Quand Nick retourna à Denver le vendredi soir, la ville était encore debout. La plus grande partie, en tout cas. Un groupe avait fait sauter la succursale de la Monnaie américaine dans West Colfax, près du Civic Center Park.
Pourquoi les États-Unis avaient-ils encore une Monnaie, Nick n’aurait su le dire. Plus personne ne se servait de pièces. La destruction de ce bâtiment ancien n’avait donc eu d’intérêt que pour les terroristes qui fabriquaient des bombes et les cinq gardes qui avaient été tués dans l’explosion au milieu de la nuit. C’était le genre d’information que Nick et des millions d’autres habitants de Denver avaient appris à classer dans Sans intérêt, à oublier très vite.
En revanche, ce qui attira aussitôt son attention quand il sortit de sa douche fut un texto de l’inspecteur de première classe, lieutenant K.T. Lincoln. Il datait de dix minutes : « Nick – Tout vérifié, impeccable. Pas de soucis. Pas besoin de se voir. Rafi. »
Le « Rafi » était un de leurs codes secrets quand ils étaient partenaires. Il voulait dire : « Rendez-vous À Fixer Immédiatement ! » Il signifiait aussi que tout ce qui précédait devait être pris dans son sens contraire. Ce code indiquait que la situation était tendue…
Il se passait quelque chose de très anormal. Nick composa le numéro de K.T. et tomba sur son répondeur. Elle était de service, mais on pouvait lui laisser un message et elle rappellerait
— Je viens juste de rentrer, et je venais aux nouvelles, dit Nick en essayant d’adopter un ton le plus détaché possible. Content que tout aille bien. Appelle-moi à l’occasion. Ah, j’oubliais. J’ai cassé mon portable, et j’ai un nouveau numéro.
Il lui donna celui du téléphone jetable qu’il avait récupéré dans sa cachette. Une fois qu’elle l’aurait rappelé, il s’en débarrasserait.
Un quart d’heure plus tard, K.T. le rappela.
— Je dirige une opération de surveillance en rapport avec l’UIU, à East Colfax. Mais ça va se terminer avant onze heures et demie, parce que les gars de l’UIU doivent récupérer leur camionnette. Je te retrouve à minuit, là où ce gars a fait ce truc cette fois-là.
Elle raccrocha. Nick était sûr qu’elle s’était servie d’un jetable, elle aussi.
En s’habillant, Nick regarda l’heure sur son écran de télé. Tout juste 9 heures. Il avait encore trois heures à tuer. Il pourrait utiliser une partie de ce temps à essayer d’imaginer ce que K.T. avait bien pu trouver qui justifie un rendez-vous aussi précipité…
*
Nick avait déjà repris connaissance quand les hommes de main de Don Khozh-Ahmed Noukhaev le déposèrent devant la cathédrale. Les jambes en coton et l’estomac noué par la rage, Nick avait fait à pied la cinquantaine de mètres qui le séparaient du consulat japonais.
Il avait pensé que Sato et les autres Japs auraient tellement envie de savoir ce que le Don lui avait dit que le debriefing durerait tout l’après-midi et une partie de la nuit, en passant au penthotal et autres sérums de vérité si Nick ne leur disait pas absolument tout ce qui s’était passé. Mais en fait, il n’y eut aucun interrogatoire.
Sato, dont le bras droit semblait humide dans son plâtre actif, avait frappé à la porte de Nick et était entré dans la chambre en disant :
— Avez-vous appris quelque chose d’important de Don Khozh-Ahmed Noukhaev ? Quelque chose qui pourrait être utile à notre enquête ?
En se mordant l’intérieur de la joue, Nick avait relevé la tête et dit :
— Je ne crois pas.
C’était un mensonge, mais il n’était pas encore sûr que c’en soit un gros.
Sato avait hoché la tête.
— Cela valait quand même la peine d’essayer.
Quelques heures plus tard, quand Nick se réveilla de sa sieste (mais il se sentait encore épuisé, et il n’avait pas les idées très claires), Sato l’invita à dîner au Geronimo, un restaurant haut de gamme très réputé que Dara et lui avaient adoré (ils avaient économisé pour pouvoir se payer ce plaisir lors de leurs visites annuelles à Santa Fe). Sans même se demander pourquoi Hideki Sato l’invitait dans un endroit aussi luxueux, Nick accepta. Il avait faim.
Le Geronimo était resté tel que dans son souvenir : un petit bâtiment en pisé qui avait été un hôtel particulier construit en 1750, avec un hall d’entrée dominé par une grande cheminée centrale dont le manteau était surmonté d’un immense étalage de fleurs ainsi que de deux énormes bois de caribou, mais la salle de restaurant elle-même était assez petite. Comme il faisait frais ce soir-là, et qu’il pleuvait, la terrasse était fermée et la salle paraissait comble. Heureusement – étant donné la corpulence de Sato –, ils avaient été placés sur une banquette en coin où ils étaient relativement à l’écart.
Ils se parlaient peu. Nick avait terminé son entrée – une salade de poire Fujisaki avec des noix de cajou, assaisonnée au vinaigre de cidre et au miel –, et il dégustait son filet mignon servi avec des frites – rien que ces frites bien dorées coupées à la main valaient le voyage – quand le souvenir de la dernière fois qu’il était venu ici avec Dara lui revint brutalement en mémoire.
Il sentit une douleur dans sa poitrine, sa gorge se contracta, et, comme un imbécile, il dut reposer ses couverts pour boire un peu d’eau – Sato avait commandé une bouteille de cabernet sauvignon Mont Veeder Lakoya 2025, qui coûtait un tout petit peu moins que ce que Nick gagnait autrefois en un an quand il était dans la police –, en faisant semblant d’avoir mordu un morceau trop épicé pour justifier ses larmes et la rougeur de son visage. À cet instant, Nick aurait voulu pouvoir retourner immédiatement dans sa chambre et ouvrir la dernière fiole d’une heure de flash qu’il avait apportée, pour revivre ce dîner avec Dara neuf ans plus tôt. La douleur et la profonde envie qu’il ressentait étaient beaucoup plus qu’un syndrome de manque… Il s’agissait d’une question existentielle : sa place n’était pas ici et maintenant, à manger cette nourriture excellente avec un colosse japonais assassin. Non, il avait besoin d’être là et autrefois, à partager un merveilleux repas avec elle, tandis que tous les deux pensaient au moment où ils se retrouveraient dans leur chambre à La Posada…
Nick but encore une gorgée d’eau et détourna les yeux jusqu’à ce que ses larmes idiotes aient cessé de couler.
— Bottom-san, dit Sato alors qu’ils s’étaient tous les deux remis à manger, avez-vous déjà envisagé d’aller au Texas ?
Nick le regarda un instant en se demandant où diable le Jap voulait en venir.
— Le Texas n’accepte pas les flasheurs, répondit-il enfin à voix basse.
Les tables étaient très proches les unes des autres, et le Geronimo était un restaurant très calme.
— Mais il ne les exécute pas non plus, dit Sato, comme cela se fait au Japon, dans le Califat, et dans quelques autres pays. Le Texas se contente de les déporter s’ils refusent de renoncer à leur addiction, ou s’ils en sont incapables. Et la RdT accepte les anciens drogués, que ce soit au flash ou un autre produit, dès lors qu’ils ont suivi une cure de désintoxication.
Nick reposa son verre de vin.
— On dit qu’il est plus difficile d’entrer au Texas qu’à Harvard.
Sato poussa son grognement caractéristique. Ce qu’il pouvait signifier échappait complètement à Nick.
— C’est vrai, mais l’université de Harvard n’a que faire des compétences de la vie courante. Au contraire, la République du Texas y est très attachée. Vous étiez un officier de police très compétent, Bottom-san.
Ce fut au tour de Nick de grogner.
— Vous avez raison de mettre ça à l’imparfait. (Il regarda fixement le chef de la sécurité – ou le Colonel de la Mort, le daimyo assassin, à en croire Noukhaev.) Mais qu’est-ce que ça peut vous faire, Sato-san ? Pourquoi voudriez-vous – ou Mr Nakamura – que j’aille au Texas ?
Sato but une gorgée de vin sans répondre à la question. En montrant les assiettes vides, il déclara :
— Je crois bien que je vais prendre un dessert. Vous aussi, Bottom-san ?
— Moi aussi. Je vais essayer ce cheese-cake au mascarpone avec un glaçage au chocolat blanc.
Sato émit un autre de ses grognements, mais cette fois, sans doute sous l’effet du vin, Nick crut y déceler une note d’approbation.
