2.02
Salle de concert Disney
au Centre des Arts Théâtraux
Vendredi 17 septembre
Ils avaient tous la pétoche. Enfin, tous sauf Billy Coyne. Et Val s’était rendu compte depuis longtemps que Billy le Kid était aussi dingue qu’un rat de chiottes.
Val avait appris cette vieille expression – « dingue comme un rat de chiottes » – grâce à son vieux, qui la tenait du sien, comme il le lui avait dit un jour.
Et Billy Coyne était aussi dingue qu’un rat de chiottes.
Il avait continué de donner des ordres toute la semaine, mais il réservait la plus grande partie de ses vraies conversations au Vladimir Poutine de son tee-shirt. Et ces conversations étaient surtout en russe.
Les huit garçons avaient consacré cette semaine à suivre les instructions de Coyne et à tout préparer dans les égouts. Ils avaient passé un jour et demi dans le noir à découper les barreaux de la grille en acier, mais seulement à certains endroits, juste de quoi leur permettre d’accéder aux battants rouillés de la porte donnant sur la rue. Ils avaient laissé intacte la plus grande partie de la grille pour bloquer le passage de leurs éventuels poursuivants. Il leur avait encore fallu toute une journée pour limer la soudure joignant les deux panneaux de fer.
Tout reposait sur la qualité des informations de Billy Coyne – sans doute obtenues grâce à sa mère – concernant l’endroit précis où la limousine du Conseiller le déposerait. La bouche d’égout donnait sur le côté nord de la 2e Rue, devant la façade de la Salle de concert Walt-Disney. Quand ils risquèrent un coup d’œil dehors le jeudi soir, après les nombreuses heures passées à scier et à limer, ils purent voir l’étrange bâtiment Disney. Coyne les avait assurés que toutes les rues seraient barrées, sauf pour le convoi officiel, et que la voiture blindée du Conseiller Omura arriverait par Grand Avenue, puis tournerait à droite dans la 2e Rue avant de s’arrêter juste au coin. Les photographes, les cameramen de la télé et les journalistes étaient censés rester derrière des barrières entre la 2e Rue et une ruelle tout aussi étroite, l’allée du Général Thaddeus Kosciuszko, de sorte que leurs objectifs seraient braqués vers le nord, vers la salle de concert et les marches qu’Omura, le maire, leur entourage et leurs gardes du corps devraient gravir pour pénétrer dans le bâtiment.
Les membres du flashgang n’auraient que deux ou trois secondes pour repousser les battants de l’égout et ouvrir le feu.
Mais avant ça, ils pourraient voir à travers les panneaux fermés. Quand ils les avaient soudés quelques années plus tôt, les ouvriers y avaient percé d’étroites fentes horizontales vers le bas pour permettre l’écoulement des fortes pluies qui s’accumulaient habituellement dans la 2e Rue. Ces fentes étaient trop étroites pour servir de meurtrières, mais elles leur permettraient d’observer le moment où Omura sortirait de sa limousine.
Au petit matin, tandis que Sully faisait le guet dans la rue au cas où des gardes se pointeraient, ils avaient procédé à une répétition générale : d’abord ouvrir tout grands les panneaux de fer, et se tasser ensuite dans le petit espace, à guère plus de deux mètres de profondeur, pour ouvrir le feu. En principe, la limousine transportant le Conseiller Omura devait s’arrêter pour le déposer à moins de quatre mètres de là. Les garçons porteraient tous un passe-montagne, comme de vrais terroristes. Coyne avait acheté des keffiehs palestiniens pour tout le monde, mais Val trouvait que là, il en faisait quand même un peu trop.
Une fois qu’ils auraient fait cracher tout leur arsenal, pistolets et sulfateuses à fléchettes, ils se tireraient à toute vitesse. Il y avait un coude dans le tunnel, à cinq ou six mètres à peine de l’ouverture, ce qui leur permettrait de se mettre à couvert. Coyne leur avait quand même dit de ne pas rester trop près des parois, parce que les ricochets pouvaient porter très loin. La grille intérieure empêcherait les flics et les gardes du corps de se lancer à leur poursuite, et toutes les autres trappes d’accès du voisinage étaient condamnées. Les flics ne sauraient pas dans quelle direction ils s’étaient enfuis. La première sortie des égouts se trouvait deux kilomètres à l’est, mais Coyne avait prévu de commencer par aller au nord sur près de huit cents mètres, et de prendre ensuite à l’ouest à travers le labyrinthe pour remonter enfin à la surface près de l’hôpital Cigna. Ils avaient également découpé à l’avance la porte qui bloquait cet accès. Tout à côté, derrière l’hôpital, il y avait une benne spéciale destinée aux déchets biologiques dangereux – dont Coyne avait soigneusement scié le cadenas pour que ça ne se remarque pas –, et c’est là qu’ils pourraient se débarrasser de leurs armes. Ils porteraient des gants pendant toute l’opération.
Le hâjjî du marché de la 10 qui leur avait vendu les armes ne gardait pas trace de ses ventes.
— Le temps que les flics et les gardes japonais se retirent les pouces du cul, déclara Coyne, nous serons tous chez nous pour regarder la séquence sur CNN.
— Et si l’un de nous est blessé ou tué pendant l’attaque ? demanda Val. Là, les flics et le FBI ne mettront pas longtemps à nous identifier.
Coyne avait été furieux.
— Personne ne sera blessé ou tué, ty moudak !
Plus tard, le téléphone de Val lui apprit que cela voulait dire en russe quelque chose comme « espèce de connard ».
Le visage grimaçant de Vladimir Poutine regardait lui aussi Val d’un air furieux, mais c’est à Coyne qu’il sembla s’adresser :
— Eto trous, iavliaïetsia slabym zvenom v tsepotchke, malenky Koïn. Ty doljen oubit ievo.
Val n’avait pas utilisé son téléphone pour traduire ça… Il en avait compris le sens général, et savait que le Poutine du tee-shirt aimerait le voir mort.
