1.15
Santa Ana et en vol
Vendredi 24 septembre
L’aéroport John-Wayne se trouvait en dehors de la zone des combats qui avaient fait rage autour de Los Angeles au cours des six ou sept derniers jours, mais pendant toute cette période, il y avait eu un trafic incessant et impressionnant de troupes de la Garde nationale et autres sur l’autoroute 405 de San Diego, qui traverse la zone de l’aéroport juste au bout de la piste 1L/19R, à son extrémité nord-est. Les avions militaires n’utilisaient pas John-Wayne. Seuls des avions-cargos et quelques rares transports de passagers se servaient régulièrement de ce petit terrain situé dans le comté indépendant d’Orange. Dans les années récentes, on avait abrogé les lois de protection contre le bruit, qui avaient autrefois rendu la vie un peu difficile aux passagers, car les gros avions étaient obligés de décoller sous un angle très raide, et d’effectuer ensuite un virage serré au-dessus de Newport Beach.
Les avions privés, qu’ils appartiennent ou non à Nakamura, n’étaient pas autorisés à atterrir dans la région de Los Angeles, mais cela faisait des années que l’aéroport John-Wayne constituait une exception négociée. Ce vendredi soir, un gros porteur A310/360 FedEx modifié appartenant au groupe Nakamura, en provenance de Tokyo avec escale à Hawaï, s’y était posé et avait refait le plein de kérosène. Il était prévu qu’il redécolle à 19 heures, à destination de Denver.
Cinq minutes avant le décollage, le commandant de bord sollicita une modification de son plan de vol pour pouvoir décoller à 20 heures. Le personnel de la tour de contrôle transmit la demande au Centre de contrôle du trafic aérien de Los Angeles, à Palmdale, ainsi qu’au Contrôle aérien provisoire de la région militaire de LA, situé dans l’ancien aéroport Bob-Hope à Burbank – qui servait pour l’instant de centre de contrôle régional pour la Garde nationale aéroportée de Californie pendant la durée des opérations militaires. Les deux centres acceptèrent le report d’une heure. L’autorisation était accompagnée d’une mise en garde : le trafic aérien militaire au-dessus de la zone de combats centrée sur le lac Elsinore, à quelque quatre-vingts kilomètres de l’aéroport John-Wayne, ainsi que celui partant de LAX, étaient si intenses que tous les vols commerciaux à destination de l’est devaient d’abord se diriger plein ouest au-dessus du Pacifique, puis longer la côte au nord-ouest jusqu’à un point situé près de Morro Bay, et enfin prendre le cap nord-est pour retrouver le couloir aérien normal vers Denver. Il était recommandé à tous les pilotes de réviser en conséquence leurs besoins en carburant.
L’équipage de l’avion de Nakamura avait également été informé qu’aucun délai supplémentaire ne lui serait accordé ce vendredi soir, l’aéroport John-Wayne devant être fermé à 20 h 15 conformément à la loi martiale en vigueur.
À 19 h 57 précisément, l’A310/360 lança ses réacteurs et commença à rouler vers sa position de décollage sur la piste 19R. Le point fixe des moteurs avait été effectué et l’autorisation finale de décollage demandée, quand une voiture de la California Highway Patrol surgit soudain tous gyrophares allumés et pila devant l’appareil.
L’A310/360 reçut l’autorisation de se mettre en position, tout en étant informé qu’il n’avait que quinze minutes maximum pour décoller, faute de quoi il devrait passer la nuit à l’aéroport. Il n’éteignit pas ses réacteurs. Une équipe au sol arriva rapidement à bord d’un pick-up électrique équipé d’une passerelle Wollard Truck modèle TLHP252, et la portière avant gauche de l’avion s’ouvrit. La voiture de la CHP s’approcha et s’arrêta, coupa ses gyrophares, et Nick en descendit. Il fit le tour pour dire deux mots au conducteur, le nouveau chef Ambrose, tout récemment promu.
— Merci, Chef, dit Nick en lui serrant chaleureusement la main.
— Pour toi, Nick, ce sera toujours « Dale », dit Ambrose. J’espère que tu vas retrouver ton gamin.
La voiture de patrouille quitta le tarmac tandis que Nick grimpait les marches de la passerelle en faisant attention à ses côtes fêlées.
*
Trois heures plus tôt, le Conseiller Daichi Omura lui avait dit :
— Si vous retournez à Denver, Bottom-san, vous mourrez.
