des situations, des intérêts et des rapports de force à l’intérieur des classes dominantes, mais aussi face aux résistances des classes dominées. Se donner les moyens de connaître les fractions économiques et politiques qui activent ces réseaux et ces conflits d’intérêts dans les états-majors militaro-policiers permet ainsi aux mouvements de libération de créer des situations où ces contradictions entre logique d’État et logique de profit peuvent affaiblir voire paralyser la contre-insurrection.
La globalisation de la contre-insurrection est liée à l’essor du capitalisme sécuritaire notamment parce qu’elle propulse la plupart des nouvelles doctrines, technologies, et des nouveaux matériels et marchés militaro-policiers dominants. Des hélicoptères aux drones, des systèmes de surveillances aux systèmes de communication, des matériels de pacification aux armes sublétales, des laboratoires de recherche et innovation aux ateliers de maintien en condition opérationnelle, des think tanks aux amphithéâtres universitaires, des artisans en balistique aux consortiums transnationaux de production d’armes de guerre, la mondialisation de la contre-insurrection se déploie en même temps qu’un système de marchés géants.
L’histoire des armes susceptibles de soumettre en évitant de tuer publiquement connaît effectivement un bouleversement avec l’émergence des médias de masse et le fait que la visibilité de la férocité policière peut générer des révoltes ingérables pour l’État et les classes dominantes. Amorcée au début des années 1970 aux États-Unis, la recherche sur le développement de nouvelles «armes non létales» prend son essor à la fin des années 1980, lorsque le National Institute of Justice (NIJ) engage un vaste programme de financement dans ce domaine. Il s’agit à la fois de réduire le coût des nombreux procès intentés pour brutalités policières et de se doter de nouvelles capacités de soumission légitime face à l’extension des révoltes populaires. C’est bien l’acceptabilité des formes de la violence d’État qui dirige depuis lors le développement de ces nouvelles armes. Il est mis en œuvre par la collaboration institutionnelle entre la CIA et le département de la Défense américain pour la conception et la production d’armes «non létales» et «duales», c’est-à-dire capables d’être employées pour la guerre et le contrôle. C’est une directive du Global Strategy Council – un think tank important dans le milieu du renseignement et des grands intérêts militaro-industriels fondé par l’ancien directeur de la CIA Ray Cline – qui conduit le Congrès à autoriser le développement de cette industrie et la constitution d’un vaste marché de l’armement de basse intensité. Au sein du Global Strategy Council, le colonel John Alexander promeut la théorie de la «paralysie» ou de la «camisole»: ne pas détruire l’adversaire, mais provoquer la crise et le maximum de chaos dans ses structures. Pour cela, il conseille de doter les unités d’armements «moins que létaux» et de propulser la recherche et l’industrie dans le domaine. Ce projet trouve une concrétisation décisive dans l’intervention nord-américaine au Kosovo. Légitimée comme une «guerre zéro mort», elle dérive en fait de cette version économique de la stratégie de la tension qui anime, comme on l’a dit, la contre-insurrection. Sur le terrain, l’opération déclenche une longue guerre policière contre la population qui s’étend et se radicalise sous l’effet de l’occupation du territoire et des populations par des types d’opérations médiatico-militaires consommant énormément d’armements sublétaux.
L’adoption du Flash-Ball dans les unités de la police et de l’armée française révèle un processus similaire. Au début des années 1990, la police se confronte à l’extension des révoltes dans les quartiers populaires. Parallèlement, comme dans l’ensemble des grands États impérialistes déstabilisés par la fin de la bipolarité, une nouvelle phase d’expansion coloniale est mise en œuvre. Le complexe militaro-industriel français impose le concept doctrinal de «projection» supposant des investissements lourds de la loi de programmation militaire en perspective d’une multiplication des «opérations extérieures», autant de situations où les appareils militaires et paramilitaires devront apprendre à soumettre des populations civiles en ville. La Direction générale de l’armement (DGA) se voit ainsi chargée par le ministère de la Défense de développer un système d’armements opérationnels pour ces types d’interventions amenées à se multiplier, aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur. Au ministère de l’Intérieur, le Centre technique de la sécurité intérieure (CTSI) et le Centre de recherche et d’études de la logistique de la police nationale (CREL) conçoivent, testent et adaptent ces nouveaux armements dédiés à la «guerre urbaine[21]».