Coyne avait passé un bras sur les épaules de Val en faisant signe aux autres de s’approcher, et ça s’était terminé en une sorte d’embrassade de groupe.
— Personne ne va se faire blesser ni tuer, mon drougui Val, dit Coyne avec une belle assurance. Ça va être un jeu d’enfant. On va pouvoir flasher là-dessus le restant de notre vie.
— O.K., marmonna Val, du moment que le restant de notre vie ne se compte pas en minutes…
Coyne avait éclaté de rire en lui donnant un petit coup sur le bras.
— Si on n’a pas les couilles, on n’a pas la gloire. Tu as vraiment envie d’être comme tous ces zombies autour de nous ?
— Non, dit Val après avoir réfléchi quelques secondes. Je n’y tiens pas.
*
Val passa la semaine à se demander ce qu’il devait faire. Il n’était ni un imbécile – contrairement à Dinjin, Toohey, Cruncher, Sully, Monk et Gene D., qui semblaient l’être de plus en plus –, ni dingue comme un rat de chiottes, ce qui était une quasi-certitude en ce qui concernait Billy Coyne. Aujourd’hui, tirer sur un Conseiller fédéral nippon était aussi grave – sans doute même encore plus – que de tirer sur la présidente des États-Unis. Le FBI et la Sécurité intérieure seraient immédiatement sur les dents, et Val n’avait aucun doute que les équipes du Conseiller disposaient de leurs propres ressources d’investigation à travers le pays.
Même des extrémistes comme la Confrérie Aryenne et la branche américaine d’Al-Qaida se gardaient bien de s’attaquer à un Conseiller japonais.
Val était sûr qu’il se cachait quelque chose derrière l’assurance de Coyne – dingue ou pas –, et il passa trois jours à explorer l’Internet avec son téléphone avant de trouver la réponse sur un site d’informations de la ville : Mme Galina Kschessinska – précédemment Mme Galina Coyne d’après des bulletins archivés sur six ans –, cadre hautement apprécié en charge des liaisons entre le Département des transports de la ville de Los Angeles et le bureau du Conseiller fédéral Daichi Omura depuis neuf ans, s’apprêtait à prendre une retraite anticipée afin de pouvoir retourner auprès de sa famille à Moscou. Le vendredi 17 septembre serait son dernier jour au bureau, et elle comptait partir pour Moscou le lendemain. Mme Kschessinska allait emmener avec elle son fils âgé de seize ans. Elle n’avait pas encore de plan bien arrêté pour son retour aux États-Unis. « Je veux seulement revoir ma famille et renouer des liens », avait-elle dit au journaliste du Département des transports, « et ensuite, naturellement, nous reviendrons afin que mon fils puisse remplir ses obligations concernant le Service sélectif. »
Val faillit pouffer en lisant ça. Bon, d’accord, Billy Coyne était dingue comme un rat de chiottes, mais pas de façon aussi suicidaire que Val l’avait pensé. Maman et son petit Billy ne reviendraient pas de Russie.
La mère de Billy avait dû essayer de payer pour lui éviter la conscription, comme elle avait réussi à acheter la liberté de son frère aîné, Brad, mais manifestement, ce coup-ci, ça n’avait pas marché. Coyne s’était souvent vanté auprès de Val du fait que Brad était déjà en Russie, et qu’il s’élevait rapidement au sein de la mafia russe. Et ni Billy ni sa mère n’avaient l’intention qu’il soit enrôlé dans l’armée américaine pour aller se battre et mourir dans la campagne chinoise pour le compte de l’Inde ou du Japon.
Grâce à sa mère, ce sacré Coyne avait donc une porte de sortie qui l’attendait le lendemain de l’attaque-suicide de son gang contre le Conseiller Omura. Val se demandait même si Coyne serait là le vendredi soir au moment de la tentative d’assassinat.
Probablement. Bien sûr, ce rat de chiottes de Billy devait être ravi à l’idée d’envoyer ses sept compadres à une mort quasi certaine – ou tout au moins en prison –, mais pouvoir y participer et s’en tirer ensuite libre comme l’air (la Russie n’avait pas d’accords d’extradition avec les États-Unis) devait le réjouir encore plus. Coyne était un sociopathe et un accro au flash, et Val pensait que la perspective de pouvoir flasher sur le meurtre d’Omura – sans doute un avant-goût d’aventures encore plus excitantes dans la Sainte Mère Russie – devait être irrésistible.
Coyne sera donc sans doute là vendredi soir, songea Val. Mais moi, est-ce que j’y serai ?
Pendant cette semaine qui allait se terminer par ce qu’il avait déjà surnommé « le Massacre du Vendredi Soir », la question ne cessa de lui trotter dans la tête.
Cela faisait déjà quelques mois qu’il se la posait sous une forme un peu différente. Val Bottom – ou plutôt Val Fox, comme il préférait se faire appeler au lycée – était déprimé au point d’envisager le suicide.
Être ou ne pas être, voilà la question.
Sauf qu’un type du nom de Harold Bloom, que Val avait trouvé sur l’Internet parce qu’il s’intéressait à Hamlet, avait dit que ce monologue ne parlait pas du tout de suicide. Un point de vue qui aurait beaucoup étonné Mr Herrendet, son jeune prof de littérature, qui enseignait Hamlet sans l’avoir jamais vraiment lu.
Jusque-là, les pensées suicidaires de Val n’avaient pas été vraiment sérieuses, parce que dans la pratique, tous les moyens qui s’offraient à lui – sauter du haut d’un immeuble, se pendre, accumuler un stock de somnifères suffisant, voler une voiture ou une moto et déboîter sur l’autoroute à cent cinquante à l’heure – l’avaient tellement rebuté qu’il avait renoncé à de tels remèdes à sa mélancolie.
Mais maintenant, il avait le Beretta.