— Il faut que j’y retourne, Omura-sama.
— Hideki Sato vous attendra dans l’avion à l’aéroport John-Wayne, Bottom-san. Vous serez sous sa garde pendant le peu de temps qui vous restera à vivre… si vous essayez de rentrer.
Nick avait secoué la tête et bu une gorgée de l’excellent whisky pur malt que lui avait fait servir Omura.
— Je ne crois pas, Omura-sama. Sato est à Washington avec Mr Nakamura. Il n’était pas prévu qu’ils rentrent à Denver avant samedi… demain, je ne sais pas à quelle heure exactement. De plus, cet avion vient de Tokyo en passant par Hawaï. C’est Mr Nakamura lui-même qui m’a dit qu’ils n’ont aucun vol prévu au départ de Denver pour la région de Los Angeles.
— Sato sera forcément là, grommela le vieil homme.
— Pourquoi cela, Omura-sama ?
— Parce que si vous ne vous présentez pas à l’aéroport John-Wayne ce soir, la tâche du chef de la sécurité Sato – du colonel Sato – sera de pénétrer dans l’enfer qu’est actuellement Los Angeles – mon domaine, Bottom-san – pour vous y retrouver mort ou vif. Je connais suffisamment bien Hiroshi Nakamura pour en être certain. Quels que soient les moyens nécessaires, il ne vous laissera pas vous échapper. Pas maintenant.
À ces mots, Nick avait secoué la tête, mais il s’était senti glacé.
*
Un membre d’équipage referma la porte de l’avion derrière lui et Nick se retrouva dans une cabine luxueuse, juste derrière le poste de pilotage. Les fauteuils de cuir le long des hublots, les canapés profonds et les écrans plats 3DHD n’auraient pas déparé l’intérieur du jet privé d’un milliardaire, mais cet espace était plus vaste.
Sato était déjà installé et sanglé dans l’un des sièges de cuir, avec une petite table basse devant lui. Il ne se leva pas à l’entrée de Nick, mais il lui fit signe de s’asseoir en face de lui.
Nick s’assit avec précaution et boucla sa ceinture. La lumière baissa dans la cabine tandis que l’A310/360 retournait en tête de piste et refaisait un essai de ses réacteurs à plein régime. Le pilote dit quelques mots en japonais sur l’intercom, et le gros appareil prit son élan sur le tarmac avant de s’élever dans la nuit. Un virage serré sur la gauche le plaça sur un cap ouest-nord-ouest, vers l’océan.
Nick regarda sa montre. Il était 20 h 14 PDST.
*
Les premières vingt-quatre heures – rien que pour rejoindre la ville à partir du petit aéroport à l’est de l’I-15 – avaient été les plus dangereuses. Mais après avoir survécu aux taudis, à l’exode affolé d’un demi-million de spaniques et aux gangs qui les pourchassaient, c’est finalement dans une petite rue tranquille de San Marino, près de Pasadena, dans l’une des banlieues les plus chics de LA, que Nick fut blessé par balle.
Depuis l’aéroport rustique de Flabob, il y avait au moins quatre-vingts kilomètres à parcourir par les routes principales pour rejoindre le quartier de son beau-père, près d’Echo Park, juste au nord-ouest de l’énorme centre de détention de la Sécurité intérieure dans le Stade des Dodgers. En utilisant la fonction GPS de son portable, Nick vit qu’en prenant par les petites routes et les ruelles pour éviter les combats et l’exode massif, cela représentait une bonne centaine de kilomètres de chemins tortueux à travers Ontario, Claremont ou Pomona, puis au sud de Pasadena. S’il devait faire ça à pied, songea-t-il, il aurait aussi bien pu le faire directement de Las Vegas. Il commença donc par voler son vélo électrique à un gamin spanique qui essayait de fuir le chaos derrière sa famille entassée dans un hongre SUV surchargé. Nick aurait préféré voler le SUV, mais en voyant un homme armé sortir de l’ombre, le père avait mis le pied au plancher et exploité le moindre ampère de sa vieille caisse pour s’échapper, laissant son fils et son vélo à la merci de l’agresseur.
Il suffit à Nick d’un signe avec son Glock pour faire descendre le gamin en larmes de son vélo. Il détacha ensuite le baluchon posé à l’arrière et le lança au gosse avant de s’en aller sans éprouver le moindre remords. Le père et sa famille reviendraient le chercher, même s’ils devaient l’attacher sur le toit avec le reste de leurs bagages.