Conçus et employés pour la première fois par l’armée israélienne à Gaza et par l’armée britannique en Ulster, les lanceurs de balle de défense sont des armes forgées par et pour l’exercice du maintien de l’ordre colonial et militaire. Ce sont des armes conçues afin de soumettre des «populations» en réduisant le risque insurrectionnel, lequel est multiplié par l’emploi d’armes lourdes contre la foule. Elles sont conçues pour immobiliser des incontrôlables et capturer des insoumis au sein de communautés ingouvernables. Comme le Taser (pistolet à impulsion électrique) et la plupart des armes sublétales qui sortent réellement des laboratoires pour finir dans les nouvelles panoplies de maintien de l’ordre, elle fonctionne sur le mode du «choc»: frapper pour étourdir, assommer ou paralyser. On peut faire un parallèle entre cette «stratégie du choc» qui oriente le capitalisme depuis le XXe siècle et le développement d’armes fonctionnant sur le même mode: provoquer un choc sur un sujet, un quartier, un pays, pour le soumettre, le faire régresser ou le rendre disponible et pouvoir ainsi le transformer[22]. Ces «transformations» (rénovation, réorganisation, destruction, reconstruction, etc.) constituent alors autant de marchés à conquérir. Il semble que les techniques politiques, les techniques économiques et les techniques de soumission s’accordent en trouvant des formes analogiques.
Réservé depuis 1995 aux unités d’élite (RAID et GIGN), les lanceurs de balles de défense (LBD) ont été conçus pour capturer des «terroristes armés» en évitant théoriquement d’abattre les otages. Le modèle Compact a ensuite été fourni aux BAC puis aux polices de proximité dans les «zones sensibles» à partir de 1998. Son extension retrace la propagation et la normalisation, dans les pratiques policières des sociétés de contrôle, de schémas de violence issus des sphères de l’antiterrorisme et de l’occupation militaire. L’entreprise Verney-Carron, fabricante du LBD Flash-Ball, en a profité pour se reconvertir sur le marché international de la sécurité intérieure. Elle a commencé à fournir d’autres pays – l’Indonésie, la Suisse, certains pays de l’Est.
Ces expérimentations ont permis d’habituer les policiers à leur emploi et de développer, en collaboration avec eux, de nouveaux produits qu’ils participeront eux-mêmes à tester. C’est la logique de recherche développée par l’AICP, au sujet des armes sublétales[23]. En 2000, à la suite d’un premier appel d’offres du ministère de l’Intérieur, le Flash-Ball Superpro, la nouvelle gamme supérieure, remporte le contrat de la généralisation de cet armement dans la police nationale et dans la gendarmerie. En mai 2002, Nicolas Sarkozy, à peine nommé ministre de l’Intérieur, se rend à Corbeil-Essonnes où des policiers ont été pris pour cible. Il utilise l’événement pour annoncer la distribution de Flash-Balls «pour des policiers de proximité qui se trouvent en proximité dans des cités difficiles et dangereuses». Il commence à équiper aussi les polices municipales et les CRS dès la même année. Dans le cadre de la Loi d’orientation pour la sécurité intérieure (LOPSI), 1270 unités ont été délivrées à la police nationale pour un coût de 1,18 million d’euros de 2002 à 2005.
L’entreprise Verney-Carron est évidemment présente au salon international de l’armement et de la sécurité Milipol, où elle tente, aux côtés d’entreprises comme SMP Technologies, qui commercialise en France le Taser (lui aussi rendu à sa troisième génération), de vendre ses marchandises aux ministères de l’Intérieur et aux sociétés militaires et de sécurité du monde entier. Il existe une association d’intérêts entre le ministère français et ces entreprises: la promotion de l’«excellence française» dans le domaine des doctrines, des tactiques et des technologies de maintien de l’ordre. Ce lien apparaît bien dans le rôle joué par l’industrie militaire sur le marché global des armes «sublétales». Quelques semaines après la fin des révoltes populaires de l’automne 2005, la Délégation aux affaires stratégiques (DAS) du ministère de la Défense lançait un appel d’offres pour le compte de l’état-major des armées: déterminer de «quelle capacité doivent disposer les armées pour pouvoir mener des missions sur le territoire national» dans le cadre du développement du «problème du terrorisme» derrière lequel se tiendrait «également le problème des violences urbaines en banlieue[24]».
En 2008 et 2009, la DGA a fait réaliser des études privées pour concevoir de nouveaux moyens de «maîtrise des foules non coopératives et de mouvements massifs de type émeute» à destination de la police, de l’armée et de la gendarmerie[25]. Elle demandait d’évaluer les «contraintes d’emploi» de nouvelles armes sophistiquées «non létales» susceptibles d’être employées à la fois en guerre ou dans des opérations de maintien de l’ordre. Dans la pratique, ces rapports permettent de justifier le financement d’autant de nouveaux marchés d’armements. Chaque nouveau secteur de sublétalité délimité par l’idéologie sécuritaire constitue dès lors un nouveau marché à développer. Dans certains réseaux policiers et militaires émerge ainsi le concept d’«armement rhéostatique», c’est-à-dire capable de tuer ou non et dont la quantité de violence serait adaptable très précisément à chaque situation[26]. Comme le résume un document du Council on Foreign Relations américain: «L’arme non létale idéale serait un système à intensité et à effet continuellement variables, depuis une petite tape d’avertissement jusqu’à des chocs capables d’assommer ou de tuer[27].» Selon un «expert» de l’Institut français des relations internationales (IFRI), ce fantasme d’une arme répondant au mieux à toutes les situations est lié aux perspectives économiques et politiques d’un contrôle global, «un continuum de situations où les forces armées (policières ou militaires) seraient en mesure d’assurer un contrôle global, face à tous les facteurs de désordre[28]».
