1.13
Santa Fe, Nouveau-Mexique
Jeudi 16 septembre
Le reste du voyage s’était déroulé sans incident, sous escorte d’engins « techniques » paramilitaires – des pick-up équipés de mitrailleuses lourdes montées à l’arrière – sur la dernière centaine de kilomètres entre Las Vegas, N-M, et Santa Fe.
Sato et Nick, avec les trois mercenaires, furent logés au consulat japonais, qui avait été autrefois l’hôtel La Fonda, juste sur la grand-place. Les restes de Joe avaient été transportés dans le sous-sol du complexe pour y être incinérés.
À leur arrivée, Sato emmena tout le monde à la clinique du consulat – probablement mieux équipée, plus moderne et plus propre que tout ce qu’il restait d’installations médicales à Denver. Pendant que Nick et les mercenaires se soumettaient à un rapide check-up, Sato fit soigner ses brûlures et ses coupures, et les médecins placèrent son bras gravement fracturé dans l’un de ces nouveaux plâtres polymorphes – ils appelaient ça un « plâtre intelligent », beaucoup trop cher pour que des Américains puissent se le payer, à part les athlètes de haut niveau, ou plutôt les athlètes servant de modèles à leurs avatars numérisés. Ce genre de plâtre permettait de se servir normalement de son bras pendant que les os se ressoudaient.
L’entretien de Nick avec Don Khozh-Ahmed Noukhaev était prévu à 10 heures du matin dans son hacienda, à l’extérieur de la ville. L’invitation était parvenue à Mr Nakamura et avait été extrêmement claire : ni l’Oshkosh ni Hideki Sato ne devaient s’approcher à moins de quinze kilomètres de la résidence du Don. Nick avait eu pour instruction de se trouver à 9 h 30, seul, devant la cathédrale Saint-François – dont le nom officiel était la cathédrale-basilique Saint-François-d’Assise. Quand ils étaient venus ici en vacances dans les premiers temps de leur mariage, Dara lui avait dit que c’était celle que l’archevêque passe sa vie à regarder construire dans La Mort et l’archevêque de Willa Cather.
Il fallut à Nick une minute à pied pour se rendre du consulat à la cathédrale toute proche. Et encore, uniquement parce qu’il s’était attardé un instant pour admirer de loin la façade de ce monument vieux de cent quarante-cinq ans avant de traverser la rue et de gravir les marches. Nick se souvint de ce que lui avait dit Dara : la construction de la cathédrale de style néo-roman avec ses tours jumelles avait été entreprise par l’archevêque d’origine française Jean-Baptiste Lamy vers 1869, puis les travaux avaient été interrompus et le bâtiment consacré en 1887 sans ses flèches, parce que les fonds avaient manqué.
Nick Bottom avait toujours trouvé ce bâtiment bizarre – doublement tronqué.
C’était une belle journée ensoleillée, et Santa Fe avait cette odeur d’automne que Nick reconnaissait bien : un mélange de feux de bois de piñon, de sauge et de feuilles mortes tombées des grands peupliers qui bordaient de nombreuses rues de la vieille ville. Dara avait dit une fois que c’était la ville des États-Unis qui « sentait le plus bon »…
À l’époque où Santa Fe faisait encore partie des États-Unis…
Aujourd’hui, cette ville prospère n’appartenait plus à aucune nation. Le Nuevo Mexico affirmait en avoir le contrôle formel, mais Santa Fe avait assez d’argent pour se payer une petite armée et préserver ainsi son indépendance. C’était la capitale des résidences secondaires de vedettes de cinéma, d’écrivains célèbres et de financiers de Wall Street, et elle avait de plus bénéficié d’importants investissements japonais au cours des dernières années, et les Japonais n’avaient pas eu l’intention d’habiter un petit village mexicain.
C’est ainsi que Santa Fe était devenue une réplique moderne, à plus petite échelle, de Lisbonne au temps de la Seconde Guerre mondiale : un repaire d’espions, d’agents doubles, de mercenaires à la retraite et de trafiquants internationaux tels que Don Khozh-Ahmed Noukhaev, qui tous avaient décidé de faire de cette charmante petite ville de montagne, nichée dans sa vallée odorante au pied du massif de Sangre de Cristo, leur lieu de résidence et leur centre d’opérations.
La Mercedes S550 noire – tout électrique ou dotée d’un luxueux moteur à hydrogène – s’arrêta presque silencieusement le long du trottoir. Il y avait trois hommes à l’intérieur, tous vêtus d’une même chemise blanche guayabera. Il était difficile de dire de quelle race ils étaient, mais leur profession, elle, n’était pas difficile à deviner. C’étaient des durs. Plus durs que de simples mercenaires. C’étaient des tueurs de cinquième génération venus d’un autre continent.
L’homme assis à l’arrière ouvrit la portière et fit signe à Nick de monter.
Nick ne dit rien, les trois hommes en chemise blanche – le genre de chemise habillée qu’un Cubain pourrait mettre à l’occasion d’un enterrement – non plus pendant que la voiture quittait la ville par Bishops Lodge Road.
Nick savait que cette vieille route défoncée menait au petit village de Tesuque, une dizaine de kilomètres plus loin, où habitaient autrefois bon nombre de vedettes de cinéma vieillissantes. C’était un bon endroit pour dissimuler de grandes résidences dans les collines au-dessus de l’étroite vallée boisée, et Nick se dit que l’hacienda de Don Khozh-Ahmed devait être l’une de celles-là, entre Santa Fe et Tesuque.
Effectivement.
Au bout de quatre ou cinq kilomètres, la Mercedes tourna à droite et s’engagea sur une étroite route de gravillons au fond d’une petite ravine. La route menait à une allée goudronnée plus large qui escaladait le flanc de la colline jusqu’à son sommet par une série de virages en épingle à cheveux. Laissant derrière eux la forêt de peupliers, ils traversèrent des prairies brunâtres avant de retrouver une forêt de pins. Nick remarqua plusieurs bunkers camouflés le long de la route. En admettant que ce chemin soit l’accès principal à la propriété, cette position paraissait éminemment défendable contre des véhicules ou des troupes terrestres.
L’hacienda du Don s’avéra posséder encore plus de niveaux de protection que la résidence de Mr Nakamura sur les hauteurs de Denver. Il y avait trois murs percés d’une grille – l’espace de huit cents mètres entre les murs et les clôtures étant une zone meurtrière couverte par des miradors bien visibles mais aussi très certainement par des tireurs cachés –, deux hyperscans IRM pour la voiture et trois pour Nick ainsi que ses trois accompagnateurs une fois qu’ils furent à pied.
Quand ils eurent atteint ce qui devait être le bâtiment principal, on demanda à Nick d’entrer dans un abri antibombe sans fenêtres où d’autres hommes en guayabera le passèrent au fluoroscope et explorèrent ses moindres orifices. Il était vraiment d’une humeur de dogue quand le dernier garde le conduisit en silence jusqu’à une immense pièce aux grandes baies vitrées et lui dit de s’asseoir. À cause des bibliothèques et de l’énorme bureau recouvert d’un maroquin, Nick supposa qu’il devait s’agir du bureau privé de Don Khozh-Ahmed Noukhaev.
La première chose qu’il faudra que je fasse quand il entrera,songea Nick, ce sera de lui demander comment je peux l’appeler. Cette histoire de Don Khozh-Ahmed Noukhaev commence à me fatiguer.