*
Le voyage de retour à Denver s’était déroulé sans le moindre incident. Nick était sûr que cela tenait essentiellement aux deux Mercedes noires que Don Khozh-Ahmed Noukhaev leur avait allouées comme « escortes ». Pourquoi Sato avait-il fait confiance au Don, Nick n’en avait aucune idée, mais avec une limousine noire quatre-vingts mètres devant eux et l’autre quatre-vingts mètres derrière sur l’Interstate, personne ne les avait embêtés, alors même qu’ils avaient aperçu des nuages de poussière suggérant la présence d’engins à chenilles à l’est et à l’ouest de l’autoroute.
Sato s’était installé dans le siège passager à l’avant tandis que « Willy » Mutsumi Ōta conduisait, « Bill » Daigorou Okada tenait le poste de mitrailleur dans la tourelle et « Toby » Shinta Ishii était assis à l’arrière en face de Nick.
Pendant les cent cinquante premiers kilomètres, Nick n’avait pas réussi à chasser de son esprit l’image de l’arrière du premier M-ATV Oshkosh – envahi par les flammes, les cloisons de métal et de plastique entièrement fondues, et le corps décapité de « Joe » Genshirou Ito se transformant en cendres et en os calcinés en quelques secondes. Mais une fois passé le lieu de l’embuscade au nord de Las Vegas, Nouveau-Mexique, il s’était détendu et avait retiré son casque. La tête inclinée en arrière contre le dossier de son siège, il avait fermé les yeux.
Qu’est-ce que Noukhaev avait essayé de lui dire ?
Le dernier soir au consulat japonais, Nick avait consacré six de ses huit heures normalement réservées au sommeil à utiliser ce qu’il lui restait de flashback. Il avait passé la plus grande partie de ce temps avec Dara, des heures maintenant familières – les dialogues juste après la mort de Keigo, quand elle avait semblé vouloir lui dire quelque chose (et quand Nick, absorbé par son travail et par l’enquête sur ce meurtre, et aussi par lui-même, n’y avait prêté aucune attention).
Mais que cherchait-elle à lui dire ?
Qu’elle avait eu une liaison avec Harvey Cohen ? C’est ce qui semblait le plus probable. Mais qu’est-ce qui avait pu amener Harvey et Dara à se trouver à Santa Fe quatre jours avant le meurtre de Keigo ? À l’évidence, il y avait un rapport avec Keigo Nakamura et son petit film, mais lequel ? Et en quoi Keigo pouvait-il intéresser le district attorney, Mannie Ortega ? Que pouvait-il y avoir de si important qui justifie d’envoyer un DA adjoint et son assistante à Santa Fe ?
Nick n’avait pas le choix : il allait devoir poser la question à Ortega – qui était maintenant le maire – une fois de retour à Denver.
Quant à toutes ces histoires à la noix, la vente du Nouveau-Mexique, de l’Arizona et de la Californie du Sud au Califat Global…
Nick ouvrit les yeux et se servit de son téléphone, par le biais de la liaison radio de l’Oshkosh, pour se connecter à l’Internet. Shinta Ishii ne lui prêtait aucune attention. Nick inséra ses oreillettes et transféra l’écran derrière ses lunettes de soleil, puis il se mit à surfer.
Il avait rétorqué à Don Noukhaev que les islamistes ne s’installeraient jamais en Amérique du Nord parce que ces États désertiques annexés par les reconquistas ne possédaient aucune infrastructure.
Mais en examinant les données, Nick s’aperçut qu’une des caractéristiques évidentes de l’expansion du Califat Global au cours des vingt-cinq dernières années était bien son indifférence et son manque total de respect pour la langue, la culture, les lois et l’infrastructure des pays envahis – à part l’exploitation sans vergogne des aides sociales prodiguées par des États-providence tels que le Canada ou les nations européennes. Le Califat apportait avec lui son propre langage, sa culture, ses lois et son infrastructure religieuse. Et une grande partie de cette infrastructure venait tout droit du Moyen Âge : tribus, clans, crimes d’honneur, interprétation littérale et meurtrière de la religion, et une intolérance d’un niveau que le christianisme et le judaïsme ne pratiquaient plus depuis au moins six cents ans.
Et la clef de voûte de l’infrastructure islamique en expansion, comme Nick pouvait le voir en passant de page en page, était la charia, qui s’appliquait à tous ceux qui vivaient dans ses limites, que ce soit les musulmans ou les infidèles, les Dhimmis, qui n’étaient considérés qu’en partie humains. Au-dehors – le Dar al-Harb, la « Maison de la Guerre » –, les nations et les cultures incroyantes étaient sous la menace d’une lance empoisonnée brandie par le Califat.
En se rendant sur des pages d’archives, Nick vit que le Califat possédait à présent plus de dix mille ogives nucléaires, ce qui dépassait de loin les cinq mille cinq cents de l’arsenal japonais.
Il ne lui fallut que trente secondes de recherche pour découvrir que les États-Unis, après leur vertueux désarmement unilatéral (conformément au traité START conclu avec la Russie) au cours de la deuxième décennie du siècle, ne possédaient désormais plus que vingt-six ogives nucléaires à bord d’avions ou de missiles, et encore cent vingt-quatre en réserve – dont aucune n’avait moins de cinquante ans d’âge. Ces bombes n’étaient absolument pas fiables, et dans la pratique, elles étaient inutilisables.
En continuant de surfer sur le Net, Nick vit l’image, si souvent montrée à la télévision, de la faucille – le « croissant de lune », ainsi que l’appelaient fièrement les dirigeants du Califat Global – illustrant la domination culturelle et ouvertement politique des musulmans. Au nord, elle se déployait du Moyen-Orient jusqu’à l’Europe orientale et occidentale, et à travers l’Afrique au sud-est. Les autres croissants s’étendaient de l’Indonésie jusqu’à une grande partie des régions du Pacifique – établissant une coexistence tendue avec la Nouvelle Sphère de coprospérité de la Grande Asie Orientale instaurée par le Japon. Le croissant européen, plus vaste, traversait ce qui avait été autrefois le Royaume-Uni et remontait vers les régions polaires. La pointe de la faucille était maintenant profondément enfoncée dans le Canada. Les Canadiens avaient accepté – presque avec empressement – de « partager les richesses » de leur partie nord du continent. Leur adhésion quasi religieuse au multiculturalisme et à la diversité imposés par l’État – qui avait depuis longtemps remplacé le christianisme au Canada –, avait réussi en moins de deux générations à créer une culture théocratique émanant d’une seule minorité, éliminant de fait toute diversité.
D’après ce que Nick pouvait lire, les reliquats de la culture canadienne blanche, bien que constituant encore une majorité en nombre, survivaient tant bien que mal dans des cantons isolés, devenus pratiquement des réserves. Les musulmans ne représentaient que 40 % de la population, mais la charia était désormais la loi en vigueur au Canada, et la plupart des Blancs qui y vivaient – anglophones et francophones – avaient docilement accepté leur statut de Dhimmis. En moins de dix-huit mois, ils avaient construit une barrière le long des six mille kilomètres de frontière entre les États-Unis et le Canada, pour empêcher les fugitifs américains de s’y réfugier.
Partout où le règne du Califat était entré en contact avec les « Premières Nations » autrefois choyées – les Indiens et les Esquimaux traités avec un luxe extravagant par les majorités blanches au nom du « politiquement correct » à la fin du XXe siècle et au début du suivant –, les populations indigènes qui refusaient de se convertir avaient été éradiquées par leurs nouveaux maîtres islamiques, la plupart du temps en leur coupant simplement leurs ravitaillements pour les faire mourir de faim.
Les soi-disant Premières Nations avaient depuis longtemps perdu leur capacité à vivre de la chasse et de la pêche.
Après la Grande Débâcle, quand les États-Unis avaient cessé d’être une puissance mondiale et un partenaire commercial digne de ce nom, et surtout après l’attaque surprise que Téhéran avait appelée al-Qiyāmah (la Résurrection, le Jugement dernier, les trois jours qui avaient éliminé Israël de la carte), suivie d’une vague d’islamisme triomphant qui avait balayé toute l’Europe occidentale en moins de dix ans, le Canada s’était tourné vers le Califat pour faire du commerce et bénéficier d’une protection militaire. Il n’avait pas eu le choix. De même qu’il n’avait pas le choix aujourd’hui face à l’immigration islamique massive qui avait déjà changé à jamais les lois et la culture canadiennes.