Enfin, probablement…
Le cadran rudimentaire montrait que la batterie avait été récemment rechargée, et qu’elle avait une autonomie de trois cents kilomètres. Nick demanda à son téléphone de lui calculer un itinéraire à vélo jusqu’à Echo Park. L’affichage lui indiqua que le trajet prendrait cinq heures et demie, mais Nick savait que s’il était amené à devoir éviter en chemin des combattants et des réfugiés, il lui en faudrait au moins le double.
Il se serait bien passé de cette perte de temps. Il savait maintenant qu’il aurait dû sortir son Glock tout à l’heure à l’approche de LA, et forcer ce pétochard de pilote à se poser sur une piste beaucoup plus proche de sa destination – ou même dans un endroit comme le terrain de golf de Brookside, à Pasadena.
En maudissant sa bêtise, Nick se tassa sur son petit vélo et poussa la machine à fond, tout juste une cinquantaine de kilomètres à l’heure. Avec son faible ronronnement électrique, le vélo donnait l’impression de rouler encore moins vite.
En quittant l’aéroport sombre et désert, Nick vit qu’à l’ouest, au nord-ouest et au sud-ouest, Los Angeles semblait en feu. Des dizaines d’hélicoptères d’assaut et d’hélicos de la télé volaient devant la lueur orangée telles des chauves-souris fuyant un beffroi en flammes. De vieux A10 Thunderbolt de la Garde nationale, des avions de support des forces terrestres, s’attaquaient à des objectifs quelque part dans Chino. Le bruit des explosions lointaines parvenait bien après les petits éclairs.
Pendant les trois premières heures de son trajet tortueux vers la ville, personne ne tira sur Nick. Il avait emporté une casquette de base-ball qu’il s’était bien enfoncée sur la tête pour qu’on ne repère pas trop facilement son appartenance ethnique, et puis, dans le spectacle de cet adulte juché sur un vélo de gamin, il y avait quelque chose – peut-être ses genoux placés plus haut que le guidon – qui le faisait paraître inoffensif.
Il était minuit passé, mais les routes et les rues étaient remplies de civils en fuite. Nick réalisa qu’il s’agissait en fait de la fin de plusieurs jours d’évacuation – surtout de la partie est de la ville – de centaines de milliers de spaniques, aussi bien des résidents qui étaient là depuis des dizaines d’années que des immigrants récents venus ici dans la foulée des victoires de la reconquista. Nick n’aperçut que quelques éléments des forces du Nuevo Mexico en déroute – des Hummer cabossés se forçant un passage à travers les hordes de fuyards dans la nuit, et parfois un hélicoptère qui rugissait juste au-dessus des routes, cherchant à s’enfuir avec la même panique aveugle que les milliers de civils.
Le téléphone de Nick – qu’il avait baptisé depuis longtemps Betty – mettait régulièrement à jour l’itinéraire pour lui permettre de rester en dehors du chemin de ces réfugiés. La voix langoureuse de Betty lui susurrait les instructions à l’oreille, le menant dans des ruelles à travers Claremont et Glendora, sur des pistes cyclables désertes dans Monrovia et Arcadia – la plupart des explosions et des combats semblaient se dérouler au sud de sa route –, et à travers le campus et les terrains de football de Citrus College. Le vélo électrique se comportait beaucoup mieux sur les trottoirs que sur la chaussée.
À part les avions militaires, il n’y avait encore aucun signe des forces anglos lorsque les étoiles commencèrent à disparaître dans les premières lueurs de l’aube, et que les oiseaux firent entendre leur vacarme habituel précédant le lever du soleil. Dans Glen Avenue et au sud d’Ontario, Nick avait pu suffisamment distinguer les combats dans la vallée au sud pour être sûr qu’ils impliquaient la milice de la Confrérie Aryenne, des gangs de motards, de Vietnamiens et de Chinois venus des lointains quartiers de l’ouest et du nord, des mercenaires de Mulholland dans des jeeps blindées, et des milliers de pillards du quartier de South Central, dont les parents et grands-parents avaient peut-être participé aux émeutes des avenues Florence et Normandie quarante ans plus tôt. Leonard avait raconté à sa fille l’histoire de ces événements anciens, et Dara – qui les avait un jour qualifiés de « début de l’ère moderne » – l’avait à son tour racontée à Nick.