Nick s’était assis, mais il se releva quand la porte s’ouvrit et que quelqu’un entra, mais ce n’était pas le Don. C’étaient encore quatre gardes. Le plus grand et le plus âgé s’approcha directement de Nick et lui fit signe de lever de nouveau les bras.
— Vous voulez rire, dit Nick. Les autres gars m’ont déjà…
Il ne vit pas le garde derrière lui, ni le Taser. Mais il le sentit.
En tombant, sa dernière pensée, avant que ses neurones ne s’emmêlent totalement et douloureusement tout comme ses terminaisons nerveuses, fut : « Ah, put… »
Puis plus rien.
*
Nick revint à lui par étapes, comme toujours quand on a reçu un coup de Taser. La première fut la confusion accompagnée d’un vague effort pour ne pas uriner dans son pantalon. La deuxième fut une série de spasmes douloureux, mais avec le cerveau un peu moins engourdi. Nick en était maintenant à la troisième, où il essayait de respirer. Il avait les chevilles et les poignets ligotés – les mains devant lui, ce qui permettait au sang de circuler un peu –, un bandeau sur les yeux, un bâillon sur la bouche et une sorte de sac en toile sur le haut du corps. Il lui fallut une minute ou deux pour se rendre compte qu’il n’était pas devenu sourd : en fait, on lui avait posé un casque isolant sur les oreilles. Mais il savait qu’il était dans un véhicule en mouvement, grâce aux vibrations et à son sens de l’équilibre quand la voiture faisait un virage ou cahotait sur des bosses. Il était donc dans le coffre ou à l’arrière d’une voiture, ou peut-être d’un camion, qui l’emmenait… quelque part.
Encore une mesure de sécurité, ou est-ce que je suis un otage ? se demanda Nick quand il fut de nouveau capable de penser à peu près normalement. Ni l’un ni l’autre n’avaient vraiment de sens. Pourquoi le faire venir à l’hacienda et le transbahuter ensuite comme un baluchon ? C’était une drôle de façon de traiter un invité. Mais quelle valeur pouvait-il avoir en tant qu’otage ? Don Khozh-Ahmed Noukhaev croyait-il vraiment que Nakamura serait prêt à payer pour le récupérer ?
Ou le Tchétchène pensait-il que Nick savait quelque chose d’important ? Si c’était ça la réponse, Nick pouvait s’attendre à un avenir très limité, qui pourrait comporter des tortures suivies d’une exécution.
Qu’est-ce que je peux savoir d’important pour ce trafiquant d’armes et de drogue, ce Russe qui voudrait créer un empire ? Nick n’en avait aucune idée.
Grâce à son expérience acquise dans la police, Nick savait qu’un Taser permettait généralement de garder la victime inconsciente une quinzaine de minutes (à condition de ne pas provoquer une crise cardiaque, de ne pas vous transformer en légume, ou de ne pas vous tuer sur le coup, ce qui était beaucoup plus fréquent que ne le croyaient les civils). S’il comptait ses battements de cœur, il pourrait estimer le temps du trajet entre l’hacienda et la destination inconnue où il allait se retrouver.
Comme si ça pourrait me servir à quelque chose… Sato et ses gars ne vont pas venir à ma rescousse comme la cavalerie dans les westerns. Les hommes du Don ont pris toutes les précautions pour s’assurer que je n’avais pas de traceurs sur moi, et même si Sato surveille l’hacienda par satellite, ils ont très certainement fait partir une douzaine de voitures en même temps, dans des directions différentes. Sato n’aura eu aucun moyen de savoir dans laquelle j’étais.
De toute façon, ça n’avait pas d’importance. Son cœur battait si fort et si vite qu’il pouvait difficilement lui servir de chronomètre. Nick savait que beaucoup d’otages mouraient d’être bâillonnés et ligotés – par attaque cardiaque, ou suffocation due à l’asthme ou même à un simple rhume, ou en étouffant dans leur propre vomi. Il essaya de ne pas y penser et de ralentir son rythme cardiaque. Il aurait besoin d’adrénaline plus tard, pas maintenant.
Ils m’emmènent dans une décharge.
C’était probable, mais pourquoi ? Nick se demanda combien de millions ou de milliards de gens à travers l’histoire de l’humanité étaient morts avec ces deux syllabes comme dernière pensée : Pourquoi ?
Garde ta philosophie pour une autre fois, tête de nœud. Réfléchis plutôt à ce que tu vas faire.
Les vibrations cessèrent. Un instant plus tard, des mains puissantes le saisirent et le soulevèrent. Il se retrouva debout, et sentit qu’on coupait les liens qui lui entravaient les chevilles.
Nick n’avait aucune raison de faire semblant d’être encore inconscient. Il resta donc ainsi, aveugle, sourd et chancelant. On lui agrippa les bras à travers la toile épaisse du sac qui le recouvrait, et on l’entraîna le long d’une allée de gravier, puis sans doute dans un bâtiment – Nick pouvait sentir sur ses jambes une qualité différente de l’air, plus calme, plus intérieur –, et ensuite dans un couloir dallé avant de descendre quelques marches pour se retrouver dans un autre couloir.
Les hommes qui le maintenaient s’arrêtèrent et le firent asseoir.
On lui retira le sac, le casque, le bâillon et le bandeau, et enfin les liens autour des poignets.
Comme il est d’usage dans ce genre de situation, Nick cligna des yeux et se mit à bâiller pour aspirer un peu plus d’air. Il s’abstint cependant de se frotter les poignets…
Ses deux gardes – qui portaient des guayaberas comme tous les autres sbires de Don Khozh-Ahmed Noukhaev – sortirent par une des deux portes.
La pièce était petite, sans fenêtres, avec des murs nus. Il y avait un vieux bureau devant Nick, et quelques armoires de classement cabossées le long d’un des murs. Nick était assis sur une chaise en métal, et il y en avait une autre derrière le bureau. Ces chaises étaient trop légères pour lui être utiles. Cette pièce en sous-sol rappelait le bureau d’un prof de gym de lycée, sauf qu’il n’y avait pas de vitrine contenant des trophées.
Le trophée, c’est moi, songea Nick.
Il n’y avait rien sur le bureau ni en haut des armoires qui puisse lui servir d’arme. Nick venait juste de se lever péniblement pour fouiller les tiroirs et les armoires, quand l’autre porte s’ouvrit. Don Khozh-Ahmed Noukhaev entra et vint rapidement s’installer derrière le bureau.
— Asseyez-vous, mon ami, dit le Don avec un geste de la main. Asseyez-vous donc.
Nick resta debout en chancelant.
— Je ne suis pas votre ami, connard. Et après ce que vous venez de me faire subir, vous pouvez même m’ajouter à la liste de vos ennemis.
Noukhaev éclata de rire, laissant voir des dents tachées de nicotine.
— Je vous présenterais bien mes excuses, Nick Bottom, mais vous êtes un homme suffisamment fort et intelligent pour ne pas les accepter après de telles indignités. Vous avez raison. C’était barbare de ma part et injuste envers vous. Mais tout à fait justifié.
Nick resta debout.
— En quoi était-ce justifié ?
Don Khozh-Ahmed Noukhaev avait le visage très bronzé, mais profondément ridé. Il faisait nettement plus âgé que sur les photos que Sato lui avait montrées, et Nick se demanda à quand remontaient les dernières photos que les hommes de Nakamura ou les diverses agences de renseignement avaient réussi à prendre de ce trafiquant.