L’industrie des armes sublétales se développe dans le capitalisme néolibéral, médiatique et sécuritaire en accompagnant l’essor et l’extension d’une économie politique de la guerre de basse intensité permanente. Les profits économiques tirés de cette industrie semblent pousser au développement de situations permettant d’employer de l’armement sublétal, c’est dire qu’ils induisent des protocoles de provocation, ils fabriquent des champs de bataille qu’ils tentent de rendre gérables. C’est ce qu’on peut observer plus précisément à travers la globalisation des raids militaro-policiers.
L’histoire des unités SWAT aux États-Unis et des BAC en France retrace quant à elle la globalisation d’une technologie de violence militaro-policière. Dans leurs méthodes et leurs matériels, leurs concepts, leurs doctrines et leurs pratiques, ces unités d’intervention spécialisées participent à l’extension d’un marché économique et politique basé sur la provocation, le choc et des tactiques de tension.
Les SWAT sont des unités de police paramilitaires redéployées au cours de la restructuration sécuritaire pour mener une forme de guerre de basse intensité dans les quartiers populaires ségrégués. Le phénomène a été amorcé dans les années 1960, alors que, dans le cadre du COINTELPRO, un programme de guerre contre-révolutionnaire influencé par le DPU de la bataille d’Alger était déployé contre les mouvements autonomes des quartiers populaires. Suite aux puissantes révoltes de Watts en 1965, il fallait trouver de nouvelles méthodes de «contre-guérilla en zone urbaine». Le chef de la police de Los Angeles, Daryl F. Gates s’inspire alors du mode d’intervention utilisé pour la prise d’otage du fermier Cesar Chavez: un assemblage d’officiers de contrôle des foules, de police antiémeute et de snipers. Il nomme cette nouvelle unité «Special Weapons Attack Team», mais sa hiérarchie, déjà consciente de l’importance du facteur médiatique, préfère enlever le terme «attack». La structure paramilitaire de ces unités, quant à elle, est bien conservée. Trois ans plus tard, la SWAT de Los Angeles est engagée dans une bataille très médiatisée contre le Black Panther Party, qui constitue le premier grand laboratoire et la première vitrine importante permettant d’étendre ce concept et la création d’unités SWAT dans la plupart des États fédéraux. Ces unités participeront dès lors à des raids ultra-médiatisés comme en mai 1974, lorsque l’assaut contre la Symbionese Liberation Army est retransmis en direct à la télévision.
La violence déployée par ces unités est indissociable des sphères médiatiques et marchandes qui les propulsent. Dès 1975, une première série télévisée prend pour sujet les SWAT. De nombreuses autres suivront. Jusque dans les années 1980, les SWAT ne sont utilisées que pour de gros braquages ou des prises d’otages[29]. Leurs techniques de perquisition fracassantes sont justifiées par l’idée que «des vies sont en jeu» et qu’«il faut défendre la société[30]». Durant cette décennie, une dynamique économique et politique s’empare de ces appareils. À travers la «guerre contre la drogue», depuis le début des années 1990, les SWAT sont redéployées pour imposer un régime de violence militaro-policière aux classes populaires. Depuis lors, les SWAT enfoncent sans frapper les portes d’appartements, gazent, mettent en joue et soumettent des habitants des grandes villes en général et ceux des quartiers populaires en particulier. Mais les techniques de «perquisition sans sonner» se répandent aussi vers les campagnes. Auparavant très rares, une douzaine de ces raids ont désormais lieu chaque soir dans les villes des États-Unis. Elles prolifèrent aussi, sous des formes variées, au Brésil, dans les Balkans, en Irak ou en France.
L’extension de ces unités et de leur mécanique de choc est liée à la transformation des rapports de force entre la police et les classes populaires. Elle répond aussi à la restructuration globale de la violence d’État générée par le capitalisme sécuritaire.