Et maintenant, le Nuevo Mexico n’aurait pas d’autre choix que de revendre ses terres de la reconquista à… à qui ?
Nick connecta son téléphone aux écrans des caméras externes.
La région centrale du nord du Nouveau-Mexique défilait de chaque côté du M-ATV – des pâturages épuisés, des ranchs abandonnés, des bourgades désertes, des voies ferrées désaffectées, des routes sans une seule voiture. À part les dégâts infligés à cet environnement par plus d’un siècle de surexploitation des pâturages et les traces laissées par les engins blindés des armées modernes en marche, cette région semblait aussi vierge qu’elle l’avait été deux siècles plus tôt quand les premiers explorateurs blancs s’y étaient aventurés.
Pourquoi le Califat Global ne convoiterait-il pas cette région, même s’il lui fallait payer l’équivalent de ce qu’avait coûté l’achat de la Louisiane en 1803 ? C’était un endroit idéal pour un peuple originaire du désert. Et avec la pointe supérieure du croissant-cimeterre islamique descendant au nord jusqu’à la frontière entre le Canada et les États-Unis, et la pointe inférieure remontant du Mexique jusqu’aux États de l’Ouest tels que le Colorado, appauvris et militairement impuissants, combien de temps faudrait-il encore avant que ces deux cornes du croissant de la charia se rejoignent ?
Nick ne pouvait s’empêcher de se poser les questions fondamentales : En quoi ça me concerne ? Qu’est-ce que j’en ai à foutre si cette région tombe dans le giron des djihadistes ? Elle ne fait même plus partie de l’Amérique. Y a-t-il une seule raison pour que je m’inquiète de voir les têtes de serviette du Califat remplacer les cueilleurs de haricots du Nuevo Mexico comme méchants voisins de l’Amérique ? Ou même, tant qu’à faire, qu’ils ne deviennent nos nouveaux maîtres au Colorado, à la place de ces foutus Japs qui nous observent du haut de leurs putains de montagnes ? Les Mexicains ne s’intéressent qu’à la drogue et à la corruption, les Japonais ne s’intéressent qu’à… ma foi, qu’au Japon. Qu’est-ce que ça peut me faire que ce soit des bureaucrates hâjjî qui gèrent les affaires plutôt que des bureaucrates japonais ? Ils seraient beaucoup plus efficaces que les Mexicains, et beaucoup plus honnêtes que les Japs. Sur EuroTel, Sky Vision, al-Jazira et la CRC, on dit que les Dhimmis de la vieille Europe et du Canada ont une vie sacrément facile.
Du moment que les hâjjî me laissent passer mes jours et mes nuits avec Dara, qu’est-ce que ça peut me faire si leur foutu drapeau avec le croissant, la lune et le cimeterre flotte au-dessus du Capitole de Denver avec son dôme en or pourri ?
Nick avait retiré ses lunettes de soleil et ses oreillettes, puis il avait éteint son téléphone et s’était installé confortablement pour pouvoir dormir le reste du trajet.
*
L’endroit où « ce gars avait fait ce truc cette fois-là » était tout ce qui restait de la vieille librairie Tattered Cover au 2500 d’East Colfax Avenue. Colfax, qui partait de la prairie à l’est de Denver et traversait les quartiers les plus pourris de la ville jusqu’aux contreforts des Rocheuses à l’ouest, avait été baptisée autrefois par Playboy – un des premiers magazines masturbatoires, qui avait cessé de paraître depuis des dizaines d’années – « la rue la plus longue et la plus vicieuse d’Amérique ». Effectivement, c’était l’une des plus longues avenues du pays, mais les flics savaient bien que c’était surtout East Colfax la partie la plus sordide, à en juger par le nombre de débits d’alcool, de tavernes minables, de prostituées et de maquereaux, sans compter de très mauvais poètes pour confirmer sa réputation.
En son temps, Tattered Cover avait été une immense librairie indépendante, avant que les livres imprimés sur papier ne deviennent trop chers à fabriquer, et que la population en général ne soit trop illettrée pour en lire. L’ancien magasin s’était trouvé autrefois juste en face des Résidences de Cherry Creek, mais au début de ce siècle, il avait été transféré ici, dans East Colfax. Sur la vitrine, une citation de Longfellow promettait « un coin retiré pour savourer la douce sérénité des livres ».
Le coin retiré était toujours là, mais quant à la sérénité des livres, elle avait disparu depuis bien longtemps. Le nouveau TC, en face de l’immense refuge pour sans-abri qui avait été autrefois le fier bâtiment de l’East High School, était maintenant un mélange de flashodrome et de bar à bière ouvert toute la nuit. Assez bizarrement, un bon nombre des accros au flash qui fréquentaient les niveaux inférieurs de l’ancienne librairie venaient ici pour lire : après avoir perdu ou vendu leurs vieux livres, ils utilisaient le flashback pour relire Moby Dick, Lolita, Robin des bois ou autres, comme si c’était la première fois, allongés sur une couchette dans les décombres moisis de ce qui avait été autrefois une merveilleuse librairie. « C’est comme ce vieux film de zombies où les morts vivants retournent dans les centres commerciaux », lui avait dit Dara. « Leur cerveau pourrissant associe toutes ces boutiques à une sensation de bien-être… exactement comme ces flasheurs attirés par une librairie comme par un aimant. »
— Ils dépensent une fortune en flash pour lire tous ces bouquins, avait grommelé Nick. À ton avis, sur tout ce temps, ils en passent combien assis sur une cuvette de chiottes ? Pour la même somme, ils pourraient télécharger une bibliothèque entière. »
— Ça ne les intéresse pas de télécharger des livres et de sucer encore une mamelle en verre, comme tu dirais, pour les lire, avait rétorqué Dara (qui était rarement vulgaire, mais elle était très sensible dès qu’il s’agissait de livres.) Ils veulent les tenir dans la main, pour les lire vraiment. Et plus personne ne publie ce genre de livres qu’on peut toucher.
Toujours est-il que c’était bien ici l’endroit du rendez-vous. À l’époque, Nick et K.T. Lincoln étaient en patrouille quand ils avaient répondu à une alerte concernant un homme armé. Le Tattered Cover essayait encore de survivre en vendant et en échangeant de vieux bouquins d’occasion à moitié moisis, mais un dingue accro à l’héroïne s’était pointé en brandissant un pistolet et en exigeant qu’on lui vende un nouveau livre d’un écrivain du nom de Westlake, qui était mort depuis une bonne dizaine d’années. Les gens avaient d’abord cru à une blague, mais plus du tout quand le junkie avait tué le gérant de la cafétéria et avait menacé d’exécuter un otage toutes les demi-heures jusqu’à ce qu’on lui remette le roman de Westlake, nouveau, original et encore jamais lu…
K.T. s’était déguisée en livreur de FedEx et était entrée dans le magasin avec le nouveau livre emballé dans du papier kraft. En fin de compte, elle avait été forcée d’abattre le junkie, qui avait essayé de déballer le colis d’une main en tenant son pistolet de l’autre.
Nick gara son hongre dans le vieux parking à côté, en veillant à ne pas écraser les dizaines d’hommes et de femmes qui dormaient à même le sol enroulés dans des couvertures – les « morts dans leurs linceuls » de Kipling. Nick avait logé quinze balles dans le capot, le pare-brise et les pneus de sa vieille caisse, mais pendant son absence, les gens de Nakamura avaient remplacé les pneus, le pare-brise et la batterie principale, et la voiture roulait bien mieux qu’avant. Le moteur à essence avait été réduit en miettes, mais de toute façon, cela faisait longtemps que Nick l’avait en grande partie désossé pour récupérer des pièces. Il était assez content que les mécaniciens de Nakamura n’aient pas rebouché les trous dans la carrosserie. D’habitude, quand il se garait dans un parking habité, Nick posait son gyrophare bleu sur le toit pour prévenir les éventuels pillards qu’ils auraient des problèmes s’ils s’attaquaient à sa voiture. Là, les trous laissés par les balles dans le capot constituaient un message suffisamment explicite.
Le TC était toujours le même labyrinthe malodorant et mal éclairé. Nick s’acheta une bière dans ce qui avait été autrefois la cafétéria, puis il descendit une longue rampe en colimaçon pour se rendre à l’étage inférieur, où il y avait des tables et de la lumière. Les couchettes et les dormeurs du flashodrome étaient au niveau au-dessous.
