Quand Sato l’appela un peu après 6 heures du matin pour lui dire d’être sur le toit des Résidences de Cherry Creek à 7 heures, où l’hélico-libellule sasayaki-tonbo viendrait le prendre, Nick éprouva un soulagement si intense et si honteux que cela faillit affecter ses sphincters. Il n’avait jamais imaginé qu’il pouvait être lâche à ce point.
Mais ça lui était égal. Malgré les craintes du conglomérat Nakamura concernant d’éventuels lance-missiles ou autres, l’hélico était infiniment moins risqué qu’une voiture pour se rendre à Santa Fe.
On ne voyait pas un nuage depuis la terrasse de l’ancien centre commercial. À une centaine de kilomètres au sud, Pikes Peak commençait à recevoir les premiers rayons du soleil. L’hélico-libellule arriva par l’ouest et décrivit une boucle avant de se poser délicatement. Nick y jeta son grand sac de toile par la porte arrière et grimpa dans l’habitacle en refusant la main que Sato lui tendait pour l’aider.
Son énorme sac était très lourd. En plus du Glock que Nick portait à la ceinture, il y avait dans ce sac une armure-dragon complète – un modèle de la police qu’il s’était procuré au marché noir quand il avait perdu son boulot et qui était autre chose que les simples sous-vêtements en K-Plus de la veille –, un couteau de combat KA-BAR dans son étui, un fusil d’assaut M4A1 qui avait appartenu à son père, un lance-grenades M209 qu’il avait acheté pour le fixer au vieux M4A1, une boîte de grenades « HE » M406 dans leurs logements séparés, un crache-fléchettes Negev-Galil, et un pistolet semi-automatique 9mm, un Springfield Armory EMP 1911-A1 très compact. Nick avait également emporté un revolver S&W Model 625 calibre .45 qui lui avait fait bon usage dans les concours de tir du DPD – il arrivait à tirer six coups, recharger avec un clip et tirer six autres coups, le tout en à peine plus de trois secondes –, et enfin, des boîtes de munitions appropriées à toutes les armes qui en avaient besoin…
— Faites attention à mon sac, dit-il à Sato en abaissant son siège et en tirant le sac dessous.
— Ah, vous avez apporté vos jouets, Bottom-san ?
Il n’y avait pratiquement aucun bruit de réacteur ni de rotor, mais quand l’appareil redécolla et se dirigea vers le sud, le rugissement de l’air dans la cabine fut tel que Sato tendit à Nick une paire d’écouteurs en lui criant le numéro du canal à utiliser.
L’appareil volait à quelque trois mille pieds. Nick jeta un coup d’œil par la porte ouverte et vit les quartiers de la banlieue sud de Denver se fondre progressivement dans ceux de la banlieue nord de Castle Rock.
Il faisait un peu plus frais – c’était la première matinée vraiment fraîche de ce mois de septembre – et les rayons du soleil éclairaient des voitures et des bâtiments qui semblaient propres, normaux, les produits d’un monde rationnel. Même les vieilles éoliennes rouillées le long du Continental Divide sur leur droite paraissaient belles dans cette chaude lumière matinale. Les cimes des hautes montagnes, à l’exception du Pikes Peak tout proche, semblaient s’éloigner vers l’ouest tandis que la libellule continuait de voler plein sud au-dessus de l’I-25.
Nick faillit sourire. Il savait bien qu’il aurait dû avoir honte de sa réaction quand Sato l’avait appelé, mais son soulagement restait plus fort que son sentiment de culpabilité. C’est juste qu’il n’avait pas voulu se rendre à Santa Fe en voiture, un voyage d’une journée semé d’embûches.
— Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ? demanda-t-il à Sato sur leur intercom privé.
— Changer d’avis à quel propos, Bottom-san ?
Ce matin, le chef de la sécurité avait l’air endormi. Ou peut-être méditait-il dans le carré de lumière qui éclairait leurs sièges et la cloison arrière.
— Je veux parler de prendre un hélico au lieu d’y aller en voiture.
Sato secoua la tête de cette façon bizarre qui évoquait Oddjob.
— Ah, non. Le sasayaki-tonbo ne va pas plus loin que Raton Pass et la frontière de l’État. De là, c’est à bord de deux camions que nous ferons le reste du chemin jusqu’à Santa Fe. L’hélicoptère est le moyen le plus rapide pour rejoindre les véhicules.
Nick réussit à limiter sa réaction à un simple hochement de tête. Il se détourna de Sato pour se concentrer sur les ranchs et les champs abandonnés entre les villes, et l’autoroute peu fréquentée qui défilait sous l’appareil. Ils avaient à présent laissé Colorado Springs derrière eux, et le massif de Pikes Peak, dont le sommet déjà en partie enneigé se dressait à cinq mille pieds au-dessus de l’hélicoptère, s’éloignait sur leur droite.