— C’est une bonne question, dit le Don en croisant les mains sur le bureau. Je pourrais y répondre franchement, en disant que rien ne saurait justifier une telle façon de traiter un invité, mais vous êtes, bien sûr, beaucoup plus qu’un simple invité. Votre employeur, Mr Nakamura, a des raisons – de bonnes raisons, tant politiques que stratégiques – de souhaiter que je n’existe plus. Il a également sous son contrôle certaines armes hypercinétiques en orbite auxquelles les Japonais, je crois, ont donné le nom amusant de g-bears. Avez-vous déjà entendu ce terme ?
— Oui, répondit Nick qui soupçonnait Noukhaev de savoir parfaitement que Sato s’en était servi la veille contre les tanks.
— Vous comprenez donc que ce serait vraiment tenter le sort que de fournir à Mr Nakamura la certitude absolue de ma présence dans l’hacienda à un moment précis. (Il sourit.) Oui, je sais ce que vous pensez, Nick Bottom. Cet homme est parano. Je serais assez d’accord avec vous, mais je me pose seulement la question : Le suis-je suffisamment ? Je vous en prie, asseyez-vous avant de tomber.
Nick s’assit avant de tomber…
Don Khozh-Ahmed Noukhaev lui rappelait quelqu’un. Il trouva presque aussitôt : Anthony Quinn, cet acteur du siècle dernier que Val et lui aimaient beaucoup. En fait, Noukhaev ne lui ressemblait pas vraiment, mais il avait la même voix et le même léger accent, la même façon de plisser légèrement la bouche dans un sourire arrogant. Il était également difficile de préciser son appartenance ethnique. Anthony Quinn avait joué aussi bien des rôles de Mexicains que d’Indiens, d’Arabes ou de Grecs. Le Don avait également un corps musculeux qui rappelait celui de l’acteur – compact, mais avec une large poitrine, des avant-bras impressionnants et des mains puissantes.
— Et maintenant, où sommes-nous ? demanda Nick.
Noukhaev rit comme si Nick venait de faire une plaisanterie.
— Dans un endroit sûr. Un endroit dont je suis certain que même votre omnipotent Mr Nakamura ignore l’existence.
— Ce n’est pas mon omnipotent Mr Nakamura, rétorqua Nick. Et s’il était vraiment omnipotent, il ne m’aurait certainement pas engagé pour découvrir l’assassin de son fils.
— Précisément ! s’écria Don Khozh-Ahmed Noukhaev en levant un doigt taché de nicotine. Pourquoi vous a-t-il engagé, Nick Bottom ?
— J’ai le pressentiment que vous allez m’éclairer sur ce point.
— Vous devez bien le savoir, Nick Bottom. Et si vous ne le savez pas, vous devez avoir des soupçons.
— Je soupçonne tout le monde et personne, dit Nick.
Depuis l’âge de neuf ans, il rêvait de prononcer un jour cette phrase. C’était sans doute le manque d’oxygène quand il avait été bâillonné qui venait de le pousser à le faire.
Don Khozh-Ahmed Noukhaev regarda Nick un long moment sans rien dire, puis il rejeta la tête en arrière et s’esclaffa bruyamment.
Putain, il est vraiment dingue…
Noukhaev ouvrit un tiroir de son bureau et en sortit un petit coffret qu’il tendit à Nick. Des cigares. Nick refusa en secouant la tête, et le Don s’en choisit un. Il se livra à ce rituel stupide consistant à mordre le cigare et à en recracher le bout (Nick avait appris dans les films que les gens plus distingués se servaient d’un coupe-cigare, ou demandaient à leur maître d’hôtel de le faire pour eux). Il alluma ensuite son cigare de luxe avec un briquet tiré d’une poche de sa veste kaki.
Nick pensait encore que cette pièce devait être en sous-sol, peut-être dans un souterrain, mais la ventilation était excellente. C’est à peine s’il sentait la fumée.
— Pourquoi l’un des hommes les plus puissants de la planète voudrait-il vous engager, Nick Bottom ? demanda Noukhaev.
À en juger par son expression, la question était purement rhétorique. Nick avait horreur de ça, quand les gens devenaient rhétoriques… C’était une insulte à son intelligence.
— Nakamura a déjà fait mener de nombreuses enquêtes sur le meurtre de son fils, poursuivit le Don en se calant sur sa chaise et en exhalant une fumée bleuâtre. La police de Denver – après la vôtre –, le CBI, le FBI, la Sécurité intérieure, ses propres agents de renseignement, le Keisatsu-chō…
Si l’Agence de la police nationale japonaise avait enquêté sur le meurtre de Keigo Nakamura, c’était la première fois que Nick en entendait parler. Pendant la plus grande partie de son histoire, le Keisatsu-chō s’était contenté de coordonner et de réguler les différents services de police japonais – en fixant essentiellement des règles et des standards, une bureaucratie sans aucun des pouvoirs du FBI, pas même des agents à part entière. Mais au cours des décennies récentes, depuis la Grande Débâcle, quand le Japon s’était retrouvé au sommet (ou en tout cas, très près) des nations, l’Agence de police nationale avait été dotée de griffes et de crocs, à la fois avec son nouveau service de police secrète, le Keibi-kyoku, et son agence de renseignements extérieurs, le Gaiji Jōhō-bu. À part leurs noms, et quelques lectures qui lui avaient appris que ces sous-divisions étaient d’une efficacité redoutable et mortelle, Nick ne savait rien d’elles.
— … et voilà que Mr Nakamura vous embauche, conclut Noukhaev. (Il avait l’air de savourer son cigare.) Pourquoi a-t-il fait ça, d’après vous ?
On est revenus à la case départ, songea Nick.
— De toute évidence, pas pour résoudre le meurtre de son fils, dit-il. Ce qui nous laisse… quoi ? Dans le but de vous prendre pour cible dans votre hacienda à l’occasion de cette rencontre, pour qu’il puisse vous réduire en poussière et en cendres avec ses g-bears ? Mais ça pose un petit problème, n’est-ce pas ?
— Quel problème, Nick Bottom ?
— C’est vous qui avez contacté les gens de Nakamura pour proposer cette rencontre. Du moins, c’est ce que Hideki Sato m’a dit. Par conséquent, quand Mr Nakamura m’a engagé, il ne pouvait pas savoir que vous m’inviteriez ici.
Noukhaev hocha la tête et exhala une bouffée.
— C’est très juste. Mais, Nick Bottom… « Qui connaît son ennemi comme il se connaît, en cent combats ne sera point défait. » Savez-vous qui a dit ça ?
— Je parie que c’est Sun Zi, Don Noukhaev.
— Ah, vous connaissez Sun Zi, Nick Bottom ?
— Non, pas du tout. Mais je ne compte plus les bâtards arrogants et condescendants qui jouent les grands généraux intellectuels et qui le citent comme si ça voulait vraiment dire quelque chose d’important.
Don Khozh-Ahmed Noukhaev, qui s’apprêtait à téter son cigare, se figea complètement, et Nick se dit : Merde, je suis allé trop loin…
Il s’en fichait.
Noukhaev rejeta la tête en arrière et repartit d’un grand éclat de rire. Il avait l’air sincère.