Les gangs terrorisaient et pillaient les derniers réfugiés, mais Nick en vit assez pour comprendre que leur objectif principal était d’incendier tout ce qui se trouvait entre les autoroutes de Ventura et de Santa Ana. Ils semblaient rencontrer un certain succès.
Nick avait emporté deux gourdes d’eau et toutes les barres nutritives qu’il avait pu fourrer dans les poches de son blouson. Tout en continuant de rouler vers l’ouest, il grignotait et sirotait. Les hordes de réfugiés avaient disparu quand il approcha de San Marino. Il apercevait parfois quelques policiers ou militaires anglos, mais uniquement sur les routes principales ou les bretelles d’accès aux autoroutes. En longeant le California Boulevard, juste au nord des Jardins botaniques Huntington – les quartiers chics étaient plongés dans le noir absolu, manifestement à cause d’une coupure de courant –, par les pistes cyclables et les ruelles choisies par Betty, Nick se félicitait d’avoir pu échapper au pire, et d’avoir somme toute fait un trajet sans histoire.
Plusieurs détonations se firent entendre dans la grisaille de l’aube. Nick sentit une balle lui mordre le mollet gauche, au moment même où une autre fracassait le moteur électrique de son vélo.
Il le lâcha aussitôt et plongea en roulé-boulé vers le caniveau, le long duquel étaient alignées des bennes à ordures, tandis qu’une dizaine d’autres coups de feu retentissaient. Nick se précipita à quatre pattes vers une ruelle plus sombre, puis il se releva et courut sur une trentaine de mètres, tout en sachant qu’il laissait derrière lui des traces de sang faciles à suivre. Il finit par s’accroupir derrière une autre benne et examina les dégâts.
La balle lui avait arraché un bon bout de peau et un peu de chair, mais le muscle n’était pas atteint. Cela étant, la blessure lui faisait un mal de chien. Il releva le bas de pantalon et banda la plaie avec un mouchoir propre. Il attendit dans le noir, son Glock à la main, en espérant qu’il ne s’était agi que de tirs isolés – ou bien, si ses assaillants avaient voulu s’emparer de son vélo électrique, qu’ils renonceraient à leur attaque en voyant qu’ils avaient démoli la petite machine.
Mais non… ç’aurait été trop beau. Ils continuèrent de le traquer pendant une demi-heure.
Ils étaient trois. Un grand type à l’air pas très malin que Nick avait baptisé « le Deuxième ligne », un autre plus âgé qui portait le fusil et que Nick avait surnommé « le Capitaine », parce qu’il semblait donner les ordres, et enfin un ado aux cheveux gras qu’il appelait « Billy », parce qu’il lui rappelait le personnage de Billy Clanton joué par le jeune Dennis Hopper dans le western de 1957, Règlement de comptes à O.K. Corral.
En boitillant, Nick s’éloigna vers le sud à travers les jardins des maisons, en se cachant derrière les arbres et les murets, tandis que ses chasseurs le suivaient à pied. Ils ouvrirent le feu tous les trois quand Nick traversa Orlando Road en zigzaguant. Il sauta par-dessus une clôture et se retrouva dans la cinquantaine d’hectares des jardins botaniques. Ses poursuivants portaient chacun un sac de munitions, et ils semblaient déterminés à toutes les utiliser.
Nick ne savait vraiment pas ce que ces imbéciles lui voulaient… à part le voir mort. Ces gars avaient sans doute joué aux cow-boys pendant les combats de Los Angeles, parcourant les quartiers de l’est la nuit, juste pour le plaisir de tuer. Et manifestement, ils y avaient pris goût. Nick ne voyait pas d’autre explication à cette attaque dans un quartier tranquille comme San Marino.
Il avait demandé à Betty de lui afficher un plan des jardins botaniques, mais il était déjà venu ici cinq ans plus tôt avec son beau-père, qui avait eu besoin de faire des recherches dans la bibliothèque. C’était la semaine où Nick avait amené Val pour qu’il habite désormais chez son grand-père. Il connaissait le chemin de la bibliothèque, mais ce bâtiment se trouvait près du centre de ce vaste ensemble de bois, de parterres de fleurs, de jardins japonais et de pelouses, et même s’il y avait des vigiles dans la bibliothèque, Nick préférait ne pas les impliquer.