*
— Nick, demande Dara, pourquoi on n’essaierait pas cette nouvelle drogue, le F-deux ?
Ils sont allongés tous les deux dans leur chambre, par un beau samedi de janvier ensoleillé, dix jours seulement avant que Dara soit tuée. Ils viennent juste de faire l’amour, avec cette lenteur et cette simplicité merveilleuses que trouvent parfois les couples mariés qui ont franchi une nouvelle étape dans leur intimité.
Pendant près de six ans, Nick a évité de flasher sur ces derniers mois précédant la mort de Dara, même sur les meilleurs souvenirs, parce que le sentiment du malheur qui approche submerge le plaisir d’être avec celle qu’il aime. Mais il vient de faire une exception, parce que la conversation à moitié oubliée de ce samedi de janvier, cinq ans plus tôt, peut avoir un rapport avec sa nouvelle enquête.
Val a dix ans, et il passe ce long après-midi à une fête d’anniversaire, sous la surveillance de Laura McGilvrey.
— Non, sérieusement, dit Dara en s’étirant contre lui. Tu ne veux pas prendre du flashback normal avec moi, mais pourquoi ne pas essayer ensemble ce Flash-deux dont tout le monde parle ? Il paraît qu’il ne permet que des pensées agréables.
Nick grogne. Il a arrêté de fumer, mais en ce moment si particulier après l’amour, il ne peut s’empêcher de penser au paquet de cigarettes caché dans le placard à trois pas du lit.
— Le Flash-deux n’existe pas, dit-il. C’est une légende urbaine, un mythe. Je suis désolé de devoir te l’apprendre, fillette.
— Ah, zut et crotte ! s’exclame Dara. Je croyais que c’était juste le discours officiel, mais que tu avais déjà arrêté des accros au F-deux et que tu en avais tout un tas de fioles dans ton coffre au bureau.
— Non, pas du tout, répond Nick en passant le doigt sur la courbe du flanc nu de Dara (à qui ça donne la chair de poule, et il adore voir ça). Tout ça, c’est des bêtises. Une drogue pareille, ça n’existe pas. Mais même si elle existait, pourquoi voudrais-tu en prendre ? On n’a même pas essayé le flashback normal.
— Parce que tu ne voudrais pas qu’on l’essaye même si j’en avais envie, dit sa jeune épouse avec une petite moue boudeuse.
C’est une vieille blague entre eux. Elle joue la femme-enfant audacieuse qui voudrait prendre des substances illégales, elle qui pense qu’un deuxième verre de vin à table est un péché…
Il lui prend la tête entre les mains et la secoue doucement.
— Qu’est-ce qui te tracasse ? Je sais qu’il y a quelque chose.
Elle roule sur le côté et s’appuie sur ses coudes pour pouvoir le regarder.
— J’aimerais tellement qu’on puisse se parler, Nick. C’est impossible de se parler.
Tout en sachant que c’est la pire des choses à faire dans ce genre de conversation conjugale, Nick éclate de rire.
Dara s’écarte un peu de lui et prend un oreiller pour cacher ses seins adorables.
— Désolé, dit Nick. (Il l’est vraiment. Il sait qu’il lui a fait de la peine. Et il est triste de voir qu’elle couvre sa nudité devant lui.) C’est juste qu’on se parle tout le temps, fillette.
— Quand tu es à la maison.
— Et quand toi aussi, tu es à la maison, rétorque-t-il. Tu rentres tard le soir et tu as des déplacements le week-end aussi souvent que moi – et même plus.
Et encore une fois, il regrette d’avoir ouvert la bouche.
— Nos boulots… murmure-telle.
En flottant au-dessus de la conversation, écoutant ses pensées d’alors en même temps que leur dialogue remontant à plus de cinq ans, Nick est près de conclure que son intuition était fausse… elle n’avait rien dit ce jour-là qui ait un quelconque rapport avec son enquête.
— Je croyais qu’on aimait nos boulots, dit le Nick d’alors.
Imbécile, crétin… pense le Nick de maintenant.
— Oui, c’est vrai. Mais ils nous empêchent de parler de… eh bien, de nos histoires de boulot, justement.
Le Nick d’alors croit comprendre. Il y a des tas d’aspects de l’enquête sur Keigo Nakamura qu’il n’a pas été libre d’évoquer avec Dara, parce qu’elle travaille pour Mannie Ortega, le district attorney. Le Nick d’alors pense qu’elle lui en veut de son silence.
— Je suis désolé, Dara. Il y a des choses dont je n’ai pas le droit de parler, voilà tout, et…
Il est stupéfait : elle vient de lui donner un coup de poing à la poitrine. Pas un coup de poing pour rire… Elle le frappe assez fort pour laisser une marque rouge.