— Vous avez raison, grommela-t-il quand il eut fini de rire et après avoir tiré une bouffée de son cigare. Je vous prenais de haut, et vous avez bien fait de me remettre à ma place. Mais Sun Zi l’a effectivement dit, et ça s’applique à notre, hem… situation présente. Hiroshi Nakamura est bel et bien un général, et il connaît Sun Zi par cœur. Il est possible qu’il vous ait embauché simplement parce qu’il savait que je serais tenté de parler à un tel subalterne… sans vouloir vous offenser, Nick Bottom.
— Je ne suis pas vexé, dit Nick. Alors, c’est pour ça que Nakamura a fait appel à moi ? Dans ce cas, j’imagine que mon boulot est terminé. Et j’ai échoué, puisque si Sato et son patron ont observé les différentes voitures qui ont quitté l’hacienda, ils savent probablement que vous m’avez emmené ailleurs, et ils auront annulé la frappe des g-bears.
— Onze camionnettes ont quitté l’hacienda en même temps il y a trente-neuf minutes, Nick Bottom. Hiroshi Nakamura dispose des ressources suffisantes pour frapper une centaine de cibles avec ses missiles cinétiques. En tenant compte du temps nécessaire pour vous amener ici, et pour que j’y entre moi-même, les armes orbitales devraient arriver… maintenant.
Nick leva les yeux vers le plafond. Il n’avait pu s’en empêcher. Il n’arrivait pas non plus à empêcher ses testicules de se rétracter pour se mettre à l’abri. Il avait vu ce que six de ces g-bears pouvaient faire comme dégâts.
— Jouez-vous aux échecs, Nick Bottom ?
Le Don semblait sérieux.
— Plus ou moins. Disons que je suis un pousseur de bois.
Noukhaev hocha la tête, sans que Nick sache si c’était pour confirmer l’existence d’une expression aussi idiote.
— En tant que joueur d’échecs, Nick Bottom, même si vous n’êtes qu’un simple débutant, comment feriez-vous pour améliorer les chances que Nakamura ne se serve pas de ses armes pour détruire les onze cibles potentielles ?
— J’enverrais chaque camionnette dans un lieu public important, où il y ait de la foule, si possible un endroit historique, répondit aussitôt Nick. Et je les déchargerais discrètement à l’abri des regards. Disons, la cathédrale Saint-François, ou la chapelle Loretto, ou l’auberge des Gouverneurs… des endroits comme ça. Nakamura pourrait encore passer à l’acte – après tout, Sato et lui se fichent bien de victimes ou de sites historiques américains –, mais ça devrait quand même le faire réfléchir à deux fois.
Don Khozh-Ahmed Noukhaev sourit lentement, et c’était un sourire différent de ce que Nick avait pu voir jusqu’ici.
— Vous n’êtes pas aussi bête que vous en avez l’air, Nick Bottom.
— Vous non plus, Don Khozh-Ahmed Noukhaev.
Cette fois, il n’y eut aucune hésitation, et Noukhaev partit d’un grand éclat de rire, mais Nick décida de ne pas pousser sa chance plus loin.
— Non, je ne crois pas que Hiroshi Nakamura vous ait embauché uniquement pour pouvoir me localiser et me tuer, même si ce n’est pas l’envie qui lui en manque, et qu’il pense nécessaire de le faire. Non, Nick Bottom. Si Nakamura vous a engagé, c’est parce qu’il sait que vous êtes le seul homme encore capable de résoudre le mystère du meurtre de son fils, Keigo.
Qu’est-ce que c’est que ça ? songea Nick. De la flagornerie ? Non, sans doute pas. Noukhaev était bien trop malin pour ça, et surtout, il savait déjà que Nick l’était aussi. Quoi, alors ?
— Vous allez devoir m’expliquer pourquoi je suis le seul homme capable de résoudre ce meurtre, dit Nick. Parce que moi, je n’ai pas le début d’une idée sur quoi que ce soit – ni sur qui a commis le meurtre, ni pourquoi je serais le seul à le savoir.
— « Celui qui sait calculer la victoire dans son quartier général avant même de livrer bataille est celui qui met le plus d’atouts stratégiques de son côté », dit le Don.
Cette fois, il ne joua pas au jeu des devinettes sur cette citation.
Nick secoua la tête. Il aurait voulu dire à Noukhaev à quel point il détestait les gens qui s’exprimaient par énigmes – une des raisons pour lesquelles il n’était pas chrétien –, mais il résista à l’envie. Il était fatigué et il avait mal partout.
— Quand il vous a engagé, Hiroshi Nakamura savait que vous seriez sans doute capable de résoudre l’affaire, là où les agences américaines et japonaises, et même ses meilleures équipes, en ont été incapables. Comment cela est-il possible, Nick Bottom ?
Nick n’hésita qu’une seconde.
— C’est sans doute quelque chose qui me concerne personnellement. Quelque chose dans mon passé. Quelque chose que je sais, que j’ai dû rencontrer quand j’étais flic… Quelque chose.
— Oui, quelque chose de personnel. Mais pas nécessairement une chose que vous auriez apprise quand vous étiez inspecteur, Nick Bottom.
Le Don avait pris dans son tiroir ce qui ressemblait à un couvercle de pot de mayonnaise, et il y déposait ses cendres. Le couvercle était presque plein.
Un vrai cendrier aurait pu me servir d’arme, songea Nick.
— Bon, alors c’est quelque chose dans mon passé, dit Nick. Mais ça ne tient pas debout.
— Vous dites ça à cause de ceux que vous soupçonnez d’être les commanditaires du meurtre.
— Oui.
— Et qui sont-ils ?
— Des assassins employés par l’un de ces machins, là… les daimyo. Les autres maîtres des conglomérats japonais qui veulent devenir shōgun.
— Connaissez-vous les principaux clans keiretsu ? demanda Noukhaev.
— Oui. Enfin, je connais leurs noms.
En fait, il les connaissait déjà avant que Sato ne lui en récite la liste pendant le voyage. Pourquoi Sato avait-il fait ça ? Qu’est-ce que ce salopard pouvait encore mijoter comme coup tordu ? Nick reprit :
— Les sept familles de daimyo et clans keiretsu qui dirigent le Japon moderne sont les Munetaka, Morikune, Omura, Toyoda, Yoritsugo, Yamahsita et Yoshiake.
— Non, dit simplement Noukhaev sans aucun amusement ni rien d’amical dans la voix.
— Non ? répéta Nick.
Tout cela était du domaine public, même à l’époque où il avait enquêté avec ses collègues du département sur l’affaire Keigo Nakamura. Sato avait pu lui mentir, mais…
— Les keiretsu sont devenus des zaibatsu, dit le Don. Il ne s’agit plus seulement d’alliances de conglomérats industriels appartenant à des clans, comme c’était le cas pour les keiretsu de la fin du siècle dernier, mais bel et bien à nouveau de zaibatsu – des conglomérats regroupés qui aident à gagner la guerre et qui conseillent le gouvernement, exactement comme dans le premier empire du Japon il y a cent ans. Et il y a maintenant huit daimyo principaux qui dirigent le Japon. Pas sept, Nick Bottom, mais huit. Huit hommes aux pouvoirs considérables, et chacun d’eux veut devenir shōgun.
— Nakamura, murmura Nick en nommant le huitième super-daimyo.