Le répertoire d’action «dynamic entry» des SWAT est en effet articulé à l’emploi de techniques et de matériels issus des répertoires de la guerre et qui délimitent des marchés gigantesques – économiques, mais aussi politiques et médiatiques. Chaque intervention des SWAT est l’occasion d’un reportage à sensation ou d’une prise de position publique des chefs policiers et politiques, elle engage aussi à chaque fois l’emploi et la reconduction d’un vaste marché des techniques, doctrines et matériels de soumission hybrides. Les SWAT emploient des grenades de dispersion et diverses tactiques jusque-là réservées au «urban warfare», ainsi que des équipements directement issus des panoplies militaires: gants et bottes de combat, tenues camouflages, noires ou vert olive, parfois «ninja style», casques et vestes Kevlar, masques à gaz, genouillères, moyens de communication intégrés, armes de statut militaire comme des mitraillettes et des lance-grenades. Le slogan de Heckler and Koch, fabricant du MP5, résume la logique de reterritorialisation du capitalisme sécuritaire: «From the Gulf War to the Drug War – Battle Proven» («Éprouvé sur le champ de bataille, de la guerre du Golfe à la “guerre contre la drogue”»). De nombreuses unités SWAT sont maintenant transportées sur les sites d’intervention par des véhicules militaires blindés et certaines possèdent des hélicoptères et des tanks (avec ou sans tourelle équipée d’une mitrailleuse).
Ce processus est directement lié à une stratégie économico-politique du complexe militaro-industriel nord-américain. À travers le programme de soutien du pentagone à la «guerre contre la drogue» et la réforme du Posse Comitatus Act en 1981[31], ce dernier a fourni dans le courant des années 1980 toutes sortes d’armes de guerre aux polices fédérales américaines (hélicoptères, fusils d’assauts, etc.) gratuitement ou à très bas prix parce qu’issues des surplus du Pentagone. Le transfert des arsenaux militaires vers les panoplies policières fonctionne comme une restructuration liée à une grande crise de suraccumulation des armes. Le Pentagone utilise son budget défense pour acheter toujours plus d’armes aux grands marchands de guerre, et ainsi reconduire puis augmenter ce même budget auprès du Congrès. Les polices fédérales dotées de ces nouveaux matériels doivent les utiliser et créent pour cela des milliers de nouvelles unités SWAT qui, une fois normalisées, perdurent en consommant toujours plus de matériel, d’assistance et de formation, lesquels font fonctionner de grands laboratoires de recherches et développement, des structures de maintien en condition opérationnelle et tout un réseau d’appareils financiers. Le capitalisme sécuritaire a saisi la dynamique de provocation et en a fait son principe de développement.
Pour leur trouver un emploi, ces unités SWAT ont été affectées dans certaines villes moyennes au «cannabis policing», pour des disputes domestiques ou contre des chiens dangereux. Chaque nouvelle affectation délimite de nouveaux marchés. Une enquête du St. Petersburg Times rapporte que certaines villes ont augmenté les statistiques de la drogue et de la criminalité pour être dotées d’armements militaires. Selon un article du Capital Times, le gouvernement fédéral donne effectivement de l’argent aux États proportionnellement à l’intensité de leur engagement dans la «guerre contre la drogue[32]». Entre 1995 et 1997, le Pentagone a distribué 3 800 M16, 2 185 M14, 73 lanceurs de grenades et 112 véhicules armés aux départements de police du pays[33]. Pour l’année 1997 seulement, le Pentagone a fourni plus de 1,2 million de pièces issues des équipements militaires aux départements de police locale.
Le mode d’intervention de ces unités est résumé par le concept de «proactive policing». L’adjectif «proactif» a été forgé pour le néomanagement dans le courant des années 1970, moment fondateur de l’ordre néolibéral et sécuritaire. Il désigne la capacité d’un acteur économique à produire les conditions d’existence et d’extension de son profit, sa faculté de générer les marchés dont il se nourrit. Avec la transformation entrepreneuriale de la société, le concept de «proactivité» investit d’autres champs et notamment celui de la police. Il semble résumer à lui seul la dynamique d’autopoïèse qui préside à la restructuration néolibérale et sécuritaire du capitalisme mondial.
On observe un phénomène similaire en France avec le développement et l’extension des unités BAC, elles aussi conçues comme des «unités proactives[34]». À la différence des «forces de maintien de l’ordre» (la gendarmerie mobile et les CRS selon la nomenclature d’État) qui sont généralement chargées de repousser le contact et tentent de restreindre la quantité de violence physique nécessaire pour disperser une foule, les BAC emploient des techniques de choc, de harcèlement et de provocation. C’est l’association de ces techniques de choc et des dispositifs de quadrillage et d’enfermement par des unités de maintien de l’ordre qui active la mise en pratique d’une véritable tactique de la tension appliquée aux quartiers populaires et aux strates les plus ségréguées des classes populaires. Les agents qui composent ces brigades appartiennent au plus bas niveau de la division sociale du travail policier. Mais ils se distinguent du «service général» parce qu’ils interviennent surtout en civil, surtout la nuit et disposent de capacités judiciaires. Ils passent dès lors, au sein de la police, pour des «unités d’élite» du service général.