Coyne lui avait donné le pistolet mardi, quand le chef de la bande avait pu enfin se procurer son cracheur de fléchettes OAO Izhmash au marché de minuit. C’était le genre d’arme automatique que les hâjjî appelaient un « nettoyeur de synagogue », et Coyne en était absolument enchanté, même si le simple fait de posséder cette arme pouvait vous valoir huit ans de prison minimum dans le Stade des Dodgers, sans aucune possibilité de réduction de peine.
Ce soir-là, Val avait téléchargé un manuel détaillé sur « Comment prendre soin de son Beretta ». Après avoir acheté tout le matériel nécessaire, huile spéciale, chiffons et goupillons, il avait consacré ses loisirs à nettoyer et inspecter son arme, et à en apprendre le fonctionnement. Il avait retiré le chargeur, puis il avait vérifié qu’il ne restait pas de balle dans le canon avant de se le poser sur le front.
Il avait lu dans un document en ligne (qu’il n’avait pas téléchargé, celui-là) intitulé Le suicide est un droit inaliénable : Comment s’y prendre, que même avec une balle de gros calibre comme du 9mm, on ne pouvait être certain de percer l’os du crâne. Il suffisait d’une légère déviation, avait expliqué l’article, et on se trouvait transformé en légume pour le restant de ses jours.
La seule façon d’être vraiment sûr, poursuivait l’article, était de se mettre le canon dans la bouche contre l’arrière du palais. Comme ça, on avait la garantie que la balle se logerait dans la cervelle, mettant fin à toutes les souffrances et tous les doutes.
Val fit l’essai, mais le goût infect de l’huile et la masse du canon dans sa bouche lui donnèrent la nausée au point de vomir. Et en plus, c’était un vrai truc de pédé…
Qu’est-ce qu’il y avait d’autre, comme méthodes ?
Se servir des flics, bien sûr. Il lui suffirait de se mettre devant le groupe de gamins déchaînés vendredi soir, et d’encaisser quelques rafales pour le flashgang.
Mais est-ce que ça lui garantirait une mort rapide et relativement indolore ? Probablement, mais il n’y avait aucune certitude.
Val avait huit ou neuf ans quand il avait regardé avec son père – qui adorait les westerns – un vieux film du siècle dernier intitulé La Légende de Jesse James. Dans ce film, un Jesse James vicelard à souhait et son frère Frank, rejoints par une bande de hors-la-loi, essayaient de s’attaquer à une « banque facile » à Northfield, dans le Minnesota. Manifestement, Northfield n’avait pas l’intention de laisser sa « banque facile » se faire dévaliser comme ça, parce que – dans le film, en tout cas – tous les hommes et tous les gamins, et même les chiens de la petite ville, attrapaient un fusil et se mettaient à truffer de plomb les bandits.
Cole Younger, déjà touché à cinq endroits à Northfield, encaissa encore plusieurs balles au cours d’une fusillade dans un marais, dont une dans la main, une dans la poitrine et une dans la tête. Malgré onze blessures assez graves, il fut capturé vivant, puis jugé et emprisonné dans le pénitencier du Minnesota à Stillwater.
Val, qui s’était suffisamment intéressé à l’histoire pour emprunter à la bibliothèque quelques livres sur le sujet, avait appris que le butin total de l’attaque de la banque de Northfield s’était élevé à 26,70 dollars.
Bien sûr, c’étaient des anciens dollars, et ça devait sans doute valoir quelque chose à l’époque, mais tout de même…
Val essaya de s’imaginer les gardes du Conseiller Omura lui logeant huit, dix, onze balles dans le corps, sans arriver à l’abattre. Ça devait faire un mal de chien. Cole Younger avait été jeté à l’arrière d’une charrette avec ses complices les plus grièvement blessés, et alors même qu’il se vidait pratiquement de son sang par ses onze blessures, il avait plaisanté avec ceux qui l’avaient capturé, et quand ils étaient arrivés dans la ville de Madelia, Cole avait réussi à se mettre debout, puis il avait soulevé son chapeau taché de sang et de boue pour saluer des passantes.
C’était entre autres pour apprendre ce genre de trucs mégacool sur le monde et l’histoire que Val continuait de lire.
Mais est-ce qu’il saurait être aussi macho cool que Cole Younger avec ses onze balles dans la peau ? Val en doutait… Quand Leonard l’emmenait chez le dentiste clandestin dans le sous-sol d’un taudis près d’Echo Park, Val était à deux doigts de pleurnicher comme une fille. Alors, qu’est-ce qu’il ferait si un morceau de plomb se déplaçant plus vite que le son lui pénétrait dans le corps et lui déchiquetait des organes et des artères ?
Bon, qu’est-ce qu’il y avait comme autres moyens ?
Il pourrait tirer sur Coyne et les autres avant qu’ils n’assassinent Omura. Est-ce que la ville le considérerait comme un héros ? Est-ce que le Conseiller et le maire le gracieraient ? Est-ce qu’on organiserait un défilé en son honneur ?
Mais réussir à tuer les sept membres du flashgang sans se faire tirer dessus lui semblait relever de l’exploit, même s’il avait le courage de tenter le coup. Il commencerait par Coyne, mais tous ces petits cons boutonneux étaient armés, maintenant. Val essaya de s’imaginer recevant un nuage de fléchettes tirées par l’OAO Izhmash de Billy. Ces saloperies faisaient six ou sept centimètres de long, et elles étaient hérissées de barbillons. Doux Jésus… Rien que cette pensée lui donna encore envie de vomir.
De toute façon, il n’avait pas envie d’être gracié. Il n’avait absolument pas envie d’être un héros. Et il préférerait encore se mettre le canon contre le palais plutôt que de se trouver au centre d’un défilé.
Bon, qu’est-ce qu’il voulait, au fond ?
Mourir plutôt que continuer de vivre dans cette ville et ce monde de merde… peut-être. Probablement.