K.T. l’attendait à leur table habituelle. Il n’y avait personne d’autre – enfin, personne de conscient – dans cette partie du dédale d’étagères branlantes, de tapis pourris et d’ampoules de vingt watts. Le lieutenant Lincoln avait posé son vieil attaché-case sur une chaise à côté d’elle, et des dossiers étaient empilés sur la table.
Quand Nick s’assit en poussant un soupir de lassitude, K.T. lui demanda :
— Tu as un flingue sur toi, Nick ?
Il faillit éclater de rire, mais il vit la lueur dans ses yeux.
— Oui, bien sûr que j’ai un flingue.
— Pose-le là, sur la table. Tiens-le juste avec le pouce et le petit doigt de la main gauche. Maintenant.
Elle leva sa main droite qui était restée cachée sous la table, et Nick vit le Glock. Le canon était pointé sur son estomac.
Nick ne protesta pas et ne posa pas de questions. L’étui de son arme était sur sa hanche gauche, sous sa veste en cuir, la crosse en avant pour qu’il puisse la saisir de la main droite, et K.T. le savait très bien. Il sortit délicatement son arme en suivant exactement ses instructions, et il la posa sur la table devant elle. Elle la saisit aussitôt et la posa sur la chaise à côté de son attaché-case avant de lui dire à voix basse :
— Recule-toi.
Nick obéit.
— Lève-toi très doucement. Relève ta veste et fais un tour complet. Maintenant, montre-moi tes chevilles.
Il fit comme elle demandait, et releva ses jambes de pantalon l’une après l’autre pour lui montrer qu’il n’avait pas d’arme cachée.
— Rassieds-toi, ordonna-t-elle. N’approche pas ta chaise. Pose les mains bien à plat sur tes cuisses, là où je peux les voir.
Il s’assit et posa les mains sur ses cuisses, doigts écartés. Quelque part dans le flashodrome en contrebas derrière lui, un flasheur poussa un cri – d’extase ou de terreur.
— Très bien, dit K.T. Je vais te donner trois informations. Tu sais déjà peut-être tout ça, ou pas du tout. Mais à chaque information que tu vas entendre, tu ne vas rien faire d’autre que rester assis avec tes mains sur les cuisses, comme en ce moment. C’est bien compris ?
— J’ai bien compris, répondit Nick.
L’amateur de Westlake avait tenu son pistolet plus ou moins braqué sur K.T. quand elle avait sorti son arme de sous sa veste de livreur FedEx, et elle lui avait logé cinq balles dans la peau avant qu’il n’ait pu réagir. Elle était peut-être un peu plus lente aujourd’hui, à cause de l’âge et du temps qu’elle passait assise derrière un bureau, mais Nick n’était pas prêt à prendre le risque.
Son Glock toujours dans la main droite, juste au niveau de la table, K.T. lui tendit son téléphone de l’autre main.
— La moins mauvaise nouvelle d’abord, dit-elle.
Des visages apparurent successivement à l’écran – ceux de sept jeunes garçons, tous manifestement morts, tous manifestement tués par arme à feu. Le huitième visage était celui de Val.
Nick poussa un grognement et s’était à moitié relevé quand le canon du Glock de K.T. le figea sur place. Elle lui fit signe de se rasseoir. Nick obéit à cause de l’arme, mais surtout à cause de la photo de Val. Ce n’était pas une photo prise sur les lieux d’un crime, comme celle des autres garçons, mais manifestement un extrait de l’album annuel virtuel d’un lycée. Sur la photo, Val ne souriait pas, il ne s’était pas particulièrement bien habillé pour l’occasion, et il aurait bien eu besoin d’aller chez le coiffeur, mais en tout cas, ce n’était pas la photo d’une victime de fusillade. C’était suffisant pour que Nick reste assis.
— Alors, réussit-il à dire au bout d’un moment, qu’est-ce qu’il y a ? Dis-moi.
— L’info est arrivée il y a deux heures à peu près, chuchota K.T. Un flashgang de petits voyous a tenté d’assassiner Daichi Omura à Los Angeles un peu plus tôt dans la soirée.
— Omura, le Conseiller de Californie ? dit bêtement Nick.
Il avait l’impression qu’on venait de lui injecter de la Novocaïne dans la mâchoire et dans les lèvres.
— Ouais. Les gamins ont tendu une embuscade au Conseiller Omura et à son escorte dans le centre-ville. Ils s’étaient planqués dans un tunnel d’égout près du Centre Disney, et c’est de là qu’ils ont ouvert le feu. (K.T. s’interrompit un instant pour reprendre son souffle. Le canon de son Glock ne bougea pas d’un poil.) Le flashgang possédait un arsenal impressionnant – presque entièrement illégal…
Des monstres attaquent la ville, songea Nick. Les fourmis géantes, les jeeps et les camions de l’armée essayant de trouver la reine et le nid dans les égouts de Los Angeles… Val et lui avaient adoré ce film.
— Le Conseiller Omura n’a pas été sérieusement blessé, et une partie de son escorte l’a aussitôt évacué en limousine tandis que ses gardes et quelques flics ripostaient et tuaient six des agresseurs juste à la sortie de l’égout. Le septième a été retrouvé quelques centaines de mètres plus loin dans les tunnels. Il avait reçu trois balles. Tu le connais ?
Elle fit défiler les photos en arrière et s’arrêta sur celle d’un adolescent, les paupières à moitié baissées laissant voir une partie du blanc des yeux, la bouche ouverte, les incisives brisées, deux points d’entrée visibles sur la poitrine – avec une sorte de visage interactif sur le tee-shirt ensanglanté – et une affreuse blessure qui lui avait déchiré la gorge.
— Non, dit péniblement Nick. Je ne l’ai jamais vu. Tu m’as montré Val…
K.T. écarta la question d’un geste.
— La brigade des mineurs du LAPD dit que Val fréquentait cette petite bande… particulièrement ce garçon, Billy Coyne. Est-ce que Val t’en a jamais parlé ?
— Coyne ? répéta Nick. (Il avait un goût de vomi au fond de la gorge.) Billy Coyne ? Non, je ne vois pas… ah, attends. Oui, c’est possible, je ne suis pas sûr. Val ne parlait jamais beaucoup de ses copains. Il va bien ?
— Un avis de recherche a été lancé sur Val Fox, comme il se fait appeler à son lycée. La police n’a pas réussi à tracer son portable. Ni lui ni ton beau-père ne sont à l’adresse du domicile de Leonard Fox. Nous savons qu’il n’a pas essayé de te joindre aujourd’hui ni ce soir sur ton portable, mais est-ce qu’il t’aurait contacté d’une autre façon ?
Nick était en train de penser, de façon absurde et douloureuse : J’ai horreur que Val ne se serve pas de mon nom de famille…
— Hein, quoi ? Non ! dit-il en secouant la tête. Val ne m’a pas appelé. J’avais l’intention de lui téléphoner, mais, heu… j’ai oublié son anniversaire la semaine dernière, et… non, je n’ai eu aucun contact avec lui. Y a-t-il une preuve que Val ait participé à cette attaque contre Omura, ou c’est juste une idée comme ça de la brigade des mineurs ?
— Il doit y avoir quelque chose de solide. La Sécurité intérieure a lancé un bulletin d’alerte nationale concernant Val. Pour l’instant, il est considéré comme un témoin, mais le DSI et le FBI ont sacrément envie de lui mettre la main dessus.
— Doux Jésus, murmura Nick. (Il regarda K.T. droit dans les yeux.) Tu m’as dit que c’était la moins mauvaise nouvelle que tu avais pour moi ?
K.T. semblait ne jamais battre des paupières. Elle soutint le regard de Nick comme il l’avait vue faire avec les délinquants qu’ils devaient déstabiliser d’une façon ou d’une autre.
— Qu’est-ce que tu comptes faire, Nick ?
— Que veux-tu dire ? Tu me demandes de dénoncer mon fils ?
— Non. Je crois que tu dois le remettre à la police s’il vient te voir. Tu as toujours des menottes, dis-moi ?
Nick aurait été en tort s’il avait gardé ses menottes du DPD, mais il en avait quand même une paire, qui faisait partie du kit de détective privé qu’il s’était acheté quand il avait pensé se faire de l’argent comme chasseur de primes, en traquant les types en rupture de caution. Il essaya de s’imaginer passant les menottes aux poignets de son fils. C’était impossible. Mais il se rendit compte qu’il revoyait Val tel qu’il était la dernière fois qu’ils s’étaient vus. Il n’avait pas tout à fait onze ans à l’époque, et son visage était rond comme celui d’un bébé. Cette photo récente montrait une personne différente.