Le Don voulait-il juste étaler sa science, ou bien cette correction signifiait-elle quelque chose ?
— Le DPD et le FBI ont pensé que la clef du meurtre de Keigo Nakamura n’avait rien à voir avec les suspects locaux – tous ces paumés que je viens d’interroger encore une fois. Pour eux, c’était une affaire de politique intérieure japonaise et de rivalités. Nous n’en savions pas assez sur ces histoires pour échafauder la moindre hypothèse, et les entretiens avec Nakamura et les autres n’ont pas aidé en ce sens. Ces keiretsu – ou ce que vous appelez maintenant des zaibatsu – sont en pratique au-dessus des lois dans le Japon moderne, ou peut-être devrais-je dire le Japon féodal moderne, de sorte que les autorités japonaises n’ont été d’aucune aide, elles non plus.
Don Khozh-Ahmed Noukhaev lui fit encore un de ses larges sourires pas vraiment amusés, et secoua sa cendre dans son couvercle de mayonnaise.
— Vous ne savez pas réellement qui est Hideki Sato, n’est-ce pas, Nick Bottom ?
— C’est le chef de la sécurité de Mr Nakamura, répondit Nick.
Il était prêt à jouer les imbéciles pour lui soutirer de nouvelles informations.
Noukhaev rit doucement.
— C’est un assassin professionnel, et également le chef de sa propre famille – l’un des quarante daimyo les plus importants du Japon actuellement, et il ne serait pas exclu qu’il puisse lui-même devenir shōgun. Avez-vous entendu parler de Taisha No Shi ?
— Non, dit Nick.
— Cela signifie « le Colonel de la Mort ». Vous souvenez-vous de Song Jin ?
— Pas vraiment. Ah, mais si… c’était cette actrice chinoise devenue seigneur de la guerre il y a huit ans ?
— C’est bien ça, dit Noukhaev en tirant longuement sur son cigare. Song – c’est son nom de famille – était le meilleur et le dernier espoir pour la Chine de se réunifier. Quand elle a quitté l’industrie du cinéma, elle avait une armée de plus de six millions de fanatiques, et le soutien de quatre ou cinq cents millions d’autres Chinois. Elle avait aussi près de six cents gardes du corps, parmi lesquels soixante des meilleurs spécialistes en matière de sécurité.
— Et elle est morte dans un… je ne me souviens plus très bien. Un accident de bateau, quelque chose comme ça.
Pour une fois, le sourire de Noukhaev sembla sincère.
— Elle est morte quand Taisha No Shi – l’homme que vous connaissez sous le nom de Sato – s’est rendu en Chine et l’a tuée. Nous ne savons pas s’il a agi sur ordre de Nakamura.
— Le Colonel de la Mort, répéta Nick en détachant les syllabes. Ça fait un peu mélo. Mais si vous pensez que Sato travaille sans l’autorisation ni les instructions de Nakamura, je trouve ça difficile à croire.
Noukhaev hocha lentement la tête.
— Cela étant, Nick Bottom, vous devez bien prendre conscience que l’un des meilleurs assassins au monde a été chargé de vous accompagner dans votre… hem… enquête. Si j’étais à votre place, je ne prendrais pas cette information à la légère, et je réfléchirais sérieusement à ses implications.
— Comme vous voudrez, dit Nick qui commençait à en avoir assez de la suffisance de ce connard. Avez-vous quelque chose à me dire qui pourrait m’être utile dans mon enquête sur le meurtre de Keigo Nakamura ?
Noukhaev eut un mince sourire.
— C’est justement ce que je viens de faire, Nick Bottom. « Si tu ignores aussi bien ton ennemi que toi-même, tu es certain d’être en péril. »
Encore ce foutu Sun Zi, songea Nick. Il commençait à comprendre que c’était Don Khozh-Ahmed Noukhaev qui se comportait comme un de ces traîtres à la noix dans les films de James Bond, qui essaient de faire mourir d’ennui le héros en discourant interminablement, au lieu d’appuyer sur la détente quand ils en ont l’occasion.
— Pouvez-vous me dire si Keigo a posé des questions qui semblaient inhabituelles ? demanda Nick pour changer de sujet. Bizarres ? Sortant de l’ordinaire ?
Don Noukhaev sourit.
— Il m’a demandé si je serais prêt à distribuer du F-deux comme je l’ai fait pour le flashback. À l’entendre, on aurait dit que cette drogue mythique était une réalité… ou pourrait en devenir une très bientôt.
Encore le F-deux… Nick eut soudain l’espoir que Keigo Nakamura avait possédé des informations que personne d’autre n’avait sur cette superdrogue permettant tous les fantasmes. Avec le F-deux, Nick pourrait se construire une vie entièrement nouvelle avec Dara, et même avec Val – pas l’adolescent renfrogné, mais l’adorable gamin de cinq ans. À ce que Nick en comprenait, il n’y avait aucun risque de mauvais souvenirs avec cette drogue, seulement de merveilleuses expériences imaginaires qui semblaient aussi réelles que la vraie vie. Sur tous les plans. Et ceux qui y croyaient affirmaient que, contrairement au flash – où l’on se trouvait toujours un peu à l’écart, où on flottait au-dessus de son moi originel tout en revivant le moment –, le F-deux était totalement immersif.
— Que lui avez-vous répondu ? demanda Nick.
Noukhaev éclata de rire.
— Je lui ai dit que je vendrais et distribuerais n’importe quelle drogue que le public peut demander du moment qu’elle existe vraiment – ce qui n’est pas le cas du F-deux. Cela fait une éternité qu’on entend des rumeurs, mais c’est une drogue impossible. Si vous voulez vivre des fantasmes, lui ai-je dit, prenez de l’héroïne ou de la cocaïne.
— Et qu’est-ce que Keigo Nakamura a trouvé à répondre à ça ?
Nick était dépité que les rumeurs sur le F-deux restent de pures fantaisies. Mais Keigo a demandé au poète Danny Oz s’il prendrait du F-deux. Qu’est-ce qu’il pouvait bien avoir en tête ?
— Keigo est passé à un autre sujet, dit Noukhaev. Ce que je vais faire, moi aussi. Avez-vous une idée, Nick Bottom, de qui peut vouloir toutes ces terres qui constituaient autrefois le Nouveau-Mexique, l’Arizona et la Californie du Sud ?
— Comme ça, à brûle-pourpoint, je me risquerais à dire le Mexique – ou le Nuevo Mexico, ou le nom que les reconquistas se donnent par ici. Je me base simplement sur le fait que ce sont leurs troupes, leurs tanks et leurs millions de colons qui en occupent la plus grande partie, et qui se battent pour s’approprier le reste.
Noukhaev souffla de la fumée bleue et secoua la tête. Son visage ridé semblait vaguement déçu – un vieux professeur découragé par la stupidité de son élève.
— Vous vous êtes vraiment tenu en dehors des affaires, dites-moi ? Perdu dans vos rêves sous flash et votre apitoiement sur vous-même ? Comme si vous étiez le premier à avoir perdu sa femme ?
Nick sentit le rouge lui monter au front et la rage bouillonner en lui, mais il se maîtrisa et résista à l’afflux d’adrénaline qui le poussait à fracasser le crâne de Don Khozh-Ahmed Noukhaev avec…
Avec quoi ? Le seul objet pouvant lui servir d’arme était la chaise sur laquelle il était assis, et elle était beaucoup trop légère pour ça. Et Nick était certain que Noukhaev avait un pistolet à la ceinture sous la chemise ample qu’il portait par-dessus son pantalon.