Le trio de tireurs était équipé de talkies-walkies, mais ils préféraient communiquer en criant. Tout ce sport les amusait beaucoup, et ils avaient manifestement bu ou pris des drogues. Assez rapidement, il apparut qu’ils n’étaient pas à l’aise dans ces bois et ces prairies – ils avaient probablement passé une bonne partie de la semaine à tirer sur des gens dans les rues –, mais Nick n’était pas très à l’aise non plus d’être traqué dans ce genre d’environnement. Il aurait préféré une ruelle.
Il se rendit vite compte qu’ils faisaient du bruit et tiraient à l’aveuglette pour essayer de le pousser vers leur gauche, du côté d’Oxford Road qui longeait les jardins à l’est. Nick n’avait pas du tout envie de retourner là-bas. C’était au sud-ouest que ses affaires l’attendaient.
Le jour commençait à se lever. Il fallait en finir.
Il se trouvait à présent dans une partie du parc où un mausolée entouré de colonnes doriques se dressait au milieu d’une clairière, qu’il traversa aussi vite qu’il le pouvait. Ses traqueurs eurent quand même le temps de tirer deux coups de feu sur lui. Une balle traversa un pan de son blouson juste avant qu’il atteigne enfin le couvert des arbres, où il s’arrêta pour reprendre son souffle. Il avait vu les flammes des canons, et il savait que les chasseurs étaient de l’autre côté de la clairière.
— Qu’est-ce que vous me voulez ? leur cria-t-il.
— Tout ce que tu as, mon pote, répondit l’un des trois.
Les deux autres s’esclaffèrent.
— Retrouvons-nous au milieu, et on règlera ça ! cria Nick.
Il se baissa aussitôt et commença à courir à travers les épais fourrés, sans plus chercher à s’éloigner des tireurs, mais au contraire en faisant le tour de la clairière pour retourner vers l’ouest, dans leur direction. Il y avait une allée à seulement quelques mètres au nord, et il savait qu’ils essaieraient de rester le plus possible à couvert en essayant de l’encercler.
Nick était presque arrivé à l’extrémité de la clairière quand il s’arrêta et s’agenouilla. Il glissa un nouveau chargeur dans son arme et actionna sa culasse aussi silencieusement que possible pour introduire la première cartouche dans la chambre.
Les chasseurs s’engagèrent dans la clairière, accroupis et silencieux. Ils se déplaçaient trop rapidement pour que Nick puisse espérer les atteindre tous les trois. En tablant sur le fait que c’étaient des amateurs – quel que soit le nombre d’hommes et de femmes qu’ils aient pu tuer au cours des derniers jours –, il leur cria :
— Hé !
Des soldats, des mercenaires ou des tueurs professionnels auraient continué d’avancer en se dispersant. Ces trois amateurs s’arrêtèrent net et se retournèrent en ouvrant le feu. Même le Capitaine tenait un pistolet dans sa main droite – il tenait son fusil de l’autre – et s’était joint à la fusillade.
Deux balles touchèrent Nick au côté droit, sans pénétrer le gilet de Kevlar-3 qu’il portait sous sa chemise, mais en lui fêlant deux ou trois côtes. Le souffle coupé, il pivota sur lui-même. Il s’agenouilla aussitôt en position de combat sans se soucier des balles qui déchiraient les branchages au-dessus de sa tête, et il tira huit coups.
Les trois hommes s’écroulèrent. Au bout d’une minute, voyant dans la lumière de l’aube que tous avaient les mains vides, Nick s’en approcha en restant à moitié accroupi, son arme fermement tenue à deux mains.
Il avait failli rater la masse imposante du Deuxième ligne, à part une seule balle vers le haut du torse, qui avait réduit le cœur en bouillie. Le sang avait explosé de la bouche, des oreilles et des yeux. L’homme était mort avant même d’avoir touché terre.
Le Capitaine avait reçu deux balles dans la poitrine, mais c’était la troisième – un trou bien rond et bien propre exactement au milieu de la lèvre supérieure de ce type à face de fouine – qui avait fait le travail.
Billy Clanton avait aussi écopé de trois balles, mais il vivait encore. Il s’était recroquevillé et se tordait de douleur.
D’un coup de pied, Nick projeta dans les fourrés les armes visibles par terre, et il s’accroupit à côté de l’adolescent.
— Aidez-moi, monsieur, par pitié, aidez-moi, j’ai mal… oh, mon Dieu, mon Dieu, qu’est-ce que ça fait mal… aidez-moi, je vous en supplie, pour l’amour de Dieu…
Nick examina les blessures. Aucune n’était mortelle en soi, mais le garçon allait perdre tout son sang s’il n’était pas secouru rapidement. Nick était sûr qu’il y avait un poste médical au CIT, à quelques centaines de mètres seulement au nord-ouest.