La seule chose qui le tentait plus que de mourir était de retourner à Denver et de descendre son vieux. Ce salopard l’avait abandonné après la mort de sa mère – il l’avait abandonné et complètement oublié, Val en était certain –, et il n’y aurait rien de plus jouissif que de voir la tête de Nick quelques secondes avant que Val appuie sur la détente de son Beretta.
Et puis, jeudi dernier – alors que Val était sûr qu’il ne lui restait plus qu’à se tirer une balle dans la tête ce soir-là, en espérant que son crâne n’était pas épais au point de dévier la balle –, ce cher vieux Leonard avait tout changé en lui parlant du convoi de camions pour Denver, que son riche copain spanique avait organisé pour eux.
Il avait failli fondre en larmes, mais heureusement, il avait su se retenir. Leonard n’aurait jamais rien compris à ses larmes de gratitude, qui tenaient non seulement à ce qu’il n’était plus obligé de mourir ce soir-là, mais aussi au fait qu’il allait pouvoir revoir son père et le tuer.
Grâce à sa mère, Coyne avait un tapis magique qui l’emporterait en Russie le lendemain de l’assassinat d’Omura. Et maintenant, Val Fox-Bottom avait un truc encore plus mégacool – son propre plan d’évasion de minuit avec des routiers du marché noir.
Il restait la question du projet d’attentat. Val pouvait maintenant tout laisser tomber, ne pas aller au rendez-vous vendredi soir, et se planquer jusqu’à ce que Coyne soit obligé de faire le coup sans lui.
Ou il pourrait y aller pour regarder le spectacle – il y aurait de quoi flasher dessus pendant des années, quelle que soit la tournure des événements – sans avoir à tirer un seul coup de feu. Ni en recevoir un.
Ce jeudi soir, Val alla se coucher avec le sourire, mais pas avant d’avoir utilisé son avant-dernière fiole de vingt minutes.
*
Val a quatre ans. Aujourd’hui, c’est son anniversaire et il a maintenant quatre ans. Il arrive à s’imaginer les quatre bougies sur le gâteau avec son glaçage au chocolat parce qu’il sait maintenant compter jusqu’à quatre. Il a quatre ans et sa maman est encore en vie et il ne déteste pas son papa et son papa ne le déteste pas et c’est son anniversaire.
Maman et Val et le meilleur ami de Val, Samuel, qui a quatre ans et qui habite deux maisons plus loin, et la grand-mère de Val – son copain vit avec seulement sa grand-mère, il ne sait pas trop pourquoi – sont tous dans la cuisine où, dans un peu moins de six ans, des gens vêtus de noir vont venir boire le café et manger des gâteaux et d’autres choses après l’enterrement de sa mère. Mais le Val de maintenant bloque ce souvenir du futur d’alors en s’abandonnant complètement au moment du flashback – lentement, délibérément, délicieusement –, comme s’il se plongeait doucement dans une baignoire remplie d’une eau bien chaude.
Val est installé sur la grande chaise que sa maman a achetée dans la boutique de meubles en bois blanc et qu’elle a décorée de fleurs et d’animaux, rien que pour lui, quand il est devenu trop grand pour s’asseoir sur sa chaise haute. Il a beau être un grand garçon de quatre ans, aujourd’hui, il adore cette chaise qui lui permet d’être presque à la même hauteur que son papa en face de lui.
Quand son papa est là. Ce qui n’est pas le cas en ce moment pour ce dîner d’anniversaire. Pas encore.
Un peu plus tôt, il a entendu sa maman au téléphone. « Mais tu as promis, Nick. Non, on ne peut plus attendre… Val tombe de sommeil après sa longue journée, et Samuel va devoir bientôt rentrer chez lui. Oui, tu as intérêt à essayer. Val compte sur toi aujourd’hui, et moi aussi. »
Elle sourit quand elle revient dans la cuisine, mais Val sent le Val de quatre ans qui perçoit la tension chez sa mère. Son sourire est trop large, ses yeux sont un peu rouges.
— Et si tu ouvrais deux ou trois de tes cadeaux en attendant que ton papa arrive ? propose sa mère.
— Oh, oui, quelle bonne idée ! s’exclame la grand-mère de Samuel.
Ça fait drôle de voir une vieille dame taper dans ses mains d’excitation comme une petite fille.
Val regarde ses mains dodues ouvrir les cadeaux. Un petit bateau de la part de Samuel, même si son copain est aussi surpris que lui en voyant ce que contient le paquet. Un livre avec des gratte-ciel en relief offert par la grand-mère de Samuel. Le petit Val est incapable de lire la plupart des mots dans le livre, mais le Val de maintenant y arrive.
— Je propose qu’on passe à ton gâteau, maintenant, dit sa maman, et on ouvrira les cadeaux de Papa et Maman quand tu auras soufflé les bougies.
Val et Samuel ouvrent de grands yeux quand la grand-mère de Samuel éteint dans la cuisine. En cette fin de journée de septembre, il y a encore juste assez de lumière à travers les volets pour qu’ils n’aient pas trop peur, mais Val sent le cœur du Val de quatre ans battre plus fort d’excitation et de plaisir anticipé.
— Joyeux anniversaire, joyeux anniversaire…
Sa maman et la grand-mère de Samuel chantent. La lueur des bougies est magique.
Val souffle les bougies, avec un peu d’aide de sa maman pour la dernière, et il pointe le doigt sur chacune en comptant au fur et à mesure.
— Une… deux… trois… QUATRE !
Tout le monde applaudit. Sa maman rallume et là, debout au milieu de la cuisine, dans son costume gris avec sa cravate rouge, il y a Papa.
Val lui tend les bras et son papa le soulève dans les airs.
— Joyeux anniversaire, mon grand, dit Papa en lui tendant un paquet mal ficelé.
Il y a quelque chose de mou à l’intérieur.
— Vas-y, ouvre-le, dit son papa.