Mais il n’était pas obligé de réagir à cette insulte implicite, et il décida de jouer le jeu de Noukhaev.
— Très bien, dit-il. Si ce n’est pas le Mexique, alors qui ? Le Japon ?
— Qu’est-ce que le Japon ferait de tout cet espace – essentiellement désertique – avec son taux de natalité qui ne fait que décliner ? rétorqua Noukhaev qui semblait vraiment savourer son rôle de prof. Je sais que les affaires étrangères ne sont pas votre fort, inspecteur de première classe Nick Bottom, mais faites un effort… réfléchissez ! Quelle entité politique agressive et prospère a besoin de Lebensraum, et d’encore plus de Lebensraum ? Et qui a une bonne habitude des déserts ?
— Le Califat ? dit enfin Nick. (Ce n’était pas tant une question qu’une série de syllabes dénuées de sens. Il reformula l’idée.) Le Califat Global ? Ici, dans le Sud-Ouest ? C’est… ridicule. Complètement absurde.
Sans répondre, Don Khozh-Ahmed Noukhaev se croisa les mains derrière la nuque et se balança en arrière sur sa chaise, le cigare fermement serré entre les dents.
— C’est pire qu’absurde, reprit Nick en battant des mains comme s’il voulait chasser une mouche. C’est impossible.
Mais… l’était-ce vraiment ?
D’après CNN ou al-Jazira-USA, la population musulmane venait juste d’atteindre 2,2 milliards. Sur ce total, à en croire les sondages cités par la chaîne, plus de 90 % affirmaient leur adhésion au Califat Global Islamique, même si le pays auquel ils appartenaient ne faisait pas encore partie de ce régime en expansion, avec ses trois capitales à Téhéran, Damas et La Mecque.
Cela voulait dire – surtout après dix ans de guerre civile en Chine et la volonté affirmée de l’Inde de se doter d’une immense classe moyenne (en grande partie par un contrôle des naissances comme l’avaient fait les Chinois trois générations plus tôt) – que le Califat Global Islamique constituait l’entité politique la plus importante en nombre. Et quelqu’un avait dit à Nick – sans doute son pédant de beau-père – que le taux de natalité des musulmans pouvait maintenant être représenté par ce qu’il avait appelé une courbe asymptotique. Depuis vingt-cinq ans, le prénom le plus courant donné à la naissance en Europe était Mohammed, ce qui signifiait que c’était déjà le cas avant même que le Califat y ait été officiellement instauré.
Ah, bon sang, se dit Nick dont les neurones ressentaient encore l’effet du Taser, Mohammed est aussi le prénom le plus fréquent au Canada…
Ce qui ne voulait rien dire. Enfin, peut-être…
— Le Califat s’installant en Californie du Sud, en Arizona et au Nouveau-Mexique ? répéta-t-il. En y envoyant… quoi ? Des colons ? Des immigrants ? (Nick se sentait la bouche pâteuse.) Les États-Unis ne toléreraient jamais une chose pareille.
— Ah bon ? fit Don Khozh-Ahmed Noukhaev. Et qu’est-ce que les États-Unis pourraient y faire ?
Nick ouvrit la bouche pour répondre… réfléchit un instant… et la referma. L’Amérique disposait d’une armée permanente de conscrits, un peu plus de six cent mille gamins comme son fils, mais mal équipés, mal entraînés et mal commandés. Ils combattaient tous comme mercenaires à la solde du Japon ou de l’Inde, dans des pays tels que la Chine, l’Indonésie, des parties du Sud-Est asiatique et l’Amérique du Sud. Les maigres effectifs de l’armée de métier et de la Garde nationale suffisaient déjà à peine pour tenir la frontière avec le Nuevo Mexico s’étendant de la limite entre le Colorado et l’Oklahoma jusqu’à l’océan Pacifique près de Los Angeles.
La présidente des États-Unis pouvait-elle rompre ces précieux contrats avec le Japon et d’autres nations, et rapatrier son armée de mercenaires pour combattre un million de djihadistes immigrés ? Le ferait-elle ?
Nick avait la tête qui tournait.
— Le Mexique ne l’accepterait pas, dit-il catégoriquement. Les reconquistas ont déployé trop d’efforts pour reprendre possession de ces terres, pour effacer leur confiscation par les Américains en 1848.
Noukhaev éclata de rire et écrasa ce qu’il restait de son cigare.
— Croyez-moi, mon ami Nick Bottom, ce Nuevo Mexico dont vous parlez n’existe pas. Vous vous adressez en ce moment à quelqu’un qui a fait des affaires avec lui, qui a travaillé avec lui, et qui a voyagé à l’intérieur de ses frontières incertaines pendant plus de vingt ans – au milieu de chefs de cartels des drogues, de barons de l’Ancien Mexique en fuite, de spéculateurs et de seigneurs de la guerre spaniques dont la seule loyauté est envers eux-mêmes, comme leurs homologues chinois. Le Nuevo Mexico n’existe pas.
— Il a pourtant un drapeau, rétorqua Nick.
Même le ton de sa voix était pitoyable.
Noukhaev eut un large sourire.
— C’est vrai, Nick Bottom, et aussi un hymne national. Mais cette fiction qu’est le Nuevo Mexico est aussi corrompue et pourrie de l’intérieur que l’était l’Ancien Mexique avant sa chute. Les « colons » ne peuvent même pas subvenir à leurs propres besoins, et encore moins reconstituer les grands ranchs, les fermes, les entreprises high-tech et les centres scientifiques mis en place par les Américains. Ils mourraient de faim en moins d’un mois sans les ravitaillements des cartels. Ils survivent en suçant la mamelle de l’argent des cartels – l’argent de la cocaïne, de l’héroïne, du flashback. Si jamais cette mamelle leur était retirée, ce sont dix-huit millions d’anciens « immigrants » mexicains qui redeviendraient nomades.
— Mais… le Califat, dit Nick. Ils ne possèdent même pas la langue, la culture, l’infrastructure… (Il se rendit compte de ce qu’il disait, et il s’interrompit en secouant la tête.) Qui accepterait de vendre le Sud-Ouest au Califat ?
Noukhaev baissa le menton contre sa chemise impeccablement blanche avec un sourire qu’on était obligé de qualifier de diabolique.
— Moi, répondit-il. Entre autres.
Nick fut abasourdi. Il regarda l’homme assis en face de lui comme s’il le voyait vraiment. Don Khozh-Ahmed Noukhaev ne plaisantait pas. Était-ce un fou ? Un mégalomane, oui… Nick s’en était aperçu dès les premières minutes de cette conversation bizarre… mais complètement fou ?
Peut-être pas
— Qui ferait la vente ? répéta Nick, en réfléchissant maintenant tout haut plutôt qu’en s’adressant au Don. Pas le Nuevo Mexico, même si la présence de ses forces militaires et de ses colons constitue un obstacle.
— Non, pas vraiment, dit Noukhaev. Pas plus que, disons, les populations indigènes et les soi-disant armées de Belgique, de Norvège, du Danemark et de la Russie occidentale. Au cours des trois dernières décennies, les nouveaux propriétaires islamiques de ces anciennes nations ont acquis une grande expérience dans la gestion efficace de leur expansion.