— Où est ta voiture ? demanda Nick en se penchant si près qu’il parlait pratiquement à l’oreille du gamin. Où sont les clefs de ta voiture ?
Le mantra de douleur et de supplique s’interrompit un instant et le garçon regarda Nick en plissant les yeux. Comme la plupart des jeunes Américains, celui-là n’avait jamais vraiment eu mal plus de quelques minutes d’affilée. Il voulait un cachet, une piqûre, une intraveineuse, n’importe quoi pour calmer cette douleur… et il le voulait tout de suite.
— Vous… m’aiderez ? Je voulais pas venir, vous savez. Tout ça, c’était une idée de Dean. Moi, je voulais pas…
— Où est la voiture ? répéta Nick à son oreille. Où sont les clefs ? Les secours ne sont qu’à quelques minutes en voiture. Je ne peux pas te porter jusque-là.
Le garçon hocha la tête, et il vomit du sang. Terrorisé, il se mit à parler précipitamment à travers ses gémissements et ses pleurs.
La voiture de Dean, une Nissan Menlo Park bleue, était garée dans Landor Lane, à une vingtaine de mètres seulement de l’endroit où ils avaient tiré sur Nick. Ils habitaient tous les trois à Altadena, et c’était juste une bande de braves gars, vous savez, qui rentraient chez eux après une bonne soirée à s’amuser dans East LA – tout le monde faisait ça cette semaine –, quand ils avaient vu le vélo électrique. Et Dan avait dit, allez, un dernier coup avant de se coucher, mais…
— Les clefs ? insista Nick.
— Dean… la poche de Dean… Dean… la poche de devant, je crois… aidez-moi, monsieur, pour l’amour de Dieu, j’ai tellement mal…
Nick pensa que Dean devait être le Capitaine, et il trouva effectivement les clefs dans la poche de sa chemise. Sur le porte-clefs était écrit : « NISSAN ». Nick fouilla également les poches du Deuxième ligne et du gamin gémissant, de même que les trois sacs à dos, mais il n’y trouva que des munitions, des portefeuilles, des cartes et un peu d’argent liquide. Il garda l’argent et la CNIC de Dean.
Nick déboutonna sa chemise et examina la partie droite de son gilet en Kevlar-3. Les deux balles de pistolet avaient bien été stoppées par l’armure, mais il avait certainement des côtes fêlées. En s’efforçant de respirer lentement et profondément, il reboutonna sa chemise. Sa blessure au mollet avait cessé de saigner, mais son mouchoir et le bas de son pantalon étaient complètement imbibés. Quand il faudrait arracher ce tissu coagulé, ça promettait de faire un mal de chien…
— S’il vous plaît… monsieur… vous avez promis… vous avez promis… j’ai tellement mal… vous avez promis…
Nick s’agenouilla à côté du blessé, et conclut qu’il ne ressemblait pas vraiment au jeune Dennis Hopper. Et il ne ressemblait pas du tout à Val.
— Vous avez promis
Il pourrait aller chercher la camionnette de Dean, la ramener ici, embarquer le gamin et essayer de trouver un médecin avant qu’il ne se vide de son sang. Ou il pourrait indiquer à son tueur en puissance la direction de la bibliothèque Huntington et lui dire d’y aller en rampant, mais il y avait peu de chances qu’il y arrive avant d’être saigné à blanc.
D’une façon ou d’une autre, il laisserait derrière lui quelqu’un capable de le décrire et d’identifier la Nissan aux flics – si les flics jouaient encore un rôle dans cette banlieue de LA. Cela augmenterait ses risques d’être détenu quelque part, réduisant d’autant ses chances de trouver Val.
Quand on essaie de tuer un inconnu juste pour s’amuser, songea Nick, il faut être prêt à en assumer les conséquences. Sur le moment, il ne savait pas s’il pensait à cet ado qui gémissait à côté de lui, ou à l’implication supposée de Val dans l’attentat contre le Conseiller Omura. La différence, c’était que Val, même s’il refusait de porter le nom de son père, avait bien hérité de son ADN et de son sang.
Avec la main gauche, Nick se protégea le visage et les yeux d’éventuelles éclaboussures et il pointa le canon de son arme à cinq centimètres du front du garçon qui le regardait avec de grands yeux ronds. Il appuya sur la détente.