Assemblées dans l’après 1968 à partir de différentes techniques de polices spécialisées (coloniales, militaires et contre-révolutionnaires), les ancêtres des BAC (les Brigades de surveillance de nuit [BSN]) ont été instituées puis généralisées au cours des années 1970. Les BAC l’ont été dans le courant des années 1990 puis elles ont été diversifiées et industrialisées depuis le début du XXIe siècle. L’histoire des BAC montre elle aussi comment s’hybrident et se reterritorialisent les violences guerrières et policières dans le capitalisme néolibéral et sécuritaire. Comme la plupart des «unités mobiles opérationnelles» conçues dans les polices des grands pays impérialistes depuis les années 1970, ces brigades de choc sont chargées de «recueillir le renseignement», de «sécuriser les zones de non-droit» et de capturer des suspects. Elles constituent ainsi un équivalent, dans le domaine de la police, des unités commandos et des forces spéciales conçues, employées et généralisées pour la guerre urbaine et la contre-insurrection. Ce sont des commandos de choc de basse intensité.
Les prototypes qui ont donné naissance aux BAC sont donc les BSN. Elles ont été conçues dans la mécanique sécuritaire de l’après-1968, en dérivant des techniques de commandement colonial pour les appliquer aux classes populaires en général, aux mouvements révolutionnaires et aux strates issues de la colonisation en particulier. Les BSN ont été assemblées à partir des savoirs et des techniques des Brigades des agressions et violences (BAV), elles-mêmes dérivées au début des années 1950 des anciennes Brigades nord-africaines (BNA) chargées du contrôle, de la surveillance et de la répression des colonisés d’Afrique du Nord vivant en métropole[35]. Celles-ci quadrillaient les «quartiers musulmans», y opéraient des raids et des rafles, elles alimentaient des fichiers de surveillance politiques et sociaux et s’organisaient autour de la soumission des corps basanés. Ce sont d’anciens éléments de ces unités, formés à ces pratiques, formatés par elles, qui ont été majoritairement chargés de concevoir les BSN au début des années 1970. Ils emportaient avec eux une «mémoire incorporée[36]». Ce qui leur était alors demandé était d’«insécuriser les milieux délinquants[37]».
Les cadres policiers et politiques des années 1970 avaient effectivement été formés dans les années 1950. À partir de 1958, tous les élèves des grandes écoles (Polytechnique, ENA, etc.) avaient été envoyés en stage en Algérie[38]. Dans la police est donc arrivée toute une génération socialement construite par sa participation à la guerre à travers l’envoi du contingent. La situation de guerre coloniale[39] a constitué l’une des matrices particulièrement influentes de la transformation de la police nationale[40]. Ce mécanisme d’importation depuis l’extérieur militaire et colonial vers la police métropolitaine a fonctionné aussi dans le temps. La police de l’après-1968 a hérité des savoirs et pouvoirs forgés dans la guerre coloniale et les a réagencés. Après les premières expérimentations, les BSN ont été consacrées et généralisées sous l’autorité de Raymond Marcellin (ministre de l’Intérieur anticommuniste fasciné par la contre-insurrection) en avril 1973. Une note de service du directeur central de la sécurité publique a validé leur existence dans une trentaine de circonscriptions, avalisant et encourageant leur développement pour lutter tout d’abord contre une «criminalité» nouvellement stigmatisée comme «menace sur la nouvelle société». On ne parlait alors pas encore de la «petite et moyenne délinquance». Les BSN et les Brigades de surveillance de voie publique (BSVP), leur équivalent en journée, ont reçu trois objectifs: «assurer une surveillance permanente et discrète de la rue et des lieux publics», «tenter de réaliser des interpellations en flagrant délit» et «créer l’insécurité dans les milieux délinquants[41]». Cet impératif de discrétion importait dans la police des pauvres, des ouvriers et des étrangers, le mode d’action dit «proactif» étant jusqu’alors réservé aux polices judiciaires. C’est en somme une économie politique de l’immersion policière dans les classes populaires, une sorte de panoptique humain inspiré par la contre-insurrection, qui a dirigé la mise en pratique du principe de provocation dans ces nouvelles formes de police[42].
Le processus d’auto-engendrement sécuritaire s’est amorcé dès janvier 1974. Les BSN opérationnelles dans une soixantaine de circonscriptions de province ont pris le nom de «Brigades anticriminalité», 16 autres équipes quadrillaient les Hauts-de-Seine, la Seine-Saint-Denis et le Val-de-Marne, et des Brigades de direction en civil (BDC) se chargeaient de la capitale. En travaillant en civil dans la rue, surtout la nuit et surtout dans les quartiers populaires avec les méthodes commando, ces brigades ont rapidement créé un vaste marché de l’interpellation basé sur la criminalisation des indisciplines populaires, un marché théoriquement intarissable. Car la production de violence et de provocation liée à ce travail policier amorçait inlassablement des phénomènes de révoltes populaires: les BAC créaient les conditions de leur extension en fabricant des désordres gérables. À la fin des années 1980, elles ont été saisies par une volonté de puissance: l’économie politique de la guerre «hors limite», le marché de la sécurisation.