— Mais n’empêche, marmonna Nick qui se sentait encore nerveusement éprouvé par les effets du Taser. Qui ferait la vente effective ? Qui trouverait les milliards d’anciens dollars nécessaires pour une telle… (Il leva les yeux et croisa le regard sombre de Noukhaev.) Le Japon, dit-il à voix basse.
Don Khozh-Ahmed Noukhaev écarta ses mains calleuses.
— Pas le Japon en tant que pays, reprit Nick. Mais le keiretsu et le daimyo qui auront le plus de contrôle sur les États-Unis quand le moment viendra de conclure le marché avec les mollahs à Téhéran et à La Mecque.
Noukhaev ne souriait plus, mais il ne quittait pas Nick des yeux. Celui-ci sentit ce regard comme un doigt de feu sur son visage.
— Un peu comme l’achat de la Louisiane, murmura-t-il. Mais des millions de colons islamiques dans ce qui appartenait autrefois aux États-Unis ? Jamais l’Amérique ne l’accepterait…
La voix de Nick s’était éteinte progressivement, par manque de conviction, avant même qu’il ait terminé sa phrase. L’Amérique avait accepté beaucoup de choses ces dernières décennies. Mais surtout, que pourrait-elle faire pour s’opposer à une colonisation en règle, soutenue par le Califat, de ces régions désertiques ? Elle n’avait même pas été capable d’empêcher les cartels mexicains de s’en emparer.
Est-ce qu’ils viendront avec leurs chameaux ? se demanda Nick. Il se frotta les yeux. Il avait soudain une migraine féroce.
— Je manque à tous mes devoirs d’hospitalité, dit Noukhaev. Avez-vous soif, Nick Bottom ? Aimeriez-vous un peu de vin ?
— Non, pas de vin. De l’eau, simplement.
Don Khozh-Ahmed Noukhaev sembla s’adresser à son bureau quand il dit sur le ton de la conversation :
— Apportez un peu d’eau pour mon invité et moi-même.
Une minute plus tard, la porte sur le côté s’ouvrit et un homme en guayabera entra dans la pièce avec un plateau d’argent sur lequel étaient posés deux verres et une carafe en cristal, tellement remplie de glaçons qu’elle était embuée par la condensation.
Noukhaev remplit les deux verres.
— Je vous en prie, fit-il avec un geste d’invitation.
Nick attendit, son verre d’eau glacée à la main. Il ne se souvenait pas d’avoir jamais eu aussi soif, ni d’avoir eu un tel mal de tête. Sans doute les effets du Taser.
Mais il ne but pas pour autant.
Avec un petit rire, Noukhaev vida son verre d’un trait, et le remplit à nouveau.
Nick prit une petite gorgée. Aucun goût particulier, chimique ou autre. C’était simplement de l’eau.
— Puis-je vous poser quelques questions, maintenant ? demanda-t-il. C’était en principe le but de cette réunion.
— Mais naturellement, Nick Bottom. Après tout, c’est vous l’enquêteur. C’est ce qu’a dit Mr Hiroshi Nakamura, et Mr Hiroshi Nakamura se trompe rarement. Je vous en prie, posez vos questions.
Noukhaev sortit un deuxième cigare qu’il prépara et alluma avant de se caler confortablement sur sa chaise.
— Savez-vous qui a tué Keigo Nakamura ? demanda Nick d’une voix dure
Mais l’effort de parler lui plantait des aiguilles chauffées à blanc dans le crâne.
— Je crois le savoir, répondit Don Khozh-Ahmed Noukhaev.
— Voulez-vous me le dire ?
— Je préférerais ne pas, dit Noukhaev avec un léger sourire.
Bartleby, songea Nick. Dara l’avait initié à cette histoire diabolique et mémorable de Melville, avec cette petite phrase triste si souvent répétée. Il se souvint que le titre complet était : Bartleby le scribe : une histoire de Wall Street. De toute façon, en ce moment même, Nick enviait ce petit scribe qui pouvait simplement se retourner sur sa couchette pour faire face au mur de sa prison. Et mourir
— Pourquoi pas ? demanda-t-il toujours d’une voix inflexible. Vous n’avez qu’à me dire ce que vous savez ou ce que vous croyez savoir. Ça simplifiera drôlement la vie de tout le monde. En particulier la mienne.
— Oui, mais c’est vous l’enquêteur, Nick Bottom, répéta le Don (à travers un nuage de fumée, cette fois). D’abord, je peux me tromper, et ensuite, je ne voudrais pas vous priver de votre triomphe quand vous identifierez vous-même le ou les assassins.
Nick secoua la tête pour s’éclaircir les idées.
— Nous savons que Keigo Nakamura a débarqué ici avec sa petite équipe cinq jours avant sa mort. Ses assistants ont dit qu’il vous avait interviewé devant la caméra. Est-ce vrai ?
— Oui.
Pourquoi a-t-il accepté de faire une chose pareille ? se demanda Nick en dévisageant le Don. Pourquoi un trafiquant d’armes, de drogue et de renseignements, et un organisateur international de tout ce qui peut être illégal, s’était-il laissé filmer dans une interview menée par le fils de l’un de ses plus grands ennemis – peut-être un ennemi mortel – pour un documentaire idiot sur les Américains et leur addiction au flashback ?
Nick essaya de formuler la question en termes clairs, mais il y renonça. Il avait trop mal à la tête. Il passa donc à un autre aspect.
— Keigo vous a-t-il dit ou demandé quelque chose qui vous aurait donné envie de le tuer ? Qui aurait rendu nécessaire de le tuer ?
— Non à votre première question, Nick Bottom. Tristement, mais absolument, oui à la seconde.
Nick se frotta le front en décryptant cette réponse.
— Keigo a donc dit ici quelque chose qui a conduit quelqu’un à devoir le tuer. C’est ça que vous dites ?
Noukhaev tira une bouffée de son cigare et la savoura avant de relâcher un nuage de fumée. Il ne répondit pas.
— Ce quelque chose était sur la carte mémoire de sa caméra ? demanda Nick.
— Oh, oui, dit le Don. Mais ce n’est pas pour cette raison que Keigo devait mourir comme il l’a fait, ni quand il l’a fait.
— Quelle est la raison, Don Noukhaev ?
Le Don sourit en secouant tristement la tête, puis il laissa tomber un peu de cendre dans son cendrier improvisé.
— Un jour, dit-il enfin, il faudra que vous regardiez le genre de documentaire que le jeune Nakamura était vraiment en train de réaliser. Pourquoi le rejeton d’un clan zaibatsu moderne, qui est pratiquement sûr de fournir le prochain shōgun, serait-il venu en Amérique pour perdre son temps à filmer une bande d’épaves adonnées au flashback ? Sans vouloir vous vexer, Nick Bottom.
— Je ne me vexe pas, répondit Nick. Dites-moi donc ce que Keigo faisait si ce n’était pas un petit film pour documenter l’usage du flashback par les Américains. J’ai visionné des heures de ses rushes. Tout tourne autour de la façon dont les gens prennent cette drogue.
— Tout tourne autour de ça ? demanda le Don.
