La première réaction de Nick fut professionnelle, le résultat de ses années de surveillance du temps où il travaillait dans la brigade des crimes majeurs. Il a fallu cinq caméras, dont au moins deux embarquées sur des drones miniatures furtifs. Deux avec un objectif stabilisé à très longue focale. Une tenue à la main, mais c’est impossible qu’elle ait été aussi près…
C’était lui à l’écran, bien sûr. Lui dans son hongre pourri, avec les vitres baissées parce qu’il commençait déjà à faire chaud sous ce soleil de septembre. Le véhicule était garé à l’ombre d’un arbre dans une impasse, au milieu d’un lotissement de maisons de luxe abandonné, à moins de cinq kilomètres de la Zone Verte japonaise, et à deux kilomètres de la sortie Evergreen-Genesis de l’Interstate 70. Nick avait pris de triples précautions pour s’assurer qu’il n’était pas suivi – cela étant, pourquoi son employeur potentiel l’aurait-il fait suivre avant l’entretien d’embauche ? Peu importe. Il aimait bien être parano, une attitude qui lui avait été très utile pendant ses années dans la police. Il était même sorti du hongre pour examiner le ciel et la végétation envahissante au milieu des maisons abandonnées à l’aide de ses vieilles jumelles infrarouge, équipées d’un détecteur de mouvements et d’intrus furtifs. Rien.
À présent, Nick se vit remonter dans sa voiture et sortir de sa veste fripée la seule fiole de flashback qu’il avait emportée ce matin-là.
Les trois hommes continuèrent de regarder tandis que Nick fermait les yeux, ouvrait la fiole et inhalait profondément. Il la jeta ensuite par la fenêtre et se cala dans son siège, la nuque contre l’appuie-tête. Au bout de quelques secondes, son regard devint vide, comme c’est toujours le cas pour les flasheurs, et sa bouche s’ouvrit légèrement – exactement comme en ce moment.
Comme il était sorti de Denver assez tôt et qu’il avait une demi-heure à tuer avant d’atteindre les barrages de la police du Colorado autour de la Zone Verte – le premier des trois périmètres de sécurité qu’il allait devoir franchir –, il n’avait pris qu’une fiole de dix minutes. Dix malheureux dollars pour revivre dix minutes de bonheur, comme aimaient à dire les dealers.
Nick était filmé sous cinq angles différents, dont trois en vue rapprochée. Le spectacle n’était pas différent de celui de milliers de flasheurs dodelinant de la tête au coin des rues. Ses paupières étaient baissées, mais pas complètement fermées. On distinguait le bas des iris qui oscillait rapidement à droite et à gauche, comme les mouvements oculaires d’un rêveur. Son corps et son visage tressautaient sur les cinq écrans à mesure que les émotions et les réactions trouvaient presque – mais pas tout à fait – leur chemin vers les muscles correspondants. La caméra la plus proche se focalisa sur un filet de bave argentée, puis zooma sur la mâchoire qui s’agitait faiblement tandis que le flasheur essayait de parler au milieu des souvenirs qu’il revivait. Aucun mot n’émergeait distinctement. C’était le charabia habituel des flasheurs. La prise de son était excellente, et Nick pouvait maintenant entendre le bruissement du feuillage au-dessus de sa voiture dans la brise matinale. Cinquante minutes plus tôt, il ne l’avait même pas remarqué.
— Bon, d’accord, j’ai compris, dit-il au bout de deux minutes alors que les Japonais semblaient toujours fascinés par les écrans. Vous comptez m’obliger à regarder tout le reste de ces conneries ?
Apparemment, c’était bien leur intention. Ou plutôt, celle de Mr Nakamura. Les trois hommes regardèrent donc l’intégralité des dix minutes, pendant lesquelles Nick Bottom, aussi fripé et suant que dans la vraie vie en ce moment, continua de baver et de tressauter, avec ses pupilles dilatées, deux taches noires sur les œufs durs de ses yeux pas tout à fait fermés, qui s’agitaient comme deux mouches bourdonnantes. Nick s’efforça de ne pas détourner le regard.
Mais l’Enfer est ici, je n’en suis point sorti. C’était une des quelques citations hors du domaine du cinéma qu’il avait glanées au contact de sa femme, diplômée de littérature. Il aurait été incapable d’en préciser la source, mais il croyait se souvenir que cela avait un rapport avec Faust et le Diable. Comme son père, Dara lisait et écrivait en allemand ainsi que dans plusieurs autres langues étrangères. En plus, le père et la fille semblaient connaître toutes les pièces, tous les romans et tous les bons films dans chacune de ces langues. Nick avait une maîtrise d’analyse criminelle – assez inhabituel pour un flic, même un inspecteur chargé des homicides –, mais il s’était toujours senti un imposteur en présence de Dara et son père.