De 1988 à 1993, le ministère de l’Intérieur fut dirigé par Charles Pasqua, passionné de contre-insurrection, anticommuniste obsessionnel reconverti dans la «terrorisation des terroristes» et complètement intégré aux milieux de l’industrie militaro-sécuritaire. Les BAC furent réinstituées, normalisées, généralisées sur tout le territoire national et en particulier dans les quartiers populaires. L’étiquetage «zone sensible» ou «territoire criminogène» permettait de justifier la mise en place de nouvelles brigades qui feraient monter les statistiques de leur commissariat en provoquant de nombreuses interpellations. Assurant aussi de la sorte les carrières de chefs locaux.
À partir de 1995, dans les départements de la petite et grande couronne parisiennes, des BAC départementales ont été organisées et redéployées pour couvrir désormais les «violences urbaines», c’est-à-dire des révoltes populaires structurées par la ségrégation et la misère, mais qui surgissent très souvent suite aux brutalités policières elles-mêmes. Liée de très près à l’essor de l’armement sublétal, leur histoire est indissociable de celle des marchés de la sécurisation. Les BAC étaient mieux équipées que les autres unités de sûreté urbaine: en plus de l’équipement «traditionnel» (pare-balles lourds et légers, Maglites, outils de perquisitions – pince monseigneur, pied de biche, etc.), elles disposaient d’un bureau, d’un ordinateur, d’une voiture banalisée puissante à leur usage unique, de Flash-Balls, de lanceurs Cougars, de Taser, de gazeuses, de pistolets et de fusils à pompe.
Les BAC ont été progressivement reconnues comme des unités «efficaces» parce que rentables. Leur extension fut liée à cette capacité de provoquer les conditions d’une circulation de violence propice à un réarmement létal et sublétal du ministère de l’Intérieur puis, par contagion, des polices municipales et privées. Les BAC se sont développées parce que leur dynamique de provocation et de tension, en participant à créer les germes d’une guerre de basse intensité gérable, favorisent le développement des grands marchés de la sécurisation (industrie des armes, de la formation, cabinets d’audits, médias, industrie du bâtiment liée à la rénovation urbaine, etc.). En avril 1996, le ministre de l’Intérieur Jean-Louis Debré, estimait que «les excellents résultats obtenus par la Brigade anticriminalité de nuit, mise en place à Paris il y a plus de deux ans, plaidaient pour que ce dispositif soit étendu aux périodes diurnes[43]». Des BAC de jour furent donc créées à Paris et ont produit les mêmes effets, constituant un sous-secteur diurne du marché de la police de choc.
En août 2004, le domaine d’intervention des BAC fut étendu de la petite délinquance au «terrorisme», au «renseignement» et aux «violences urbaines[44]». Autant de domaines qui constituaient chaque fois un autre sous-secteur sur le marché global de la sécurisation. En plus des BAC de circonscription (l’équivalent des BAC locales de province), la note de service officialisait deux nouveaux types: les BAC de district et les BAC départementales. «Cette note consacre et institutionnalise un mode proactif de gestion militaro-policière des territoires et des populations[45]», explique Jérémie Gauthier. Depuis les années 2000, les types de BAC et d’unités proactives se multiplient, leur formation et leur emploi s’associent de plus en plus à des unités de maintien de l’ordre.
Les BAC ont aussi participé à l’extension des «perquisitions fracassantes». Sur un mode moins militarisé que les SWAT, ces raids pénètrent à six heures du matin, enfoncent les portes – théoriquement après avoir frappé – mettent en joue et immobilisent les habitants. Ces techniques se multiplient et globalisent des formes de violence d’État qui rendent poreuses et mouvantes les sphères mêmes du public et du privé. Elles troublent les frontières de la souveraineté jusque dans l’ordre de l’espace domestique. Cette dimension a été précisément analysée par Eyal Weisman concernant les nouvelles techniques de police militaire employées par Tsahal à Gaza[46].
La prolifération d’unités d’intervention spécialisées distribuant globalement et localement des formes de violence militaro-policière s’intègre à cette nouvelle forme d’impérialisme décrite par David Harvey[47]. Celui-ci prend les formes de la dépossession, de la reconquête et de l’occupation à l’intérieur aussi des territoires nationaux, à travers le développement et l’extension des mégalopoles techno-industrielles. Le Grand Paris[48] ou les nouveaux New York, Chicago, Toronto et Montréal grossissent en soumettant, en détruisant ou en transformant les quartiers populaires en quartiers chics et en attaquant tout ce qui s’oppose à l’accumulation de la puissance et du profit. Les unités commando de la police assurent la dimension coercitive de cette campagne intérieure. Une BAC Grand Paris a d’ailleurs été créée pour l’occasion. Elle a commencé à déployer son système de harcèlement sur les territoires qui freinent encore la croissance de la mégalopole néo-impériale.