— Espèce d’idiot, dit-elle (et il est encore plus sidéré de voir des larmes dans ses yeux). Il ne t’est jamais venu à l’idée qu’il y a des choses dans mon boulot dont je n’ai pas le droit de te parler, alors que je le voudrais ? Que j’en ai besoin ?
Il est suffisamment intelligent – une fois n’est pas coutume… – pour ne pas le reconnaître, mais en fait, cela ne lui était jamais vraiment venu à l’esprit. Dara est investigatrice en chef pour l’un des adjoints du district attorney, le vieux Harvey Cohen qui n’a jamais beaucoup impressionné Nick, et il n’imagine vraiment pas grand-chose dans ses activités professionnelles dont elle ne pourrait pas lui parler si elle en avait envie. À sa connaissance, le bureau du DA – et encore moins Harvey – n’a aucune affaire en cours dans laquelle Nick pourrait être impliqué, ou pour laquelle il serait amené à devoir témoigner devant un tribunal.
— Ce n’est pas bien… dit Dara en se plongeant le visage dans l’oreiller. Mais ça n’a sans doute pas d’importance… c’est presque fini… encore quelques jours, peut-être une semaine, d’après ce que dit Mannie.
— Mannie Ortega ? (Nick n’a jamais aimé ce DA ambitieux, très rusé mais pas vraiment malin.) Qu’est-ce qu’il a à voir là-dedans ?
— Rien, rien, dit Dara en lui tournant le dos tout en gardant l’oreiller contre sa poitrine.
Mais ses fesses et son dos ravissants sont nus, et Nick se presse contre eux en passant le bras autour de Dara. Il ne rencontre que l’oreiller.
— Excuse-moi, dit-il. J’ai été tellement occupé…
Elle lui touche le haut du crâne du bout des doigts.
— C’est idiot. Oublie tout ce que j’ai dit, Nick. Je t’expliquerai… quand je le pourrai. Bientôt.
Il l’embrasse dans le cou.
Et en flottant au-dessus d’eux au bout des quinze minutes de flash, il se rend compte qu’il avait presque oublié cette conversation. Il ne comprenait toujours pas de quoi elle avait pu parler, ni ce qui l’avait fait pleurer. Manifestement, il y avait quelque chose dans son travail qui la tracassait depuis un bout de temps.
— Et si on faisait cette sieste, comme on avait dit quand on est venus ici il y a une heure ? chuchote Dara en se tournant vers lui.
Son haleine est douce de l’odeur des larmes.
— Oui, bien sûr, on va piquer un petit somme, dit Nick. Je vais juste fermer la porte à clef, au cas où Val rentrerait de chez les McGilvrey avant qu’on soit réveillés.
*
Le col de Raton Pass n’était qu’à 2 388 mètres d’altitude, mais le commandant Malcolm avait établi son quartier général dans une caravane une centaine de mètres plus haut, sur un petit pic juste à l’ouest de l’Interstate 25.
Le commandant avait manifestement été prévenu de l’arrivée de Sato et du fait qu’il représentait le Conseiller. C’est pourquoi il le traita avec le minimum de ce respect agacé que les militaires savent si bien manifester et qu’on peut interpréter par : « Vous me faites perdre mon temps, mais je suis bien obligé… » Sato avait présenté Nick en mentionnant simplement son nom, sans expliquer la raison de sa présence, et le commandant Malcolm l’avait salué avec une parfaite indifférence.
Il y avait eu une époque où Nick aurait été vexé par ce genre d’attitude, mais aujourd’hui, ça l’arrangeait bien. Il voulait pouvoir se plonger dans ses pensées sans être impliqué dans quoi que ce soit.
Et puis, il était fatigué. Il avait passé la plus grande partie de la nuit à flasher, et il avait dormi à peine une heure. Ce n’était pas une stratégie bien futée pour affronter une journée qui allait faire appel à tous ses talents de survie – du moins, ce qu’il lui en restait –, mais il n’avait pas disposé d’assez de temps pour ne pas passer ces heures sous flash.
Ils se trouvaient dans la caravane et le commandant leur montrait un écran au milieu de toute une batterie fixée au mur, en pointant vers ce qui semblait être de petits tourbillons de poussière sur un fond tridimensionnel beige clair.
— Ces fontaines de poussière, dit le commandant Malcolm en plantant un doigt dans les images 3D, sont ce qui reste de la 3e division blindée de la République du Texas, battant en retraite vers ses points de regroupement à Dalhart et à Dumas. Et là…
Sa main disparut au milieu des images, là où les taches étaient plus foncées et plus larges.