Nick ne répondit pas.
— Le DSI, le FBI, les flics locaux, personne ne va prendre de gants avec lui, Nick. L’avis de recherche précise qu’il est armé et dangereux.
— Qui dit qu’il a une arme ?
— Galina Kschessinska.
— Qui c’est, cette Galina Kschessinska ?
— Avant, elle s’appelait Mme Galina Coyne. C’est la mère de Billy Coyne. Elle a travaillé dans un bureau qui assurait la coordination des déplacements et de la sécurité du Conseiller Omura avec les services de la ville.
— Alors, cette affaire a été pilotée de l’intérieur, dit Nick. Comment Galina Kschessinska peut-elle savoir si Val était armé ou non ?
— Elle a déclaré au LAPD que son fils lui avait dit avoir donné un Beretta 9mm à Val. Le pistolet avait quinze balles dans le chargeur.
Ce gamin de Billy Coyne a donné un Beretta à Val, et sa mère n’a rien dit aux flics avant le massacre du Centre Disney ? Mais Nick ne dit rien. Si cette salope n’avait pas menti, alors le côté « armé » de l’avis de recherche était juste. Mais « dangereux » ? Nick repensa à son fils s’endormant avec son gant de base-ball comme si c’était un ours en peluche…
— La police est en train d’analyser les deux balles extraites du corps de Billy Coyne, et la troisième récupérée dans le mur du tunnel derrière lui, dit K.T. d’une voix monocorde. Mais le chef adjoint de la CHP, Ambrose, à qui j’ai parlé ce soir, me dit que cette balle était du neuf millimètres.
— Le chef adjoint de la CHP, répéta bêtement Nick. Dale Ambrose ?
— Ouais, fit K.T. en abaissant son Glock et en le cachant sous un journal. (Mais Nick savait que l’arme restait pointée sur lui.) Tu le connais ?
— Oui. Enfin, non… Mon père a aidé à sa formation dans la patrouille d’État du Colorado. Je crois qu’il y avait entre eux une sorte de relation de mentor, de sensei. Je sais que mon père avait une haute opinion de lui. Et puis, quelques années avant que mon père soit tué, Ambrose a déménagé en Californie. Tu te souviens quand je suis allé à LA il y a neuf ans, pour escorter ce violeur d’enfants ? J’ai passé un moment avec lui, et on s’est appelés depuis pour différentes affaires. Aux dernières nouvelles, il avait eu une promotion au sein de la CHP.
— Si c’est ça, tu devrais peut-être lui passer un coup de fil.
— Ouais.
— En tant que chef adjoint, il est responsable de la protection par la CHP du gouverneur et du Conseiller. Ce sont les gars d’Ambrose, avec les gardes du corps d’Omura, qui ont échangé des coups de feu avec ces gamins.
— Mais pas avec Val, dit Nick. Il n’y a encore aucune preuve qu’il était là.
Il s’accrochait encore à un espoir.
K.T. haussa les épaules. L’avis de recherche lancé sur Val laissait entendre qu’il y avait suffisamment d’éléments matériels pour penser qu’il avait été dans le coup avec ses camarades du flashgang. Étant donné la précision des analyses d’ADN modernes, si Val s’était trouvé dans ce tunnel, et quand bien même il n’aurait fait que respirer, il y aurait bientôt des preuves irréfutables de sa présence. Nick savait ce que ce haussement d’épaules signifiait : l’enquête n’en est qu’au tout début.
La simple idée – le fait – que Val ait été membre d’un flashgang à LA rendait Nick fou de rage. Les flashgangs de Denver, qui commettaient des actes de violence pour pouvoir les revivre ensuite sous flash, étaient constitués des pires ordures à qui Nick et K.T. aient jamais eu affaire. Et on disait que ceux de LA étaient encore pires…
Nick se sentit pris de vertige, comme s’il venait de recevoir un autre coup de Taser.
— Qu’est-ce que tu as d’autre ? demanda-t-il.
— Tu te sens prêt à entendre le reste, collègue ?
Collègue ? Ou bien le lieutenant Lincoln se montrait particulièrement sarcastique, ou bien elle avait vu à quel point Nick était secoué par les informations qu’il venait d’entendre. Il y avait peut-être un peu des deux.
— Oui, vas-y. Dis-moi tout.
K.T. poussa vers lui une petite pile de documents.
— Tu n’as pas besoin de te pencher ou de te rapprocher pour les lire, dit-elle à voix basse. (Elle avait caché sa main et son Glock sous une sorte de catalogue.) Sers-toi uniquement de ta main gauche pour tourner les pages. Ne soulève pas le dossier entier.
— Ah, bon sang, K.T., dit Nick d’un air agacé.
Elle resta impassible.
Nick lut le dossier en tournant les pages de la main gauche. Quand il eut terminé, il resta silencieux.
Il s’agissait de photocopies d’un rapport indiquant que Dara Fox Bottom et le district attorney adjoint Harvey Cohen avaient partagé des chambres d’hôtel et de motel au moins dix fois au cours des cinq semaines précédant le meurtre de Keigo Nakamura. À l’appui de cette affirmation, il y avait des copies de relevés de carte bancaire de Harvey, et de remboursements de notes de frais du bureau du DA.
— C’est un tissu de conneries, dit enfin Nick en repoussant la pile vers K.T.
— Garde-les. Comment sais-tu que c’est un tissu de conneries ?
— Ce reçu indique que Harvey et Dara ont partagé une chambre à l’auberge d’Anasazi, à Santa Fe, dit-il en tapotant une chemise verte. Il se trouve que je sais que c’est faux. Ils avaient des chambres communicantes.
Ce fut au tour de K.T. d’être surprise.
— C’est Dara qui te l’a dit ?
— Non, mais j’ai pris du flash récemment pour revoir les fois où elle a essayé de me dire qu’il se passait quelque chose – mais pas entre Harvey et elle, je ne crois pas. Ça devait être au sujet d’un projet spécial qui les amenait à tourner autour de Keigo Nakamura. Même jusqu’à Santa Fe.
— Les factures disent qu’ils ont partagé une chambre.
— Les factures disent des conneries, répéta Nick. Je le sais. J’ai parlé à quelqu’un à l’auberge d’Anasazi hier. Une femme de ménage qui y travaille depuis quarante ans, et qui se souvient du séjour de Dara il y a six ans. Elle l’avait trouvée sympathique.
K.T. secoua la tête.
— Je ne comprends pas. Qu’est-ce que tu faisais à Santa Fe, et depuis combien de temps sais-tu qu’on soupçonnait Harvey et Dara de partager la même chambre ?
Nick répondit uniquement à la deuxième question.
— Ça remonte à trente-six heures à peu près. Don Khozh-Ahmed Noukhaev m’a dit que Dara avait séjourné dans cet hôtel avec Harvey le lendemain de son interview par Keigo Nakamura, juste cinq jours avant que celui-ci soit tué. Comme j’étais en ville, je suis passé à l’hôtel et j’ai posé des questions. Le connard de la réception n’a rien voulu me dire, même quand je lui ai montré mon faux badge, mais j’ai trouvé deux vieilles femmes de ménage spaniques qui se souvenaient de Dara. Il y en avait une qui se souvenait même des numéros des deux chambres. Des chambres communicantes, mais pas la même pièce, ni une suite.
— Comment une femme de ménage peut-elle se souvenir de numéros de chambres six ans après ? De quelqu’un qu’elle n’a vu qu’une fois ?
— Je te l’ai dit. Cette femme, Maria Consuela Zanetta Herrera, a trouvé Dara sympathique. Elles ont bavardé, et elles ont découvert qu’elles avaient toutes les deux un fils qui s’appelait Val – sauf que dans le cas de celui de Maria, c’est le diminutif de Valentin. Et son fils avait vingt-neuf ans, alors qu’elle se souvenait de Dara lui disant que le sien n’en avait que dix.
— Désolée d’avoir douté de toi, Nick, dit K.T. (Elle n’avait pas vraiment l’air désolée, plutôt fatiguée.) Mais pourquoi toutes ces autres factures d’hôtel seraient-elles des faux ?
— Tu ne m’as pas dit d’où vient toute cette merde, lui rappela-t-il. On dirait presque le genre de rapport qu’on présente à un grand jury.
— Ça fait effectivement partie d’un rapport de grand jury. Soumis à un grand jury, mais constitué au cours d’une enquête interne menée par le bureau du district attorney il y a cinq ans et demi, au mois de mars. Mannie Ortega était encore le DA.