C’est un gant de base-ball, adapté à la taille d’un enfant, mais c’est quand même un vrai. Val essaie de l’enfiler sur sa main gauche, et son papa l’aide à bien le mettre. Val enfouit son visage dans la paume incurvée et huilée, et il respire l’odeur de cuir.
Sa maman les serre tous les deux dans ses bras, Val et son papa qui le tient toujours là-haut contre sa poitrine, et l’espace d’un instant, Val est presque écrasé parce que tout le monde embrasse tout le monde, mais il garde le gant de cuir et son odeur délicieuse contre son visage – parce que, sans très bien savoir pourquoi, il pleure comme un bébé –, et Samuel crie quelque chose, et…
*
Quand Val émerge de ses vingt minutes de flash, c’est au son de sirènes, d’hélicoptères et de coups de feu tirés quelque part dans le quartier. L’air qui passe à travers le volet de sa chambre est imprégné d’une odeur de poubelle.
Quelle chochotte tu fais, se dit-il. À seize ans, tu flashes sur des conneries pareilles ? Une vraie chochotte…
N’empêche, il aurait bien aimé avoir une fiole de trente minutes…
Val se retourne dans son lit pour plonger la main derrière sa vieille commode, dans la cachette masquée par le lambris à moitié décollé.
Il en retire les deux objets qu’elle contient et se rallonge sur le dos.
Le gant de base-ball – maintenant plus foncé, avec les lacets de cuir remplacés et retressés une dizaine de fois, et la doublure déchirée – sent presque comme autrefois. Le cuir a acquis une odeur plus profonde, plus consciente. Il se pose le gant, trop petit maintenant pour qu’il puisse l’enfiler, sur le visage.
Une vraie chochotte. C’est une des raisons pour lesquelles il ferme la porte de sa chambre à clef. Et en fait, il éprouve le même sentiment de culpabilité avec ces deux talismans que quand il télécharge du porno sur des sites de branlette. Mais c’est quand même différent…
Il repose le vieux gant à côté de lui, sur l’oreiller.
L’autre objet est un vieux téléphone bleu. Le portable de sa mère. Le lendemain de l’enterrement, il l’avait pris et il l’avait caché. Son père avait fini par le chercher un peu partout, mais pas très bien.
En tant que téléphone, il ne servait plus à rien parce que son vieux avait résilié les abonnements et Verizon avait tout coupé peu de temps après la mort de sa mère, mais il restait des choses précieuses dedans.
Val se mit une oreillette et tapa quelques touches. Sa mère se servait de la fonction mémo vocal, et il connaissait ses dates préférées par cœur. L’une des notes remontait à septembre, six ans plus tôt, une liste de possibilités de cadeaux pour lui… pour son dixième anniversaire. Il y avait des notes du même genre pour ce dernier Noël, juste quinze jours avant l’accident.
Mais même les mémos qui ne le concernaient pas personnellement étaient merveilleux. Certains mentionnaient un rendez-vous chez le dentiste, ou une réunion de parents d’élèves… aucune importance. Rien que la voix de sa mère lui permettait de s’endormir les soirs où il ne trouvait pas le sommeil. En général, elle avait l’air distraite, stressée par son travail, parfois même agacée, mais n’empêche… le son de sa voix touchait quelque chose de très profond en lui.
Il y avait aussi des fichiers texte dans le téléphone, bien sûr, et même de très gros datant des sept derniers mois de sa vie, mais ils étaient encryptés, et après quelques vagues tentatives pour trouver le code, Val les avait laissés de côté. C’était peut-être une sorte de journal intime, mais quoi qu’il en soit, sa mère avait tenu à le garder pour elle. Si le mariage de ses parents battait de l’aile, ou s’il s’agissait d’une de ces histoires d’adultes qu’elle voulait garder secrète, Val considérait que ça ne le regardait pas.
Tout ce qu’il voulait, c’était entendre le son de sa voix.
Bon sang, mais tu es vraiment une chochotte, Val Bottom. Dans moins d’un an, tu vas te retrouver dans l’armée ou chez les marines, et voilà où tu en es…
Val ignora cette voix intérieure et écouta celle de sa mère, le nez et la joue blottis contre le gant de base-ball.
Même avec cette affaire d’Omura qui l’attendait demain tel un fantôme vêtu de noir, la douce voix et l’odeur de cuir lui apaisèrent l’esprit, et il s’endormit en quelques minutes.
Sa dernière pensée fut : Il faut que je range ces deux trucs bien au fond de mon sac, pour que Leonard ne les trouve pas…
*
— Espèce d’enculé !
— Enculé toi-même, Coyne, dit Val. Et va te faire foutre.
Il était arrivé dix minutes en retard à leur rendez-vous devant l’accès aux égouts près de l’hôpital Cigna. Il avait failli ne pas venir, mais finalement, il avait compris qu’il douterait toujours de son courage s’il n’y allait pas.
— On allait partir sans toi, torche-cul, dit Coyne en grimaçant.
Sous sa veste en cuir, on apercevait un Poutine au regard menaçant et aux sourcils froncés. Coyne avait déjà enfilé son passe-montagne, mais en le laissant relevé sur son front.
— Tu as apporté ton flingue, torche-cul ? demanda Gene D. avec un gloussement presque hystérique.
Val lui donna une pichenette sur la joue.
— Hé ! cria Gene D.
Coyne s’esclaffa.
— Moi, j’ai le droit d’appeler ce torche-cul de Bottom « torche-cul ». Personne d’autre. Allez, ferme ta braguette, tête de nœud.
Gene D. baissa les yeux et les autres garçons rirent trop fort. Tout le monde avait l’air vraiment tendu.
— Tu as ta lampe ? demanda Coyne.
Là, derrière la benne à déchets de l’hôpital, il tenait son gros OAO Izhmash sans se cacher. Le jour tombait, mais il ne faisait pas encore vraiment sombre, et n’importe qui dans le parking aurait pu le voir.
Val lui montra sa lampe torche.