— … ce grand mur noir que vous voyez est en fait constitué de plus d’un millier de colonnes de fumée entre Wagon Mound et Las Vegas. Un bon nombre se trouvent près du vieux monument national de Fort Union… et sous ces fumées, il y a des centaines de chars, de transports de personnel et autres engins blindés, la plupart texans, qui sont en train de brûler. La bataille a duré dix jours, et certains de nos historiens considèrent déjà qu’il s’est agi du plus important combat de chars depuis la bataille de Koursk à la fin de l’été 1943.
— Qui a gagné ? demanda Nick.
Le commandant Malcolm le toisa comme s’il venait de lâcher un pet.
— D’un point de vue stratégique, les Russes, parce qu’ils ont stoppé la blitzkrieg allemande, répondit-il. Bien que les Soviétiques aient perdu plus de six mille chars et pièces d’artillerie, contre sept cents du côté allemand, la Wehrmacht a été contrainte de se retirer. Elle a perdu l’initiative sur le front de l’Est, et ce fut la dernière offensive majeure que Hitler put monter contre les Russes.
Sato s’éclaircit la gorge.
— Je crois, commandant, que mon collègue voulait savoir qui a gagné cette bataille – les Mexicains ou les Texans ?
— Ah, fit Malcolm sans paraître le moins du monde embarrassé. Les spaniques et les cartels ont repoussé la RdT en infligeant des pertes significatives aux Texans. C’est ce que je voulais dire par l’expression « battre en retraite ».
La frontière sud du Colorado, qui constituait de fait la frontière sud des États-Unis, était gardée par les troupes de la Garde nationale, mais leur commandant ainsi que cette unité basée à Raton Pass appartenaient à l’armée régulière. La véritable armée régulière, celle qui fournissait des mercenaires aux Japonais et autres, était trop précieuse pour être affectée à de simples tâches de défense du territoire, et Nick pensait que le commandant Malcolm avait dû enseigner l’histoire militaire à West Point ou ailleurs avant d’être envoyé ici pour surveiller les guerriers du week-end qui surveillaient la frontière.
Rien de tout cela n’avait d’importance.
— Ces images proviennent de drones ou de satellites ? demanda Sato.
— De satellites. Nous achetons de la bande passante sur des satellites militaires indiens, et aussi quelques civils. Les forces du Nuevo Mexico abattent nos drones.
— Les reconquistas contrôlent tout l’espace aérien au sud ?
Malcolm haussa les épaules.
— En principe, les Texans le contrôlent depuis l’année dernière… ils ont même utilisé des avions avec des pilotes humains. Mais ces trois derniers mois, les forces du Nuevo ont mis en place des batteries laser tactiques mobiles à haute énergie, du type « Dôme d’acier » ou « Baguette magique ». Les reconquistas disposent désormais de points de défense multiples contre les missiles balistiques de la République du Texas, mais ils sont aussi capables d’éliminer tout ce qui peut voler… y compris nos drones.
— Mais les reconquistas n’ont pas déployé d’engins aériens à eux ? demanda Sato.
— Non, dit Malcolm. Les Texans ont des versions des anciens missiles Nautilus israéliens, qui peuvent intercepter n’importe quel engin à l’est du Nouveau-Mexique, jusqu’à trois cents kilomètres à l’intérieur des frontières du Texas. Vous pouvez me croire, Mr Sato… ici, l’espace aérien n’appartient à personne.
Sato jeta un coup d’œil vers Nick, mais celui-ci n’avait aucune idée de ce que le chef de la sécurité essayait de lui faire comprendre. Que ç’aurait été une mauvaise idée d’aller jusqu’à Santa Fe en hélico ? Nick regarda les écrans, tous remplis de colonnes de fumée noire qui indiquaient des divisions blindées en marche ou des véhicules en feu. En tout cas, songea-t-il, ça n’est vraiment pas une bonne idée d’essayer de franchir tout ça en camion…
— Les couloirs aériens entre LA et Santa Fe sont encore ouverts, dites-moi ? demanda Nick.
Le commandant Malcolm se tourna vers Sato en plissant les yeux, comme pour dire : « C’est qui, ce type ? »
— Ces étroits couloirs aériens à l’ouest de Santa Fe sont encore ouverts, reconnut-il. Il y a trop de millionnaires, de producteurs de films et d’acteurs qui ont besoin de se rendre dans leurs résidences secondaires à Santa Fe pour qu’on puisse fermer ces passages.
Nick soupira doucement. Si seulement Nakamura avait bien voulu dépenser un peu d’argent pour nous envoyer d’abord à LA par avion, nous aurions pu nous rendre ensuite directement à Santa Fe dans l’avion d’un producteur… et nous épargner toute cette merde…
— Mon commandant, dit Sato, avec tous ces combats le long de l’I-25, nous conseilleriez-vous de prendre la Highway 64 jusqu’à Taos, et ensuite au sud pour rejoindre Santa Fe ?