— Oui, et aussi la façon dont les dealers se la procurent… comment elle est introduite dans le pays et vendue, ce genre de choses. Mais ça concernait uniquement le flashback et les Américains qui en consomment. Êtes-vous en train de suggérer qu’il y aurait un film caché derrière tout ça… un film à l’intérieur du film ? Quelque chose qui indiquerait l’arrivée du F-deux dont vous parliez ? C’est ça que vous suggérez ?
— Je ne suggère rien du tout, dit Noukhaev, sinon que, malheureusement, il ne nous reste plus beaucoup de temps.
Nick soupira.
— Mais vous pensez que celui qui a donné l’ordre de tuer Keigo est l’un des sept daimyo en concurrence avec Nakamura pour le shogunat ?
— Je n’ai pas dit ça.
Noukhaev roula son cigare entre ses doigts et en fit rougeoyer la cendre.
— Si j’essaie de deviner en vous donnant mes raisons, acceptez-vous de me confirmer les noms, ou de me dire si je me trompe ?
Noukhaev éclata de rire. Nick commençait à trouver ce rire franchement agaçant.
— Les enquêteurs ne devinent pas, Nick Bottom. Ils font des déductions. Ils éliminent l’impossible et l’improbable, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que l’inévitable.
— Des conneries, tout ça.
— Oui, fit le Don en souriant.
— Mais c’est vous qui m’avez invité à cet entretien. Puisque vous refusez de m’aider dans mon enquête, c’est que vous aviez une autre idée derrière la tête en me faisant venir ici – ce qui vous exposait au danger des g-bears de Nakamura : vous voulez lui adresser un message.
Noukhaev continua de fumer son cigare.
Nick but encore un peu d’eau.
— Ou peut-être un message à Sato, dit-il enfin. C’était sérieux quand vous disiez que Sato est lui-même un daimyo important ? Le Colonel de la Mort et tout ça ? Dix mille ninjas, samouraïs ou je ne sais quoi sous ses ordres ?
Il ne s’était pas attendu à une réponse, mais le Don acquiesça.
— Donc, ce que vous dites, c’est que Sato joue lui aussi un rôle dans toute cette affaire. Qu’il a peut-être ses propres mobiles, et qu’il n’est pas un simple vassal de Nakamura… prêt à se faire seppuku si son maître le lui ordonne.
— Oh, Hideki Sato n’hésitera pas un instant à se faire seppuku sur ordre de son suzerain, dit Noukhaev. (Son sourire s’effaça.) Il a déjà fait bien pire que ça.
Nick se demanda ce qui pouvait être pire que de recevoir l’ordre de s’éventrer. Bien plus tard, il comprit que s’il avait posé la question à Noukhaev, le mystère entier aurait été résolu. Mais il se contenta de dire :
— Sato est donc vraiment un assassin ?
— Oh, oui.
— Pourquoi Nakamura aurait-il ordonné à l’un des meilleurs assassins du monde de passer autant de temps avec moi ? Pourquoi risquer la vie d’un homme aussi précieux en lui faisant traverser avec moi un territoire ennemi pour que je puisse vous rencontrer ? Sato a failli mourir quand nous avons été attaqués, vous savez.
Encore une fois, Nick pensait qu’il n’obtiendrait pas de réponse à cette question mal formulée, et il fut donc très surpris par la véhémence de la réaction du Don.
— Quand vous aurez résolu ce meurtre, Nick Bottom – si vous y arrivez –, pendant le peu de temps qu’ils vous laisseront vivre, quelques heures peut-être, mais plus probablement quelques minutes, vous serez l’homme le plus dangereux sur terre.
Nick reposa son verre.
— Dangereux pour qui, Don Noukhaev ? Seulement pour le meurtrier et son keiretsu, ou son zaibatsu, comme vous dites ?
— Beaucoup plus dangereux que ça, répondit Noukhaev d’une voix douce. Et pour beaucoup plus de gens. Des millions de gens. Et c’est pourquoi ils ne vous laisseront pas en vie une fois que vous aurez résolu ce crime.
Moi, dangereux pour des millions de gens ? Quelle que soit la façon de le tourner, ça n’avait aucun sens. Nick était complètement perdu. Rien n’expliquait rien, et tout ce qu’il entendait lui donnait encore plus mal à la tête et au ventre.
— Si c’est comme ça, dit-il enfin, j’ai foutrement intérêt à ne pas résoudre le crime.
Il avait la diction un peu pâteuse, comme s’il venait de boire de la vodka et non de l’eau.
— Mais vous devez le résoudre, Nick Bottom.
Le Don s’était exprimé à voix basse, sans aucune trace d’amusement ni de sarcasme.
— Et pourquoi ça ?
Nick, lui, avait essayé d’être sarcastique, mais le résultat n’était qu’une bouillie de mots.
— Parce que c’est ce qu’elle aurait voulu, répondit Noukhaev.
Nick se redressa sur sa chaise inconfortable. C’est ce qu’elle aurait voulu ?
— De qui parlez-vous, Noukhaev ?
— De votre épouse, Nick Bottom, dit le Don en faisant tomber la cendre de son cigare d’un léger mouvement de son poignet velu. La ravissante dame qui s’appelait Dara.
Nick se leva d’un bond, les poings serrés. Il avait du mal à tenir debout.
— Comment connaissez-vous le nom de ma femme ?
C’était une question idiote, bien sûr. Noukhaev devait avoir un tas de dossiers sur lui, rassemblés dès que Nakamura l’avait embauché. Il secoua la tête et essaya encore une fois.
— Qu’est-ce que ma femme vient faire dans cette histoire ? Pourquoi la mêlez-vous à tout ça ?
Nick posa un poing sur le bureau pour garder l’équilibre. Le Don était resté assis.
— Votre épouse, Dara Fox Bottom, était une très belle femme, dit Noukhaev toujours à voix basse. Elle était assise là – sur cette chaise que vous venez juste de quitter…
Nick se retourna maladroitement pour regarder sa chaise vide. Quand il se tourna de nouveau vers Noukhaev, il dut cette fois poser les deux poings sur le bureau du Don pour ne pas tomber.
— Dara ici ? Pourquoi ? Quand ?
— Le lendemain du jour où Keigo Nakamura m’a interviewé. Quatre jours avant que le jeune Mr Nakamura ne soit assassiné à Denver. Lui et ses assistants étaient déjà repartis quand votre épouse m’a rencontré.
— Elle vous a rencontré… pourquoi ?
Nick avait tout juste réussi à poser la question. La pièce semblait maintenant tourner. C’est l’eau… songea-t-il. Enfin, non, pas l’eau, puisque Noukhaev en avait bu lui aussi, mais quelque chose dans le verre qui avait réagi avec l’eau. Un produit qui agissait plus lentement que ce fichu Taser, mais qui était tout aussi efficace.
— À cause de l’homme qu’elle accompagnait ici à Santa Fe, et avec qui elle était à l’auberge de l’Anastasia pendant leur séjour, dit Noukhaev. (Il semblait à des milliers de kilomètres de là, et sa voix résonnait le long d’un tunnel qui se refermait rapidement.) Ce district attorney adjoint, Harvey Cohen. C’était un homme presque totalement dépourvu d’imagination. Mais votre ravissante épouse, Nick Bottom… votre ravissante épouse, Dara, elle, elle était…
Quoi qu’ait pu être sa ravissante épouse Dara, ce n’est pas de Don Khozh-Ahmed Noukhaev que Nick put l’apprendre.
Il avait déjà entamé la longue glissade dans le tunnel vers les ténèbres.