— Une enquête interne ? marmonna Nick. (Il avait rarement eu les idées aussi confuses.) Deux mois après que Dara et Harvey ont été tués dans l’accident sur l’I-25 ? Une enquête interdépartementale et un grand jury pour voir si l’un des DA adjoints couchait avec ma femme ? Ça n’a absolument aucun sens. Aucun.
K.T. semblait assez d’accord.
— Cette enquête commune ne cherchait pas à savoir si Harvey et Dara baisaient derrière ton dos, Nick. Elle visait à découvrir qui les a tués.
— Qui les a tués ? murmura Nick.
Heureusement qu’il était assis. Il dut quand même poser les mains sur les côtés de la vieille chaise en bois pour ne pas tomber.
— Je t’ai dit que ça ne faisait qu’empirer, dit K.T. Est-ce que tu te sens capable de supporter la dernière partie ? Je te parle sérieusement, là.
— Montre-moi ça, dit Nick. Tout de suite.
Son ton de voix montrait que lui aussi, il parlait sérieusement…
Elle poussa le reste des dossiers vers lui.
Nick rapprocha sa chaise et se pencha sur la table pour feuilleter les photocopies. Si K.T. voulait le descendre, qu’elle le fasse. Mais elle dégagea son Glock du catalogue qui le cachait et elle le rengaina. Quatre hommes à barbe blanche passèrent à côté d’eux, en discutant de livres. Ils se dirigèrent vers les couchettes du flashodrome dans la pièce obscure au bas de la rampe.
Nick avait sous les yeux plus de deux cents pages de documents rassemblés par un grand jury. Ce grand jury, réuni en secret, avait été présidé par le district attorney de l’époque, Manuel Ortega, vers la fin du mois de février – moins d’un mois après la mort de Dara. L’enquête montrait que le DA adjoint Harvey Cohen et son assistante Dara Fox Bottom, alors qu’ils travaillaient sur un projet du département qui était encore confidentiel, avaient noué une liaison clandestine.
L’enquête montrait également que l’inspecteur de première classe du DPD, Nick Bottom, avait eu vent de cette liaison, et qu’il s’était arrangé pour faire assassiner les deux amants.
Nick se redressa sur sa chaise, stupéfait. Il avait envie de crier ou de gémir, mais ça ne servirait à rien. Le lieutenant K.T. Lincoln le dévisageait attentivement.
— K.T… Pendant plus de cinq ans, j’ai essayé de me convaincre que Dara et Harvey étaient morts dans un simple accident. Les faits n’ont pas changé. Le vieux conducteur a freiné brutalement devant eux… le chauffeur du semi-remorque derrière eux a essayé de s’arrêter, il n’a pas pu… et il est mort dans l’incendie. Et aucun de ces gens ne se connaissaient, il n’y avait aucun lien entre eux. C’est ce que tous les rapports disaient, tu te souviens ?
K.T. tapota la photo du chauffeur de camion. Son ongle fit un vilain petit bruit.
— Est-ce que tu le reconnais, Nick ?
— Oui, bien sûr. Phillip James Johnson. Routier depuis douze ans, aucun accident grave, aucune infraction. Il ne pouvait tout simplement pas…
— Son nom et la plupart de ses papiers sont une pure invention, dit K.T. en tirant une autre photo de la pile. En fait, Phillip Johnson était cet homme. Tu le reconnais ?
Il fallut une bonne minute à Nick pour que ça lui revienne. Mais il n’arrivait pas à croire que ce soit le même homme que le chauffeur. Il posa les deux photos côte à côte. La deuxième montrait un homme qui devait peser une trentaine de kilos de moins que Phillip James Johnson. Même en tenant compte de ça, la structure du visage était différente, le nez était différent, le menton, la teinte des cheveux… même la couleur des yeux était différente.
— Les analyses d’ADN ont montré que Phillip James Johnson était en réalité ton vieil informateur, Ricardo Moretti, dit « Sandwich »…
Nick continua d’examiner la photo. Moretti avait été son indic alors qu’il était encore patrouilleur en uniforme, et il s’en était servi quelquefois quand il était devenu inspecteur. Ce petit délinquant avait gagné son surnom de « Sandwich » à cause de sa participation à ce genre d’arnaques à l’assurance – où la mafia enrôlait les « victimes », comme elle le faisait aussi pour les dédommagements en cas de chute « accidentelle ». Moretti n’avait jamais pu rejoindre les rangs de la mafia. Il était resté le genre de minable qui se contente de ramasser les miettes, de faire des petits boulots pour les racketteurs et les tueurs, en rêvant d’être un jour associé à un gros coup. En tant qu’indic, Moretti avait rarement été fiable – il ne méritait même pas le genre de petite pension qu’un flic paye de sa poche pour conserver un informateur. Cela faisait dix ans que Nick n’avait pas parlé à Sandwich Moretti. Plus que ça, même.
Il examina encore une fois les photos. Oui… c’était possible. Il y avait quelque chose de similaire dans les orbites et les dents – elles n’avaient pas été retouchées –, mais…
— Ce type a subi je ne sais combien d’opérations de chirurgie esthétique, dit Nick à voix haute en frottant ses joues mal rasées. Pourquoi ? La mafia n’irait jamais payer pour un truc pareil. Moretti était un minable. Et si on est prêt à payer une fortune pour changer de bobine, pourquoi choisir d’être plus gras, avec un nez plus gros et plus laid, et des oreilles d’imbécile ? Ça n’a aucun sens. En plus, j’ai lu le rapport original d’identification à l’ADN, K.T. Il montrait que le chauffeur était bien Phillip James Johnson.
— Un coup soigneusement préparé, dit K.T. Y compris la chirurgie esthétique. On dirait que quelqu’un a transformé ton vieux copain Sandwich en tueur à gages.
— Ça n’a aucun… commença Nick.
K.T. lui passa une autre liasse de photocopies.
— Nous avons la preuve que tu as téléphoné quatre fois à Moretti – deux fois en novembre de l’année où Keigo a été tué, une fois fin décembre, et la dernière fois trois jours avant le… l’accident dont Dara et Harvey ont été victimes.
Nick releva brusquement la tête.
— C’est impossible. Je ne lui ai jamais téléphoné.
K.T. posa le doigt sur la photo du vieux couple mort dans la Buick qui avait été percutée d’abord par la voiture de Dara et Harvey, puis par le camion qui avait pris feu.
— Javier et Dulcina Gutiérrez, dit-elle. Ce sont leurs vrais noms. Par contre, leur statut de citoyen et leur dossier local récent étaient faux. Quelqu’un les a fait venir de Ciudad Juarez trois semaines avant l’« accident ». Nous avons aussi des enregistrements des appels de Moretti pour organiser ça.
— Je ne lui ai jamais téléphoné, répéta Nick.
K.T. le regarda comme il l’avait fait si souvent lui-même avec des délinquants acculés dans leurs mensonges d’arracheurs de dents…
— Écoute, Nick, dit-elle doucement. C’est toi qui m’as suppliée de regarder cette affaire plus en détail. Je t’ai dit que c’était un accident. Je t’ai dit : « Qui accepterait de se prêter à ce genre d’arnaque en sachant qu’il va mourir ? » Et toi, tu m’as dit : « Tu me dois bien ça, K.T. » Alors, j’ai fouillé… et voilà le résultat.
Nick se frotta encore la joue et le menton.
— Tout ça ne tient pas debout, même si Moretti était en secret un tueur à gages de la mafia – et crois-moi, K.T., ce connard n’était pas suffisamment malin pour être le tueur à gages de qui que ce soit. Même la branche de la mafia de Denver, toute décrépite et décadente qu’elle soit, n’aurait pas imaginé un instant de l’embaucher – et encore moins de payer toutes ces opérations pour dissimuler son identité. Et de toute façon, pourquoi se donner tant de mal ? Le style de la mafia, c’est deux balles de vingt-deux long rifle dans la tête pour qu’elles ricochent bien dans le crâne, on abandonne l’arme sur place et on se tire tranquillement.
— Sauf si quelqu’un tenait absolument à ce que ce ne soit pas considéré comme un assassinat, Nick.
— Bon, mais ce n’est pas comme ça que la mafia travaille.
— Je suis d’accord, dit K.T. Mais toi, tu aurais pu.
Nick ne répondit pas. Il feuilleta les dossiers.