— Allons-y, dit Coyne.
Dinjin dégagea la trappe de l’égout et ils se glissèrent l’un après l’autre dans le conduit sombre et humide, Coyne en tête. Ils parcoururent ainsi sept ou huit cents mètres vers le centre-ville, à travers le dédale qu’ils avaient mémorisé en évitant d’inscrire des repères. Tous restaient silencieux, balayant du faisceau de leurs lampes les parois de béton couvertes de graffitis et tapissées de mousse. Près de l’entrée du Cigna, quelques matelas avaient été installés. Le sol était jonché de fioles de flashback brisées, de papier hygiénique et de préservatifs usagés, sur lesquels les garçons évitèrent soigneusement de poser le pied.
Val était épaté de voir que toute la bande était là. Les plus jeunes, comme Toohey, Cruncher et Dinjin, avaient-ils bien conscience de ce qu’ils s’apprêtaient à faire ?
Et les plus vieux – Sully, Gene D., Monk, et même Coyne – s’en rendaient-ils compte, eux ?
Val se demanda si lui-même savait ce qu’il faisait… Pourquoi était-il venu ?
Ils atteignirent la sortie donnant sur le bâtiment Disney plus vite que Val ne l’aurait voulu.
— Éteignez vos lampes, chuchota Coyne, et mettez vos masques.
— On en a encore pour dix minutes avant de… commença Sully.
— Ta gueule et fais ce que je te dis, lança Coyne.
Les garçons enfilèrent leurs passe-montagnes. Val détestait l’odeur et le contact de la laine humide sur son visage. Au début, il eut l’impression d’être plongé dans les ténèbres – il ne voyait absolument plus rien, et un sentiment de panique lui tordit soudain les tripes. Mais une faible lumière filtrait par les fentes aménagées dans les panneaux fermés, et sa vision commença à s’adapter, du moins suffisamment pour qu’il puisse distinguer les silhouettes de ses camarades. Il perçut une présence à côté de lui – Monk ? – et sentit le garçon trembler de terreur ou d’anxiété.
Coyne les bouscula jusqu’à ce que tous soient entassés aussi près que possible de la grille et des panneaux. En s’étirant le cou, ils arrivaient à distinguer la rue par les six fentes étroites. Les plus jeunes se relayaient aux deux fentes qu’on leur avait laissées.
Quand Val jeta un coup d’œil, il crut que son cœur allait exploser. Il y avait déjà des gens et des voitures dehors, mais la place de parking principale, à trois ou quatre mètres seulement, était encore vide. Le bruit des voix et de la circulation, les cris des journalistes et des photographes, et une sorte de bourdonnement provenant de la foule, semblaient l’entourer malgré les barrières de béton et d’acier. Les autres fois où ils étaient venus ici, pendant toutes ces heures passées à scier et à limer, et à s’assurer que la clef de Coyne ouvrait bien les panneaux d’accès, la 2e Rue avait été déserte, et le bruit des rares voitures passant dans Grand Avenue avait semblé très lointain.
Et maintenant, il y avait tout ce tumulte ici.
Bon sang, qu’est-ce qui leur était passé par la tête ? Val savait que, jusque-là, il s’était agi d’un simple fantasme de gamins – jouer aux pirates dans une grotte avec de vraies armes –, mais maintenant, c’était bien réel.
— Coyne, chuchota Val. On ne peut pas…
Coyne lui donna un coup de poing en pleine figure. Val tomba lourdement, avec son Beretta toujours dans sa ceinture. Il sentit l’étrange canon du cracheur de fléchettes s’enfoncer douloureusement dans sa joue.
— Ferme ta gueule, espèce de connard, siffla Coyne. Ou sinon, je te jure que je te bute ici, maintenant, sans attendre.
Val savait que les armes à fléchettes faisaient très peu de bruit, un simple chuintement. Coyne pourrait prendre le risque de… non, se rendit-il compte avec une terrible certitude. Coyne allait bel et bien prendre le risque d’être entendu en tuant Val tout de suite. Cette certitude absolue s’accompagnait d’une autre : depuis le début, Coyne projetait de le tuer ici ce soir. Il avait peut-être même l’intention de tuer tous les membres du flashgang au cours de la fusillade.
Le Beretta de Val était passé dans sa ceinture, sous son sweat-shirt à capuche et sa chemise de flanelle. Il s’apprêtait à tenter de le récupérer dans l’obscurité quand il entendit un bruit métallique. Coyne venait d’actionner quelque chose sur son arme, sans doute le cran de sûreté. Le prochain bruit qu’il entendrait serait son dernier…
— Il est là ! s’écria Monk. La limo est arrivée !
— Quoi ? chuchota Coyne. C’est trop tôt. Encore trois minutes…
Leur chef avait manifestement consulté sa montre de luxe.
— Il est en train de descendre ! cria Gene D.
Il n’était plus question d’essayer de rester silencieux.
Le cadenas était ouvert et la chaîne défaite, et six des garçons se précipitèrent pour attraper les barreaux qu’ils avaient posés contre le mur, des morceaux de grille de un mètre de long. C’était avec ces barres qu’ils s’étaient entraînés à ouvrir les panneaux au petit matin, tandis que Monk ou Dinjin restaient dehors, prêts à accourir pour remettre la porte en place.
— C’est lui ! cria Sully qui observait par l’une des fentes. Omura !
— Ferme-la ! Ferme-la ! chuchota Coyne.
Mais il était trop tard pour maîtriser la situation. Les événements se précipitaient inexorablement.
Au moins, se dit Val, l’OAO Izhmash n’était plus braqué sur sa tête. Il se remit à respirer et commença à s’éloigner en rampant sur le dos, vers la zone plus sombre à quelques mètre de l’ouverture.