Nick connaissait bien la 64. La dernière fois qu’il s’était rendu à Santa Fe, il y avait une bonne dizaine d’années de cela, c’est par là que le convoi de la police était passé. À l’époque, le voyage avait été un vrai cauchemar – des bandits dans les collines, des ponts écroulés, des unités paramilitaires plus vicieuses les unes que les autres –, mais au moins, la duchesse de Taos, une petite-fille d’un écrivain de SF socialiste qui s’était installé là-bas dans les années 60, organisait des patrouilles sur une soixantaine de kilomètres, presque la moitié de la distance entre Taos et Raton, histoire de faire régner un peu d’ordre dans tout ça. Une fois à Taos, on n’était plus qu’à deux heures de Santa Fe par la Low Road.
— En fait, répondit le commandant Malcolm, dans la situation actuelle, je ne peux vous recommander aucun de ces deux itinéraires.
Comme Sato ne disait rien, le commandant replongea la main dans l’un des écrans.
— Le seul convoi civil qui ait tenté de rejoindre Santa Fe au cours des quinze derniers jours était composé de douze camions – Coca-Cola et Home Depot s’étaient regroupés – accompagnés de trois engins militaires blindés pour assurer leur protection. Nous avons perdu le contact peu de temps après qu’ils ont franchi nos barricades. Ils n’ont pas atteint Santa Fe, et nous pensons que c’est eux, là…
Nick se pencha pour mieux voir la tache orange foncé sous le doigt de Malcolm. Elle était à peu près à mi-chemin entre les petites bourgades de Springer et de Wagon Mound, qui semblaient séparées par une trentaine de kilomètres le long de l’I-25.
— Nous devons absolument nous y rendre, commandant, dit Sato. Nous recommanderiez-vous l’I-25, ou plutôt la route du canyon jusqu’à Taos ?
Malcolm retira sa main de l’écran et haussa les épaules.
— À dire vrai, l’I-25 offre peut-être une meilleure chance cette semaine. Les cannibales de Gallago ont étendu le rayon de leurs raids depuis l’ancien camp de scouts de Philmont, près de Cimarron, le long de la route du canyon. La cavalerie de la Duchesse n’a pas dégagé les cinquante derniers kilomètres de la 64 des obstacles et des bandits, contrairement à son habitude… on dit que la Duchesse serait morte. Il est possible que dans toute cette confusion après la bataille, l’I-25 vous permette de passer plus facilement inaperçus. C’est possible… mais les chances restent faibles.
Sato hocha la tête et serra la main du commandant. Il sortit de la caravane, suivi de Nick, et ils redescendirent de la colline pour rejoindre les deux Land Cruiser Toyota modifiés qui les attendaient sur le bas-côté de la route. Des tanks étaient positionnés sur les accotements près du sommet du col, et Nick aperçut des unités d’artillerie de la Garde nationale le long de la crête, au nord et au sud. L’hélico-libellule était déjà reparti.
Les quatre « ninjas » aux ordres de Sato attendaient près des deux camions. Quand Sato les lui avait présentés – « Joe », « Willy », « Toby » et « Bill » –, Nick n’avait rien su dire d’autre en réponse à leur salut que « Ah, hem… » Ça lui rappelait son enfance, à la fin du siècle dernier, quand il devait appeler le support technique pour un problème d’ordinateur ou de logiciel, et qu’une voix avec un fort accent venant de quelque part en Inde répondait : « Je m’appelle Joe ». Ah, hem…
Quand Nick avait fait leur connaissance, les quatre hommes étaient vêtus de jeans délavés et de tee-shirts non interactifs banals, mais pendant le peu de temps que Sato et lui avaient passé dans la caravane du commandant Malcolm, ils avaient enfilé leurs armures individuelles. Leur transformation était spectaculaire. Pas de pantoufles, ni vêtements ou passe-montagnes noirs de ninjas pour ces quatre-là. Leurs armures post-dragon – qui semblaient aussi fines que de la soie, et recouvertes d’écailles qui se chevauchaient – devaient avoir coûté une fortune. Elles s’inspiraient des armures de samouraï du VIIIe ou Xe siècle, dans ces eaux-là. Chacun avait une armure différente, mais elles comportaient toutes des épaulettes cloutées, une sorte de jupe, un casque, des gants également cloutés et des jambières.
— Wouah, fit Nick. Comme dirait mon fils, c’est du matos mégacool.
— Hai, grogna « Joe ».
Il était le seul à avoir mis son casque, qui était sacrément impressionnant avec ses cornes sculptées, des sortes de petites crosses de hockey incrustées dans la courbe de ce qui était par ailleurs un casque blindé en Kevlar-9 tout à fait moderne.