Dans la voiture, il avait flashé sur sa lune de miel avec Dara, à l’hôtel Hana Maui, dix-huit ans plus tôt. Il était soulagé maintenant de ne pas avoir inclus de séance au lit dans ce flash rapide. Il avait préféré revivre simplement une de leurs baignades dans la piscine infinie donnant sur le Pacifique, au moment où la lune se levait, revoir leur course précipitée pour aller se doucher et s’habiller rapidement dans leur hale parce qu’ils allaient être en retard au restaurant où ils avaient réservé une table, marcher de nouveau jusqu’au lanai entre deux rangées de flambeaux, et bavarder tandis que les étoiles s’allumaient une à une dans le ciel noir. L’air avait été imprégné d’un parfum de fleurs tropicales et de la fraîcheur iodée de l’océan. Nick avait évité de flasher sur la séance de sexe parce qu’une tache de sperme sur son pantalon était bien la dernière chose qu’il voulait dans cet entretien. Maintenant, il était content que ce visage imbécile enregistré par les caméras ne reflète pas les échos d’un orgasme vieux de dix-huit ans…
Au bout d’un temps interminable, la vidéo se conclut enfin par un Nick Bottom se réveillant de sa transe en secouant la tête. Il se passa la main dans les cheveux, resserra son nœud de cravate et s’examina un instant dans le rétroviseur avant de démarrer. Le moteur électrique fit entendre un grincement d’agonie, et la voiture s’éloigna. Aucune des caméras ne le suivit, même pas les aériennes. Quatre des écrans retrouvèrent leur aspect de bois foncé. Le dernier s’était figé sur un affichage en gros plan du chronodateur.
Hiroshi Nakamura et Hideki Sato restèrent silencieux, mais leur regard était à présent tourné vers Nick.
Au bout d’une minute de cette situation absurde, Nick dit enfin :
— Bon, c’est vrai, je suis encore accro au flash. Je flashe tout le temps – au moins six à huit heures par jour, à peu près ce que les Américains consacraient autrefois à regarder la télé. Et alors ? Vous allez quand même m’engager pour ce travail, Mr Nakamura. Et vous allez me payer mon flashback pour que je puisse retourner presque six ans en arrière afin de réactiver l’enquête sur le meurtre de votre fils.
Le téléphone-puce de Sato était resté posé sur le tansu, et les cinq surfaces de projection affichèrent tout à coup différentes photographies de Keigo Nakamura.
Nick les regarda à peine. Autrefois, pendant l’enquête, il avait vu plein de photos du jeune homme, aussi bien vivant que mort, et il n’avait pas été plus impressionné que ça. Le fils du milliardaire avait un menton fuyant, des yeux bridés marron, une coupe de cheveux ridicule avec des mèches hérissées, et cet air boudeur, maussade et sournois qu’il avait vu trop souvent chez les jeunes Asiatiques aux États-Unis. Nick en était venu à détester cette expression des riches touristes japonais de merde venus s’encanailler dans leurs expéditions en Amérique. Les seules photos de Keigo Nakamura qui l’avaient intéressé étaient celles de la scène du crime et de l’autopsie, où il arborait un large sourire – mais un sourire qui résultait du coup de couteau qui lui avait tranché la gorge, une plaie béante qui laissait voir la blancheur des vertèbres cervicales. L’agresseur inconnu avait presque réussi à séparer la tête du corps quand il avait égorgé le jeune héritier.
— Si vous comptez m’engager, c’est précisément à cause du flashback, dit Nick d’une voix douce. Alors, si on arrêtait de tourner autour du pot ? Venons-en au fait, ou restons-en là. J’ai des choses à faire aujourd’hui, et d’autres gens à voir.
Cette dernière phrase était le plus gros mensonge qu’il ait sorti jusqu’ici.
Nakamura et Sato restèrent totalement impassibles, apparemment indifférents, comme si Nick Bottom avait déjà quitté la pièce.
Nakamura secoua la tête. À présent, Nick distinguait mieux les signes de son âge, dans les poches presque invisibles qu’il avait sous les yeux et les fines ridules au coin des paupières.
— C’est une erreur de vous croire indispensable, Mr Bottom. Nous avons des copies imprimées de tous les rapports de police, aussi bien avant qu’après la cyberattaque, ainsi qu’avant et après votre retrait de l’enquête. Mr Sato a un dossier complet de tout ce que possédait le Département de la police de Denver.
Nick éclata de rire. Il vit pour la première fois un éclair de colère dans les yeux du vieux Conseiller.
— Allons, Mr Nakamura, vous savez bien ce qu’il en est. Ce « tout » dont vous parlez et que le Département vous a fait partager représente moins de dix pour cent de ce que nous conservions sous forme numérique. Le papier coûte beaucoup trop cher pour imprimer des tonnes de détails superflus, même pour des milliardaires japonais bénéficiant de l’appui de la Maison-Blanche. Sato n’a sans doute même pas vu le Dossier du Crime… n’est-ce pas, Hideki-san ?