Les BAC et les SWAT traduisent dans des pratiques hybrides des techniques de choc participant d’une forme de contre-insurrection policée, démocratisée. C’est en étant organisées sur le mode du rendement intensif que ces brigades produisent les provocations nécessaires aux marchés de la sécurité intérieure. Comme pour la contre-insurrection, il semble que l’efficacité et la rentabilité de ces unités commando de la police résident moins dans leur capacité à ramener l’ordre – comme le suggèrent leurs apôtres et bénéficiaires – que dans leur propension à créer les conditions d’une guerre intérieure de basse intensité, manœuvrable et profitable.
L’extension de la contre-insurrection depuis les domaines de la guerre coloniale et contre-révolutionnaire jusqu’au cœur des tactiques de «contrôle des foules en zone urbaine» révèle un mécanisme central de l’hybridation militaro-policière: un marché global de la violence se développe en saisissant le principe provocateur contenu dans la mécanique répressive pour faire du profit.
En multipliant des unités de police autonomisées et particulièrement provocatrices, en les armant et en les entraînant, le pouvoir politique stimule ainsi l’expérimentation de nouveaux marchés. Il doit pourtant continuer à produire le consentement, c’est-à-dire maximiser l’acceptabilité de ces nouvelles formes de la violence d’État. L’extension des armes «non létales» relève ainsi, à la fois d’une nouvelle course aux armements[49] et d’une nouvelle manière de provoquer les conditions de leur emploi, c’est-à-dire la globalisation «acceptable» des domaines de la guerre et des formes du contrôle[50].
En Amérique du Nord, donc, comme en France, en Europe et dans les territoires d’influence de l’impérialisme occidental partout autour de la planète, la restructuration néolibérale et sécuritaire puise dans la mythologie de la «guerre totale[51]» en représentant des «nouvelles menaces» proliférant partout et tout le temps. La réorganisation des appareils de la violence d’État sur cette ligne imaginaire induit une reterritorialisation progressive des frontières classiques de l’intérieur et de l’extérieur, de la paix et de la guerre, du civil, du policier et du militaire[52]. La guerre et le contrôle continuent pourtant de se distinguer, de s’influencer et de se co-engendrer. Mais leurs limites deviennent fluctuantes, poreuses, elles persistent en continuant de distinguer des régimes plutôt axés sur la soumission par la contrainte et la distribution de la mort, et d’autres plutôt tournés vers l’encadrement et la gestion de la vie. Les espaces-temps de la violence d’État s’hybrident et s’enchevêtrent, car la production de désordres gérables est devenue une source de profits colossaux. Ces super-marchés imposent au pouvoir de se restructurer à travers l’économie politique d’une «guerre hors limite[53]».
Ce marché global de violence relève de ce qu’on pourrait appeler un keynésianisme sécuritaire, en référence au keynésianisme militaire qui permit au capitalisme nord-américain de se restructurer après la crise des années 1930. Cette stratégie de sauvetage du capitalisme consistait à investir l’État et la société dans le développement du monde militaire et des marchés de la guerre. Les marchés sécuritaires sont forgés eux aussi comme une perspective de survie pour ce capitalisme de la guerre permanente, ils lui permettent de faire remonter les taux de profits et de fabriquer puis d’étendre de nouveaux marchés.
Mais il faut voir aussi qu’en parallèle d’une stratégie de tension, la dynamique sécuritaire investit puissamment dans de nouvelles formes de pouvoir ayant en commun de réduire les coûts du contrôle pour pouvoir continuer à le renforcer. À travers la globalisation des dynamiques proactives, de la prévention situationnelle ou de la neutralisation stratégique, des nouvelles formes de pouvoir s’étendent parce qu’elles ont en commun de fabriquer de l’autocontrôle dans «la population», d’induire la participation des classes dominées à leur propre encadrement, de favoriser la sous-traitance de la domination par les dominés. C’est le problème fondamental qui se pose à l’État depuis que le capitalisme impérialiste se nourrit de la guerre permanente. Les logiques de profit ont tendance à propulser des programmes de provocation axés sur la férocité tandis que les logiques d’État cherchent à produire de l’autocontrôle.
Lesley J. Wood observe de nombreux mécanismes liés à la conjugaison de ces logiques à la tête de la restructuration sécuritaire. «Diverses tendances ont émergé, mais aux États-Unis, au Canada et en Europe, la négociation et la communication ont été identifiées comme des moyens efficaces pour limiter les coûts de la répression visible», écrit-elle. Et d’ajouter que «[d]ans le même temps, les discussions entre les chefs de police, tant au Canada qu’aux États-Unis, insistaient sur la volonté de réduire les coûts politiques et économiques associés à la gestion des manifestations sans que l’ordre public en pâtisse».