Nick pointa le doigt vers ces antennes.
— Joe, ça ne vous ennuie pas si je vous demande à quoi servent ces cornes d’antilope de superhéros ?
— Des symboles de clan, gronda Joe d’un air féroce.
Mais une partie de cette férocité fut estompée par le sourire du jeune mercenaire, et le fait qu’il mâchonnait du chewing-gum.
— Le clan Nakamura, précisa-t-il (cette fois, sans sourire).
Nick regarda les casques que les trois autres tenaient sous le bras en attendant devant les portières ouvertes des Land Cruiser. Tous avaient les même symboles du clan Nakamura, des cornes admirablement décorées. Les hommes de Sato n’étaient donc pas de simples rōnin, des mercenaires sans maître, mais plutôt des sortes de bushi ninjas-samouraïs, pas seulement au service personnel de Nakamura, mais très certainement fanatiquement dévoués au conglomérat familial.
— Comment ça s’appelle, ces machins ? demanda Nick en désignant du doigt les épaulettes tombantes de Joe, sans toutefois y toucher.
Elles paraissaient très lourdes, mais il vit qu’elles étaient en réalité faites du même tissu superléger en Kevlar-9 que le reste de l’armure.
— Sendan-no-ita, kyubi-no-ita, répondit Joe.
Nick trouva que c’était un nom un peu long pour des épaulettes relativement petites.
— Et cette couche supplémentaire de K-9 uniquement sur le bras gauche ?
C’est Toby qui répondit. C’était le plus petit et le plus mince des quatre jeunes guerriers, mais sa voix était presque ridiculement grave.
— L’armure supplémentaire sur le bras gauche s’appelle un kote, Bottom-san. On peut la lever rapidement pour dévier un coup de sabre ou une balle. On ne la porte qu’au bras gauche parce que le bras droit du samouraï doit rester libre pour pouvoir tirer à l’arc.
— Ou avec un lance-missile sol-air Igla 9K46, ajouta Bill en tapotant un long étui cylindrique qu’il portait à l’épaule.
Sato s’approcha du premier Land Cruiser. Il avait revêtu sa propre armure – entièrement rouge, rouge comme le sang, y compris le casque et le masque métallique. Bien que celui-ci fût relevé, Nick vit qu’il était hérissé de fibres de couleur pâle, un peu comme des moustaches de chat. Sato portait à la ceinture un authentique sabre de samouraï dans son fourreau.
Nick n’y trouva absolument rien de risible.
— Tsugi no fourtsu desu ka yaban to jōdan owa˜tsu ta no ? aboya Sato à ses quatre guerriers.
Ils s’inclinèrent tous aussitôt. Très bas.
— Hai ! Junbi ga deki te, bosu ni id shi masu,dit Joe.
Sato se tourna vers Nick, qui trouvait que le chef de la sécurité semblait infiniment plus à l’aise dans son armure de samouraï que dans ses costumes gris ou noirs habituels.
— Joe montera avec nous, les trois autres dans le deuxième véhicule. Vous feriez bien de passer votre armure, Bottom-san.
*
Leurs véhicules ressemblaient à des Land Cruiser Toyota, mais quand Nick vit les hommes à côté, il se rendit compte que les deux 4 x 4 – un terme archaïque qui datait de sa jeunesse – étaient à peu près deux fois plus gros que le plus imposant des modèles de cette gamme vénérable que Dara et lui avaient surnommés des « Land Crushers ». Il avait aussi remarqué qu’ils n’avaient aucune fenêtre – même pas de pare-brise. Chaque partie de la surface peinte en jaune terne couleur sable était constituée du même assemblage d’acier, de Kevlar-9 et divers autres alliages.
En vérité, lui avait dit Sato une fois que Nick eut réussi à enfiler son armure de flic – qui n’évoquait en rien celle d’un samouraï –, ces véhicules étaient une synthèse conçue par les militaires japonais à partir de leurs camions civils les mieux blindés et du modèle de l’armée américaine, vieux de vingt ans mais constamment amélioré, qu’était le M-ATV Oshkosh B’Gosh – M-ATV signifiant « Mine-resistant, ambush-protected All Terrain Vehicle », c’est-à-dire un véhicule tout-terrain résistant aux mines et protégé contre les embuscades.
Le bas de caisse de ce Land Cruiser était à un mètre vingt du sol, et sa forme en V lui permettait de dévier le souffle de bombes artisanales. En ces temps où chaque petite grand-mère payait un supplément pour faire blinder sa Chevrolet afin de pouvoir se rendre au supermarché sans risquer de voler en éclats, ce M-ATV restait quand même exceptionnel.