— Cette histoire de grand jury est complètement dingue. Il y a assez de preuves ici – même si la plupart sont fausses – pour aboutir à une inculpation. Mais il n’y a eu aucune mise en examen. Le grand jury a été dissous en avril, il y a cinq ans et demi, et depuis, toute cette paperasse est restée là à prendre la poussière. Comment as-tu fait pour récupérer tout ça ?
— J’ai fait appel à tous les gens qui me devaient un service, et j’ai fait des promesses que j’espère n’avoir jamais à tenir, dit K.T. d’un air las. Mais garde le paquet. Si jamais tu vas raconter que je suis au courant, je dirai que tu n’es qu’un putain de menteur.
— Qu’est-ce que je vais bien pouvoir en faire ? demanda Nick en rassemblant les dossiers.
Ils formaient une pile d’une bonne vingtaine de centimètres.
— Je m’en fous royalement, collègue.
Nick donna un grand coup de poing sur la pile.
— Si Ortega a réuni un grand jury et fait rassembler tous ces documents par ses enquêteurs, en faisant même appel à un gars des Affaires internes du DPD, pourquoi ne s’en est-il pas servi ? Il n’y a eu aucune inculpation. Pas même de fuite dans la presse. Comment peut-on accumuler autant de preuves qu’un des inspecteurs principaux de la brigade criminelle est un tueur en goguette – qui a assassiné sa propre femme et un district attorney adjoint –, et se contenter de s’asseoir dessus ? C’est de l’obstruction de justice caractérisée.
— Il faudra que tu poses la question à Ortega.
— C’est ce que je vais faire. Dès demain matin, dans son bureau.
K.T. secoua la tête.
— Le maire est à Washington en ce moment, avec le gouverneur et le sénateur Grimes. Une histoire de nouvelle réforme des lois sur l’immigration, quelque chose comme ça. Le Conseiller Nakamura est censé les y rejoindre lundi, pour témoigner devant je ne sais quel sous-comité.
— J’irai à Washington, dit Nick.
Il se frotta les yeux. Qu’est-ce qui lui prenait ? Comme toujours, il avait oublié son fils.
Pendant combien d’années l’avait-il laissé tout en bas de sa liste de priorités ? Plus bas que son addiction au flash. Et avant ça, plus bas que son chagrin après la mort de Dara. Et encore avant ça, plus bas que son foutu boulot d’inspecteur. Et encore avant, plus bas que son amour pour sa femme. Et avant… Est-ce qu’il avait jamais mis son fils en tête de liste ?
Nick éprouva soudain la certitude absolue, aussi physique que la nausée, de ce que Val lui dirait : qu’il n’avait jamais été une priorité pour son père.
— Non, dit-il. Je vais à Los Angeles. Pour aller chercher Val. Pour retrouver mon fils et le ramener ici. Je m’occuperai plus tard d’Ortega.
K.T. Lincoln se leva.
— Fais ce que tu veux, et à qui tu veux, mais ne m’appelle plus, Nick. Je n’ai jamais récupéré ces documents du grand jury, et je ne t’ai jamais rencontré ici ce soir. La seule fois où je t’ai revu ces trois dernières années, c’était au Denver Diner mardi dernier – trop de gens m’y ont vue pour que je puisse le nier, et en plus, j’ai dû donner le numéro du resto au Contrôle central. Mais c’est aussi le dernier endroit où je t’aurai vu. Si on me pose la question, je répondrai que tu avais besoin d’argent – j’ai dit non –, et qu’on a discuté le bout de gras quelques minutes en évoquant le bon vieux temps, et que j’ai conclu que le bon vieux temps passé ensemble n’avait pas été si bon que ça. Salut, Nick.
— Salut, répondit-il distraitement.
Il avait ouvert la chemise concernant l’enquête sur l’accident, et il regardait les diagrammes et les photos de l’incendie qui avait tué cinq personnes, dont sa femme.
— K.T., dit-il. Quel genre de tueur à gages, secret ou pas, accepterait de mourir de façon aussi atroce dans un incendie qu’il aurait déclenché lui-même ? Comment ça peut…
Mais K.T. Lincoln était déjà partie et Nick parlait tout seul dans cette pièce obscure et crasseuse.
*
On était dimanche matin, et l’hélico-libellule sasayaki-tonbo se posa sur la terrasse des Résidences de Cherry Creek où habitait Nick. Ou plutôt, un hélico-libellule sasayaki-tonbo se posa. Celui-là était plus grand et plus sophistiqué que celui qui l’avait emmené à Raton Pass.
Hideki Sato sauta de l’appareil et entreprit de fouiller soigneusement Nick. L’ex-inspecteur n’avait pas d’arme sur lui. Sato examina ensuite le petit sac de gym – pas d’armes là non plus, mais il y avait six chargeurs de cartouches 9mm –, d’où il retira enfin une grande enveloppe à bulles. Elle contenait le Glock de Nick, sans chargeur ni balle dans le canon, et démonté.
— Exactement selon vos instructions, dit Nick.
Sato cacheta l’enveloppe sans un mot, puis il prit le sac de gym et fit signe à Nick de monter dans l’hélicoptère. Au-dessus d’eux, les larges pales bizarrement duvetées tournaient au ralenti.
Il y avait une sorte de sas, certainement équipé d’un hyperscan, une mesure de sécurité bien nécessaire depuis que de fervents djihadistes avaient découvert qu’ils pouvaient bourrer d’explosifs toutes leurs cavités naturelles… Il fallait ensuite franchir une autre porte. Nick et Sato se retrouvèrent dans une petite pièce luxueuse – luxueuse de façon spartiate, décorée qu’elle était de shōji, de tatamis et de fleurs – qui aurait aussi bien pu se trouver dans la résidence de Nakamura là-haut, dans Evergreen, s’il n’y avait eu la vue qu’on apercevait par les larges baies vitrées. Nakamura était assis dans un fauteuil en cuir derrière un bureau laqué, près de deux de ces fenêtres.
Nick n’avait pas revu le milliardaire depuis son entretien d’embauche quelques jours plus tôt – il avait l’impression qu’il s’était passé beaucoup plus de temps que ça –, et Hiroshi Nakamura semblait exactement le même, jusqu’à la raie soigneusement tracée dans ses cheveux gris, les ongles manucurés, et le costume noir avec sa cravate étroite. Il y avait d’autres sièges et un canapé dans la pièce, tous très accueillants, mais Nakamura n’invita pas Nick à s’asseoir. Sato resta lui aussi debout, assez loin sur le côté comme il convenait à un subordonné, mais suffisamment près quand même pour pouvoir jouer son rôle de garde du corps au cas où Nick déciderait de se jeter sur Nakamura. Le plâtre polymorphe de Sato était suffisamment mince et flexible pour tenir dans la manche de sa veste de costume.
— C’est un plaisir de vous revoir, Bottom-san, dit Nakamura. Mr Sato m’a expliqué que vous aviez une requête à me soumettre. Je me rends à Washington D.C. aujourd’hui, et mon jet privé doit décoller de l’aéroport international de Denver dans quinze minutes. Je vous accorde une minute et demie pour m’exposer votre demande.
— Mon fils a de graves ennuis à Los Angeles, dit Nick. Sa vie est en danger. J’ai besoin d’y aller, mais je n’ai pas assez d’argent pour acheter un billet d’avion. Aucune voiture ne peut s’y rendre, et les convois de camions ne prennent même pas de passagers allant vers l’ouest. De toute façon, je n’ai pas non plus assez d’argent pour ça.
Mr Nakamura pencha très légèrement la tête de côté.
— Je n’ai pas encore entendu de demande, Mr Bottom.
Nick respira profondément. Il lui restait moins d’une minute.
— Mr Nakamura, vous m’avez promis quinze mille dollars – des anciens dollars – si j’arrivais à résoudre le meurtre de votre fils. Je n’en suis plus très loin. Je crois que je pourrais dès maintenant vous révéler le nom de l’assassin, mais j’ai encore besoin d’une confirmation. J’allais vous demander le prix d’un billet d’avion pour LA – sept cents anciens dollars – en échange de ces quinze mille. Mais tous les vols commerciaux à destination de Los Angeles, que ce soit fret ou passagers, sont à présent annulés.
Nakamura attendit. Il ne regardait pas sa Rolex, mais il y avait une horloge avec une trotteuse sur une des cloisons de la cabine.