Partout dans le monde, le «rapport à la violence» est devenu une thématique principale de division dans les mouvements et les luttes sociales lorsqu’ils se radicalisent et s’étendent. Il paraît fondamental de mettre en lumière cet investissement intensif des classes dominantes dans la recherche de moyens pour fabriquer des «désordres gérables», puis les gérer. Même si le capital trouve désormais intérêt à fabriquer des désordres, il s’agit bien de produire des désordres profitables et qui doivent rester encadrables, gouvernables, instrumentalisables. Wood analyse aussi ce phénomène: «avec la régularisation graduelle des activités militantes est venue celle de leur gestion par les forces de l’ordre». Elle interroge le fait que «les manifestations militantes en Europe de l’Ouest, ainsi qu’au Canada et aux États-Unis en particulier, font la plupart du temps l’objet d’un contrôle étroit. La police gère les autorisations de manifester, négocie, établit des itinéraires et réglemente le matériel de sonorisation. Elle désigne les lieux de rassemblements et prend en charge la signalisation. Les manifestations et les militants deviennent ainsi “gérables”, peu menaçants, et d’aucuns diront même qu’ils sont neutralisés», écrit-elle. Et de reconnaître qu’en revanche «plutôt que de s’en remettre aux autorités pour dispenser la justice, le militantisme d’action directe, fondé sur la transgression, met au défi les pouvoirs en place en perturbant l’activité économique et politique quotidienne et en éreintant les forces de l’ordre».
Malgré cette ritualisation des luttes sociales, si les activités militantes sont de plus en plus souvent gérées comme une menace par la police et les autorités locales, c’est selon l’auteure que «l’organisation efficace et le travail de coalition menacent le statu quo en apportant incertitude et imprévisibilité aux manifestations». «Ainsi, quand la police tente d’évaluer un nouveau réseau informe, dont on ignore le nombre d’adhérents, la capacité et l’intention, ils tendent à ne pas essayer de comprendre les motivations ou les actions des militants, et se prépare plutôt à prévenir le pire.» Ajoutons aussi le fait que le «militantisme d’action directe» ou des formes de mobilisation auto-organisées, offensives et qui tentent de se rendre ingérables se sont diffusées dans les mouvements de luttes partout dans le monde, et que la police préfère se préparer à ce «pire» chaque fois qu’elle a un doute. D’autant plus que cela va dans l’intérêt des marchés sécuritaires que de multiplier les déploiements répressifs massifs et coûteux.
L’enquête de Wood montre l’importance de considérer les luttes au sein des «microcontextes» des services de police, des organisations militant pour les libertés civiles, des médias, des tribunaux et des organisations professionnelles. Elles dessinent les contours de fines lignes d’assemblage sur lesquelles les mouvements de lutte peuvent espérer pouvoir faire pression de manière très relative sur la transformation de la domination policière. Mais elle a le courage d’avouer que peu de changements favorables aux dominés et dominées seront susceptibles d’advenir par ces voies. «Cela ne veut pas dire que nous devrions nous abstenir de remettre en question ses pratiques actuelles. Cela signifie que si nous le faisons, nous devons nous montrer stratégiques, de façon à remettre en cause non seulement une technologie ou une pratique en particulier, mais aussi la légitimité des “experts” et de leurs alliés, ainsi que la logique policière de contrôle des populations dans son ensemble», écrit-elle.
Entre les lignes, on y lit, si l’on veut bien, que pour changer réellement la situation, il n’y a pas d’autres possibilités que d’abolir en tant que tel le système qui génère la police. Dans ce sens, réaffirmons la nécessité de soutenir les luttes qui tentent de réformer cette société pour s’en protéger, en revendiquant le désarmement de la police, par exemple, ou la fin de l’impunité policière. Mais ne perdons jamais de vue la nécessité de nous auto-organiser pour arracher la racine de nos problèmes, c’est-à-dire les structures économiques, politiques et sociales qui déterminent toutes les dominations. Pour «renforcer un système social qui traite les gens avec dignité, qui assure qu’ils ont le minimum requis pour s’épanouir, qui valorise diverses relations d’entraide, de responsabilité, d’équité et de justice», Wood assure qu’il nous faudra «démilitariser nos relations» et «mettre au jour les mécaniques qui engendrent les inégalités sociales, économiques et politiques et les forces qui les entretiennent» afin d’«être mieux armés». Auto-organisons-nous pour enquêter collectivement et forger ces armes de libération ensemble et par nous-mêmes. Les stratégies d’émancipation collective ne peuvent être conçues que par les opprimés eux-mêmes, au travers des luttes. De là peuvent émerger des manières de résister à la domination militaro-policière qui menacent réellement les structures du système, c’est-à-dire l’ordre raciste, le patriarcat, le capitalisme et toutes les formes de hiérarchie.
[*] Militant libertaire né en banlieue parisienne, Mathieu Rigouste utilise les sciences sociales pour concevoir des outils critiques susceptibles d’aider les mouvements de luttes à fabriquer leurs propres stratégies de libération. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont le plus récent est La domination policière. Une violence industrielle (Paris, La Fabrique, 2012).