L’expression du chef de la sécurité ne changea pas devant cette provocation et cette familiarité, mais ses yeux déjà froids se transformèrent en deux blocs de glace noire. On n’y lisait plus aucune trace d’amusement.
— Vous avez donc besoin de moi si vous voulez une nouvelle enquête, poursuivit Nick. Pour la dernière fois, je propose qu’on arrête ces bêtises et qu’on aille droit au but. Combien envisagez-vous de me payer pour ce travail ?
Nakamura le regarda fixement encore un instant avant de dire doucement :
— Si vous réussissez à trouver les assassins de mon fils, Mr Bottom, je suis prêt à vous verser quinze mille dollars. Plus vos frais.
— Quinze mille nouveaux dollars, ou quinze mille anciens ? demanda Nick d’une voix à peine étranglée.
— Des anciens dollars, précisa Nakamura. Et vos frais.
Nick croisa les bras comme pour réfléchir, mais c’était en fait pour essayer de garder l’équilibre. Il avait tout à coup une sensation de vertige.
Quinze mille anciens dollars équivalaient à un peu plus de vingt-deux millions de dollars actuels.
Nick avait actuellement à peu près cent soixante mille dollars sur son compte CNIC, et il devait plusieurs millions à d’anciens amis, à quelques bookmakers et dealers de flashback, ainsi qu’à divers usuriers.
Vingt-deux millions de dollars. Nom de Dieu… Nick écarta légèrement les pieds pour ne pas chanceler.
Tout en restant dans son personnage de détective de série noire, il réussit à mettre un peu d’énergie dans sa voix :
— Très bien. Je veux un transfert immédiat de ces quinze mille dollars sur ma carte. Pas de conditions… je veux dire par là, pas de restrictions ni d’entourloupes, Mr Nakamura. Engagez-moi et transférez l’argent. Maintenant. Ou sinon, appelez votre chauffeur de voiturette de golf pour qu’il me raccompagne à ma voiture.
Cette fois, ce fut au tour du milliardaire de rire.
— Nous prenez-vous pour des imbéciles, Mr Bottom ? Si nous vous transférions l’intégralité de la somme, vous disparaîtriez à la première occasion pour tout dépenser en flashback pour votre usage personnel.
Bien sûr que c’est ce que je ferais, songea Nick. Je pourrais vivre de nouveau. Et je serais assez riche pour passer le reste de ma vie avec Dara – plusieurs fois.
Encore un peu sonné, il demanda :
— Qu’est-ce que vous proposez, alors ? La moitié maintenant, et l’autre moitié quand j’aurai mis la main sur le type ?
Sept mille cinq cents anciens dollars lui permettraient de rester sous flash pendant des années.
Nakamura répondit :
— Je vais transférer sur votre CNIC un montant suffisant pour vos premières dépenses, et je l’augmenterai en fonction des besoins. Mais attention, il s’agit de couvrir des frais. Le versement se fera en nouveaux dollars. Les quinze mille anciens dollars seront transférés sur votre compte personnel seulement quand l’assassin de mon fils aura été identifié, et que cette information aura été validée par Mr Sato.
— Une fois que j’aurai tué le gars, vous voulez dire, rétorqua Nick.
Mr Nakamura ignora la remarque. Au bout d’un moment, il ajouta :
— Notre contrat holistique a été transféré sur votre téléphone, Mr Bottom. Vous pourrez l’étudier à loisir. Votre signature virtuelle activera le contrat et Mr Sato transférera alors l’argent des frais initiaux sur votre carte. En attendant, auriez-vous l’obligeance de ramener Mr Sato à Denver dans votre voiture ?
— Et pourquoi diable le ferais-je ?
— Vous ne me reverrez plus avant la conclusion de cette enquête, Mr Bottom, mais en revanche, vous allez souvent voir Mr Sato. Il sera mon agent de liaison permanent avec vous. Aujourd’hui, j’aimerais qu’il se fasse une idée de votre véhicule et qu’il voie votre résidence.
Nick éclata de rire.
— Se faire une idée de mon véhicule ? Voir ma résidence ? Pour quoi faire ?
— Mr Sato n’a jamais vu un magasin Baby Gap, dit Hiroshi Nakamura. Cela l’amuserait beaucoup. Voilà qui met fin à notre entretien, Mr Bottom. Je vous souhaite une bonne journée.
Le milliardaire inclina le buste d’un angle infinitésimal, en un salut pratiquement invisible dans sa brièveté.
Nick Bottom, lui, ne s’inclina pas. Il tourna les talons et se dirigea vers le genkan pour récupérer ses chaussures à l’entrée. À chaque pas, il sentait la douceur du tatami sous son gros orteil dénudé.
Hideki Sato le suivait de près sans faire le moindre bruit.