Les énormes pneus Michelin étaient non seulement gonflables depuis la cabine, mais ils étaient tissés en mailles métalliques et pouvaient parcourir trois cents kilomètres à plat. Chacune des quatre roues avait sa propre suspension indépendante de type militaire TAK-7, transmettant d’infimes secousses même si l’engin décidait de rouler sur un peloton de soldats ennemis. Au lieu de recourir à des batteries ou à un moteur à combustion interne nécessitant de l’essence ou du gas-oil, ces véhicules étaient équipés de deux Caterpillar C10 8 cylindres turbos de 700 chevaux développant 2 550 Nm de couple, alimentés par des « éléments radioactifs » stockés au plus profond du blindage. Autrement dit, avait expliqué Sato, les deux Land Cruiser-Oshkosh pouvaient faire deux fois le tour du monde sans avoir besoin de refaire le plein.
— C’est correct, comme consommation, avait répondu Nick.
Joe était en train de l’aider à se harnacher, et le système comportait non seulement des courroies métalliques à cinq points de fixation, mais aussi une série de boucles permanentes qui le maintenaient dans son fauteuil comme dans un sarcophage. Enserré aussi bien dans son armure que dans le profond siège-baquet et les harnais, Nick regretta de ne pas avoir pris le temps de faire pipi avant.
Comme s’il lisait dans ses pensées, le samouraï rouge installé au volant lui dit :
— Il y a un tube dans la porte que vous pouvez vous fixer à des fins d’élimination, Bottom-san. L’urine sera stockée dans un récipient de dix litres qui se trouve également dans la porte, jusqu’à ce que nous nous arrêtions pour le vider.
— Dix litres, fit Nick. Super.
On ne voyait aucune fenêtre ni pare-brise à l’extérieur du Land Cruiser, mais à l’intérieur de l’habitacle, on avait une illusion parfaite de deux grands pare-brise devant Sato et Nick. C’était de la 3DHD, avec des images récupérées par toute une batterie de microcaméras externes. Le conducteur pouvait incruster dans ce « pare-brise » des informations et des images plus petites, ce qui renforçait encore l’illusion d’être dans un véritable poste de pilotage.
Joe était en train d’essayer de mettre un masque à oxygène sur le visage de Nick.
— Je n’ai pas besoin de ce truc.
— Si, c’est nécessaire, fit la voix de Sato dans ses écouteurs. Si le véhicule est touché par un obus ou un engin explosif, il n’y aura plus d’oxygène dans l’habitacle.
Nick supposa que c’était à cause de composants permettant d’éteindre les incendies, tels que du CO2 ou un genre de mousse, et il n’insista pas. Le masque à oxygène avait un micro incorporé, tandis que les écouteurs collés contre ses oreilles faisaient partie du siège-sarcophage. Sato lui montra un bouton placé sur le plancher. En l’enfonçant une fois du bout du pied, Nick serait en communication privée avec Sato, deux fois pour inclure Joe, et trois pour se joindre à la fréquence radio reliant les deux véhicules et leurs six occupants.
— Qu’est-ce que je peux faire d’autre, dans le siège du passager ? demanda Nick.
Il était pratiquement entouré de consoles, d’affichages LCD, d’interrupteurs et de manettes.
— Absolument rien, répondit Sato. Ne touchez à rien, Bottom-san.
— Génial, dit Nick en se demandant s’il devrait se servir du tuyau maintenant.
Il décida d’attendre que Sato et Joe soient occupés à autre chose.
Coincé dans son siège, Nick ne pouvait pas se retourner pour voir ce que faisait Joe, mais le moniteur incrusté dans la planche de bord lui montra le mercenaire en train de se harnacher.
Le reste du Land Cruiser n’était pas exactement comme ce qu’on peut admirer chez un concessionnaire automobile. L’arrière était rempli de casiers, à l’exception du siège remarquablement complexe de Joe. À la grande surprise de Nick, ce siège commença à s’élever à travers le toit du véhicule tandis que Joe agrippait ce qui ressemblait beaucoup à une mitrailleuse M240 7.62mm.
Par une des vues extérieures, Nick vit s’agrandir la grosse bulle noire au-dessus du Land Cruiser, et le canon de la mitrailleuse se mettre en place à travers le plastique ou le verre. Le pilier vertical du siège bourdonna derrière Nick, qui put voir Joe et sa mitrailleuse décrire un cercle complet. Cela lui faisait penser aux mitrailleurs dans les films de bombardiers B-17 – Un homme de fer, Memphis Belle – qu’il aimait regarder avec Val.
Un détail le frappa : le canon avait traversé le verre ou le plastique noir.
— Du verre osmotique ? demanda-t-il.
Comme Sato ne répondait pas, Nick appuya du pied sur le bouton de l’intercom et répéta la question.