— Nakamura Enterprises a des vols réguliers vers Las Vegas, poursuivit Nick. (Il sentait la sueur lui couler le long des côtes.) J’ai vérifié. Une fois à Las Vegas, je devrais pouvoir trouver un moyen de transport – avion privé, jeep, peu importe – pour rejoindre Los Angeles et chercher mon fils. Par conséquent, si vous voulez bien me trouver une place dans un de ces vols, que ce soit un transport de marchandises ou de passagers, aujourd’hui si possible, et m’avancer, disons, trois cents dollars pour que je puisse payer quelqu’un pour la dernière étape de mon voyage, je vous jure que je vous dirai à mon retour qui a tué votre fils. Vous pouvez garder le reste des quinze mille dollars.
— C’est très généreux de votre part, Mr Bottom, dit Nakamura avec l’ombre d’un sourire. Pourquoi ne me le dites-vous pas tout de suite ? Vous pourriez toucher immédiatement vos quinze mille dollars et financer ainsi votre voyage à Los Angeles – peut-être même dans votre avion personnel ?
— Je ne peux pas encore le prouver. Je peux vous assurer que, quand je vous aurai dit le nom de l’assassin, vous exigerez une preuve.
— Mais au lieu de conclure votre enquête, dit Nakamura, vous me demandez de pouvoir vous absenter… combien de temps ? Une semaine ? Deux ? Et cela, pour aider votre fils a échapper à la justice. À ce que j’ai cru comprendre, il est recherché pour meurtre.
— Non, monsieur. Le LAPD et la Sécurité intérieure ont simplement émis un mandat de recherche en tant que témoin potentiel. Écoutez, Mr Nakamura, d’une façon ou d’une autre, je vais aller à Los Angeles à la recherche de mon fils. Vous feriez pareil si le vôtre vivait encore et avait besoin de votre aide. Si vous m’aidez à m’y rendre aujourd’hui, je rentrerai d’autant plus vite et je pourrai boucler mon enquête. Je sais quelle preuve il faut que je trouve, si mon intuition est correcte… et je pense qu’elle l’est. Aidez-moi à sauver mon fils pour que je puisse terminer l’enquête sur le meurtre du vôtre.
Nakamura se tourna vers Sato, mais le chef de la sécurité resta impassible. La montre du milliardaire émit un léger bip. Nakamura croisa les mains et regarda Nick.
— Mr Bottom, savez-vous où se trouve l’aéroport John-Wayne ?
— Oui, il est à Santa Anna ou Irvine, dans ce coin-là, à une soixantaine de kilomètre au sud de LA.
— Nous n’avons pas d’avion-cargo prévu actuellement, mais vendredi prochain, le 24 septembre, un vol en provenance de Tokyo y effectuera une escale de ravitaillement entre 17 h 30 et 19 heures, zone Pacifique. Vous embarquerez dans cet avion, que vous soyez avec votre fils ou non. C’est bien clair ?
Nick n’était pas sûr d’avoir compris.
— Vous me donnez un moyen de retourner à Denver si je trouve Val ? Vendredi prochain ?
— Oui, répondit le milliardaire. Un avion-cargo de Nakamura Enterprises doit décoller du terminal de fret de l’aéroport international de Denver à 11 heures aujourd’hui, à destination de Las Vegas, Nevada. Je vais passer un coup de fil. On vous trouvera une place dans cet avion. Ce ne sera pas très confortable, mais le vol sera rapide. Cela vous laissera jusqu’à l’escale de ravitaillement de vendredi à l’aéroport John-Wayne pour trouver votre fils. Si vous le trouvez plus tôt, ou si vous devez, hem… quitter la région de Los Angeles, rendez vous au terminal de fret de l’aéroport John-Wayne à n’importe quel moment avant vendredi. On vous y donnera de la nourriture et un abri jusqu’au vol de vendredi soir. À ce moment-là – vendredi – vous devrez revenir ici pour me dire ce que vous savez sur la mort de mon fils. Ou même seulement ce que vous croyez savoir.
— Oui, monsieur. Je vous remercie, dit Nick en s’efforçant de ne pas fondre en larmes (mais il avait mal à la gorge et à la poitrine). Pour ce qui est de l’argent… dont j’aurai besoin pour…
— Mr Sato a déjà préparé le contrat, Mr Bottom. Il suffit de votre signature et d’une empreinte de votre pouce. Nous allons vous avancer cinq cents dollars aujourd’hui, des anciens dollars américains, en échange des quinze mille dollars qui vous étaient promis si votre enquête aboutissait. Ces cinq cents dollars ne sont pas un cadeau. Si, dans les quinze jours qui viennent, vous ne trouvez pas qui a tué mon fils, il y aura des… pénalités.
— Oui, monsieur, dit Nick qui s’en fichait complètement.
Sato lui tendit an AllPad avec le contrat affiché à l’écran. Sans même se donner la peine de le lire, Nick y apposa son pouce et le signa avec le stylet. Sato lui fit un geste, et Nick sortit sa CNIC que le chef de la sécurité passa dans l’appareil.
Quand Nick récupéra sa carte, il vit que son compte avait été crédité de sept cent cinquante mille nouveaux dollars – cinq cents anciens dollars, des vrais.
— Cette affaire a pris plus longtemps que vous ne l’aviez promis, dit sèchement Nakamura. Vous pouvez nous accompagner jusqu’à l’aéroport de Denver, Mr Bottom. Si vous êtes prêt.
— Je suis prêt.
— Pas ici, Mr Bottom. Je vous autorise à vous installer dans la cabine de pilotage. Mr Sato va vous montrer le chemin et vous remettra votre sac de voyage.
La porte – une sorte d’écoutille – était juste assez large pour que Sato puisse passer. Avant même que Nick ait pu se harnacher sur son siège derrière les pilotes, le sasayaki-tonbo avait déjà décollé.
*
Moins d’une heure après avoir atterri à Las Vegas, Nick trouva un pilote prêt à l’emmener à LA. En fait, il le déposerait au petit aéroport Flabob, à Rubidoux près de Riverside, juste au sud de l’autoroute de Pomona et à l’est de l’I-15.
Cela lui convenait assez bien. De là, il trouverait bien un moyen d’aller en ville et de se rendre à l’appartement de Leonard, près d’Echo Park. Il lui resterait un peu plus de trois cent mille dollars – et son Glock…
Mais le pilote ne décollerait qu’après la tombée du jour – en fait, vers minuit –, parce que tous les vols vers la ville étaient désormais interdits. Nick avait donc beaucoup trop de temps à tuer à Las Vegas. Il bouillait d’impatience, mais il n’avait pas le choix, car aucun de ces pilotes clandestins n’acceptait de voler de jour.
Après le dîner, Nick se rendit au sommet de la muraille qui entourait Las Vegas. Il avait décidé de marcher un peu pour se détendre. La partie sud de la muraille faisait une dizaine de kilomètres, et il ne lui resterait plus que deux kilomètres pour rejoindre l’aéroport.
Juste après le coucher du soleil, Nick s’arrêta un instant pour contempler les centaines, peut-être les milliers de camions, et le grand village de toile qui avait poussé dans le désert. Il entendait des rugissements de motos, des coups de feu et des cris. La plaine était illuminée par les phares des innombrables véhicules ainsi que par des torches et des feux de camp, au milieu des groupes de tentes dressées pour les besoins de tous ces routiers indépendants.
Nick savait qu’aucun convoi ne pouvait se rendre à LA, mais il en arrivait encore de la ville. En regardant ces lumières, en écoutant ces bruits lointains, il se rendit compte que Leonard et Val, s’ils avaient trouvé l’argent nécessaire pour prendre place dans un de ces convois, pourraient bien se trouver ici en ce moment même, au milieu de ces lumières et de ce bruit, à quelques centaines de mètres seulement.
Le professeur Leonard Fox est-il suffisamment malin – et a-t-il les relations qu’il faut – pour réussir à s’échapper avec Val par ce moyen ? se demanda-t-il. Et même si Leonard y était parvenu, Nick ne savait absolument pas comment les retrouver.
Non, sa meilleure chance était de se rendre sur le champ de bataille qu’était devenue Los Angeles. Quant à ses chances d’en sortir vivant – et ses chances d’arriver à trouver Val et de l’emmener avec lui, et également Leonard si lui aussi voulait partir –, il serait toujours temps de s’en inquiéter plus tard.
Nick s’arracha au spectacle des torches et des feux des camions. Son Glock à la hanche et son petit sac de voyage à la main, il poursuivit son chemin vers l’est, le long de la muraille de Las Vegas. Il comptait retourner à l’aéroport international de McCarran avec deux heures à tuer avant que son pilote essaie de l’emmener dans son petit Cessna sur le champ de bataille de Los Angeles.