Quand les garçons avaient répété la manœuvre, tout s’était bien passé parce qu’ils s’étaient coordonnés, mais là, ils se mirent à taper n’importe comment contre les panneaux d’acier, qui finirent par s’entrouvrir en grinçant. La lumière des réverbères, des phares de voiture, des projecteurs et des flashes des photographes pénétra dans le tunnel et aveugla presque les huit paires d’yeux qui s’étaient habitués à la pénombre.
— Tirez ! Tirez ! Tirez ! hurla Cruncher en essayant d’armer le chien de son gros .357 Magnum.
— Non ! Attendez, attendez ! cria Coyne.
Qu’est-ce qu’il a prévu de faire ? se demanda Val, complètement abasourdi.
De toute façon, il ne pouvait pas rester là à attendre la réponse. Il se releva péniblement et courut vers le coude que faisait le tunnel un peu plus loin.
— Putain d’enculé ! hurla Coyne en tirant aussitôt sur lui avec son crache-fléchettes.
Croyant que c’était le signal d’y aller, les autres garçons se mirent tous à tirer eux aussi. Le bruit des détonations fut absolument assourdissant dans cet espace confiné. Gene D. n’avait même pas encore ouvert complètement le panneau de son côté, et des étincelles jaillirent sur l’acier. Les autres se bousculaient pour tirer entre les deux panneaux entrouverts d’à peine un mètre.
Juste après le coude du tunnel, Val venait juste de s’accroupir dans un renfoncement quand une cinquantaine de fléchettes barbelées frappèrent la paroi en projetant une pluie d’étincelles et continuèrent de ricocher plus loin dans le passage. Si Val n’avait pas franchi le coude à ce moment-là, il serait mort. Et s’il avait continué de courir, les fléchettes l’auraient déchiqueté et il serait mort…
Coyne se mit à crier à son tour et à tirer à travers l’entrebâillement des volets tout en poussant les autres devant lui. Val le vit faire parce que sa curiosité était trop forte : il n’avait pu s’empêcher de jeter un coup d’œil, alors que c’était complètement idiot…
Quelqu’un, sans doute un des gardes d’Omura, était en train de riposter. Val vit la tête rasée de Toohey exploser dans un nuage rouge et gris, et le garçon s’effondra contre Cruncher. Dinjin cria quelque chose avant d’être touché à son tour. Il tomba comme un sac de patates. Ce n’était pas du tout comme dans les scènes que Val avait vues mille fois au cinéma, où le corps est projeté en arrière de façon spectaculaire. Non, une simple chute, finale et mortelle.
— Continuez de tirer ! Continuez de tirer ! hurla Coyne d’une étrange voix de fausset, tout en reculant pour s’éloigner de l’ouverture.
Il tenait maintenant le canon de son arme braqué sur le dos de ses camarades.
Et merde, ça suffit comme ça… Val fit demi-tour et se mit à courir de toutes ses forces. C’est en se cognant contre un mur de béton au premier embranchement du tunnel qu’il se rendit compte qu’il avait lâché sa lampe tout à l’heure. Il avait couru à l’aveuglette dans le noir. Il fallait qu’il prenne à gauche dans un passage étroit à l’embranchement suivant, mais il n’avait aucune chance de le repérer dans cette obscurité. Il était pris au piège.
Il venait de se relever et secouait la tête pour recouvrer ses esprits quand il y eut un éclair plus brillant qu’un soleil, suivi d’un bruit plus fort et plus terrifiant que tout ce qu’il avait jamais entendu jusqu’ici. Une onde de choc le souleva et le projeta cinq mètres plus loin. Il sentit à peine les écorchures sur ses genoux et ses coudes en glissant sur le béton.
Des flammes jaillirent dans le premier coude du tunnel derrière lui. Val aperçut une silhouette qui se jetait de côté, exactement là où lui-même s’était abrité quelques instants plus tôt. C’est alors qu’une deuxième onde de choc le frappa et l’envoya bouler sur quelques mètres.
Maintenant, il y avait assez de lumière pour voir…
Il retira son passe-montagne et prit le Beretta qu’il rangea sous la laine. Il se remit à courir. Le tunnel était illuminé en rouge et orange par des flammes invisibles, et l’ombre de Val bondissait devant lui tandis qu’il poursuivait sa course effrénée, obligé parfois de se baisser pour éviter des barres d’armature et écoutant le chaos d’explosions qui continuaient trente mètres derrière lui.
Quelqu’un a dû balancer une roquette ou un machin comme ça. Il n’y avait aucune chance que les garçons restés dans la première section du tunnel soient encore en vie après ça.
Des cris. Des coups de feu. Des gardes, des flics ou des soldats étaient maintenant dans le tunnel avec lui. L’idée géniale qu’ils avaient eue de laisser la grille en place pour bloquer le passage de leurs poursuivants n’avait pas tenu vingt secondes. Quelqu’un avait fait sauter les panneaux, la grille, les corps des garçons, tout…
Et maintenant, ils étaient à l’intérieur.
Val courait si vite et haletait si fort qu’il faillit rater le petit passage à gauche du tunnel principal. Il s’arrêta en dérapant sur ses baskets et fit demi-tour pour s’y engager.
Les flammes s’atténuaient derrière lui, et ce tunnel étroit, où il avait tout juste la place pour ses épaules, était très sombre.
Pour rejoindre le tunnel au-dessus et regagner la sortie, il fallait qu’il trouve une petite ouverture ronde percée dans la voûte, un puits vertical garni de barreaux d’échelle. Mais il n’arriverait jamais à la repérer dans le noir.
D’autres cris. Des hommes couraient maintenant devant son passage latéral en tirant. Ils avaient des pistolets-mitrailleurs.
Bien sûr qu’ils ont des pistolets-mitrailleurs, tête de gland.
Le meilleur moyen de trouver le tube vertical était de sauter tous les deux ou trois pas pour passer la main sur la voûte. Il tenait encore son Beretta et son passe-montagne dans la main droite. Il y avait de grandes chances qu’il rate cette petite ouverture, mais ce n’est pas pour autant qu’il allait ralentir.