— Hai, grommela Sato. (Il semblait procéder à une check-list sur l’écran de son téléphone.) Plastique semi-perméable à l’épreuve des balles. Il y en a une couche de dix centimètres sur le dôme d’armement supérieur. Il se moule autour de l’arme.
Nick éclata de rire.
— À lui seul, ce plastique vaut plus que des billets d’avion pour LA et ensuite pour Santa Fe. Et ces foutus camions… ils ont dû coûter à Nakamura des milliers de fois plus que ce qu’il me paie pour cette enquête.
— Bien sûr, fit la voix calme de Sato dans les écouteurs.
— Mais alors, pourquoi m’emmener avec vous ? « Ne touchez à rien, Bottom-san. » Je ne suis qu’un passager inutile.
— Pas du tout, Bottom-san. C’est vous qui interrogerez Don Khozh-Ahmed Noukhaev, quand nous aurons rejoint sa résidence de Santa Fe.
— Pourquoi moi ? (Nick avait un ton amer, et il était heureux d’être en com privée avec Sato.) Vous ne faites que me trimbaler comme un vulgaire paquet de linge sale.
— Avez-vous interviewé Don Khozh-Ahmed Noukhaev il y a six ans, Bottom-san ?
— Non, vous le savez bien. Il n’était pas aux États-Unis à l’époque.
— Et il en a été de même pour trois des quatre autres tentatives d’interview. Le FBI a réussi à l’interroger brièvement il y a deux ans – par liaison satellite – mais les agents spéciaux n’ont pas su poser les bonnes questions. Celle que vous allez avoir sera la première véritable interview avec lui… avec l’homme qui est l’un des derniers à avoir été interviewé et filmé par Keigo Nakamura, et qui peut avoir eu d’excellentes raisons de ne pas vouloir que quelqu’un d’autre voie cette vidéo.
— Vous pensez donc que ce Khozh-Ahmed Noukhaev est le principal suspect ? demanda Nick en essayant vainement de tourner la tête suffisamment pour voir Sato.
— Dans l’enquête, c’est la personne la plus importante qui n’ait pas encore été interviewée par un interrogateur compétent, Bottom-san.
Nick faillit encore éclater de rire. En ce moment, il se sentait tout sauf un « interrogateur compétent ».
Sato appuya sur quelques boutons et un bourdonnement aigu sembla résonner dans le crâne de Nick.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? Les turbines ?
— Non, les gyroscopes, répondit Sato. Ils se mettent en régime.
— À quoi ça peut bien nous servir, des gyroscopes ?
— Ils aident à redresser le véhicule, tout comme les suspensions hydrauliques, au cas où le Land Cruiser serait renversé.
Cette fois, Nick s’esclaffa.
— J’ai dit quelque chose d’amusant, Bottom-san ?
— Oui, de très amusant. Il y a une minute, quand Joe a traversé le toit, j’ai cru être dans un film de bombardiers pendant la Seconde Guerre mondiale – vous savez, Un homme de fer, ce genre-là. Mais maintenant, je me rends compte que je me retrouve au beau milieu de Mad Max ou Road Warrior.
— Ce sont aussi des films américains sur la Seconde Guerre mondiale ? demanda Sato en actionnant d’autres boutons.
Les énormes turbos se mirent à rugir et ajoutèrent au vacarme dans la tête de Nick. La tourelle de Joe pivota en ronronnant derrière lui.
— Non, répondit Nick en s’efforçant de ne pas crier dans le micro. Ce sont des films du XXe siècle – australiens, je crois – qui se passent dans un futur de merde où le monde est devenu complètement anarchique et où des hommes tuent d’autres hommes dans leurs voitures bizarres sur une autoroute où tous les coups sont permis…
— Ahhh, grommela Sato. Skiffie.
— Quoi ?
— De la skiffie américaine.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Nick tandis que Sato vérifiait la liaison radio avec le Land Cruiser transportant Willy, Toby et Bill. De la « skiffie » ? Qu’est-ce que c’est ?
— Vous savez bien, dit Sato en embrayant. (Nick entendit la lourde transmission grincer sous ses pieds.) Skiffie.
— Épelez-moi ça.
— S,c,i,tiret,f,i, dit Sato en avançant devant le second Land Cruiser pour se diriger vers l’ouverture qu’une grue militaire venait de leur ménager dans le barrage de blocs de béton placés en travers de la route. Skiffie.
Nick rit encore plus fort.
— Vous avez parfaitement raison, Hideki-san, dit-il enfin en se demandant comment essuyer ses larmes sous son masque à oxygène. Toute cette histoire est de la skiffie, et ça promet de skiffier encore plus…
Laissant derrière eux le Colorado et les États-Unis, ils descendirent vers le Nouveau-Mexique.