Le problème était que, quand il avait inspecté ce passage, il avait constaté qu’il se terminait en cul-de-sac une trentaine de mètres après l’accès vertical dont il avait besoin.
Encore des cris derrière lui. Un bruit de pas sur le béton. Des tas de types en train de courir. Une voix résonna dans son passage, mais il n’aurait su dire ce que l’homme criait.
Ils sont tous morts. Coyne, Monk, Gene D., Sully, Toohey, Cruncher, Dinjin. Tous morts.
Les doigts de sa main gauche rencontrèrent du vide.
Val s’arrêta aussitôt, puis il recula d’un pas et sauta en levant le bras gauche, en essayant d’estimer où se trouvaient les barreaux de l’échelle.
Il réussit à en agripper un, mais son épaule faillit se déboîter sous son poids. Il posa son Beretta et le passe-montagne contre sa cuisse pour essayer tant bien que mal de les tenir à deux doigts seulement, et il put se servir de sa main droite pour attraper l’échelon suivant.
En s’efforçant de ne pas lâcher son pistolet, il continua de grimper jusqu’à ce que ses pieds trouvent eux aussi appui sur les barreaux. Arrivé en haut, Val se hissa dans le tunnel et sentit son souffle soulever la poussière du béton contre son visage.
Il saignait et il avait mal un peu partout, mais il était à peu près sûr qu’aucune des fléchettes ne l’avait atteint. Il se releva péniblement et s’avança dans le tunnel en titubant, la main gauche posée contre la paroi. Heureusement, il n’y avait qu’une direction possible, vers l’est, depuis le puits vertical d’où il venait. Si en plus il avait dû s’orienter dans cette obscurité totale, il se serait complètement perdu.
Val n’avait encore parcouru qu’une trentaine de mètres quand il entendit un léger bruit derrière lui et sur sa droite.
Un rat ?
Avant même qu’il ait complété sa pensée, il fut aveuglé par le faisceau d’une lampe braquée sur lui.
Les flics ! Est-ce qu’ils allaient le laisser se rendre, ou simplement le cribler de balles sur place ? Si les autres avaient réussi à descendre le Conseiller Omura avec leur fusillade, la réponse ne faisait aucun doute…
Il s’apprêtait quand même à mettre les mains en l’air quand il entendit la voix de Billy Coyne derrière le cercle de lumière.
— J’ai toujours su que tu n’étais qu’une lopette, Val.
C’était incroyable et absurde, mais malgré sa terreur, Val repensa à ces vieux films de James Bond, de Bourne ou de Kurtz qu’il regardait autrefois avec son père. « En fin de compte, ce qui cause la perte des méchants », lui avait-il dit sur le canapé avec le paquet de pop-corn posé entre eux, « c’est qu’ils ne peuvent pas s’empêcher de bavasser et bavasser. Il faut toujours qu’ils expliquent, et ils préfèrent parler plutôt que de tirer et d’en finir une bonne fois pour toutes avec le héros. »
— Je vais flasher là-dessus dans l’avion qui m’emmènera à Moscou demain – et en première classe, encore, espèce de connard, dit Coyne d’une voix toujours aiguë et étrange sous l’effet de l’adrénaline, et ça me fera jouir rien que de penser à ce qu’une centaine de fléchettes vont pouvoir te…
Val tira avec son Beretta à travers le passe-montagne qui le cachait.
Coyne fit « Urgh » et lâcha sa lampe torche, qui tomba sans se briser. Le faisceau se mit à décrire lentement un cercle.
Val se jeta de côté pour essayer de rester en dehors de la lumière. En appui sur un genou, il braqua son arme en visant bas.
Le faisceau s’arrêta sur Coyne qui se tenait à genoux en s’aidant de son Izhmash comme d’une béquille pour ne pas tomber. Il regardait fixement sa poitrine où un cercle rouge, juste un peu au-dessus et à droite du front pâle de Vladimir Poutine, commençait à s’élargir.
Coyne leva les yeux et dit avec un sourire niais :
— Tu m’as tiré dessus…
Il avait presque l’air amusé. Val le vit essayer de lever son arme. Il n’avait sans doute plus la force de s’en servir, mais Val n’avait pas l’intention d’attendre pour vérifier… Il tira de nouveau sur Coyne, dans la gorge cette fois.
La tête de Coyne fut projetée en arrière comme si son cou avait explosé, et son corps tomba en avant dans le cercle de lumière. Sa tête heurta le béton et le bruit des dents brisées resterait toujours dans la mémoire de Val.
D’autres cris derrière lui et au niveau inférieur…
Val était essoufflé comme s’il venait de courir un cent mètres. Il se sentait étrangement engourdi, et il doutait d’être même capable de marcher. Il ramassa la lampe torche et commençait à faire demi-tour quand une voix venant du cadavre de Coyne dit :
— Ty rasstrelial nas, ty oublioudok !
Val s’accroupit aussitôt, le Beretta pointé devant lui. Coyne gisait toujours à plat ventre dans une mare de sang qui ne cessait de s’étendre.
Val s’approcha prudemment et fit rouler le corps du bout du pied.
Les yeux de Billy étaient écarquillés et aveugles, et sa bouche aux dents brisées était grande ouverte. Sous la mâchoire ensanglantée, la gorge était déchiquetée. La deuxième balle l’avait presque décapité.
Vladimir Poutine regarda Val en étirant ses lèvres minces en une affreuse grimace.
— Ty oubil nas, svolotch. Ty prokliatie de putain de parchivo…
Tout en sachant que c’était du pur gaspillage de munitions, Val tira exactement entre les deux petits yeux noirs de Poutine.
L’IA se tut.
À présent, des voix provenant juste de sous la colonne… Val espérait qu’ils n’avaient pas encore repéré l’accès. Il lui restait quelques secondes pour franchir le coude suivant.
La lampe dans une main et le Beretta dans l’autre. Val se mit à courir. Et à courir.