Il trouva la Menlo garée exactement là où avait dit le gamin. Betty lui susurra qu’il lui restait moins de vingt kilomètres à faire, même en prenant la Monterey Road jusqu’à North Figueroa Street pour éviter l’autoroute de Pasadena – ce que confirma le GPS de la Nissan. Il y avait peut-être des barrages un peu plus loin, mais de toute façon, Nick serait chez Leonard dans une demi-heure au maximum.
*
Quand l’avion vira enfin pour reprendre le cap vers l’est, une ravissante hôtesse en kimono entra dans la cabine, et Sato demanda à Nick :
— Avez-vous faim ou soif, Bottom-san ?
Nick fit signe que non. L’hôtesse prit la commande de Sato – tako su, thon au poivre et sunomono – Sato précisa qu’il le voulait avec une sauce ponzu et de la mayonnaise au wasabi – et du poulpe grillé dans une sauce de soja au gingembre. Il commanda aussi un bol de nabeyaki udon sans l’œuf poché. Et du saké.
Quand l’hôtesse se tourna vers Nick en s’inclinant, manifestement pour savoir s’il avait changé d’avis et s’il ne voulait pas finalement quelque chose, il lui dit simplement :
— Oui, j’aimerais bien un peu de saké, moi aussi.
Une fois la jeune femme partie, Sato demanda :
— Avez-vous besoin de soins, Bottom-san ? Un des membres de l’équipage a une formation de médecine militaire, et tout le matériel ainsi que les médicaments nécessaires.
Nick secoua la tête.
— Je n’ai que quelques égratignures, et des côtes fêlées. Je me suis fait faire un bandage.
Ils gardèrent le silence pendant quelques minutes. Les deux réacteurs de l’A310/360 étaient tellement silencieux qu’on ne les entendait pas dans la cabine. Nick ne percevait qu’une faible vibration sous les pieds et dans les accoudoirs de son siège en cuir. Il allait s’assoupir quand Sato lui demanda :
— Vous n’avez pas trouvé votre fils, Bottom-san ?
— Non, je ne l’ai pas trouvé.
— Ni aucun indice vous permettant de savoir où il pourrait être ?
Nick haussa les épaules.
— Qu’est-ce que vous faites ici, Sato ? Vous étiez censé accompagner Mr Nakamura à Washington jusqu’à demain.
Le chef de la sécurité – ou était-ce l’assassin ? – poussa un grognement.
— Nakamura-sama rentre à Denver demain, mais un vol du groupe à destination de l’aéroport John-Wayne s’est trouvé programmé pour aujourd’hui, et il m’a suggéré de venir ici pour m’assurer que vous aviez réussi à monter à bord.
— Et si ça n’avait pas été le cas ? demanda Nick.
Il avait bien remarqué que personne ne l’avait fouillé, et qu’il avait toujours son Glock à la hanche.
Sato haussa les épaules de sa façon maladroite.
— J’aurais alors pris contact avec les autorités pour m’enquérir de votre sort, Bottom-san. En commençant par le chef adjoint Ambrose, que vous avez mentionné à Denver. Ou dois-je dire, comme je l’ai entendu sur le tarmac, le « Chef » Ambrose ?
— Il a eu une promotion, dit Nick. (Rien que le fait de parler lui provoquait des élancements dans ses côtes encore douloureuses.) Le Chef de la CHP a été victime d’une crise cardiaque le troisième jour des émeutes et des combats, et Dale a été promu à titre temporaire sur le champ de bataille.
— Mais votre ami de la California Highway Patrol n’a pas été à même de vous aider dans vos recherches ?
Nick secoua de nouveau la tête. Trois ravissantes jeunes femmes apportèrent le repas, qui semblait délicieux. Nick ne savait pas très bien pourquoi il n’avait rien commandé. Cela faisait plus de dix heures qu’il n’avait rien mangé, et il serait minuit passé, heure locale, quand ils atterriraient à l’aéroport international de Denver. Même la petite cafétéria de Cherry Creek serait fermée quand il arriverait enfin chez lui.
Nick se prit à saliver rien qu’à regarder les plats disposés sur la table, mais c’était l’odeur du bouillon de nabeyaki udon qui lui faisait vraiment gargouiller l’estomac.
Il but un peu de saké, puis il se leva péniblement en demandant :
— Où sont les toilettes ?
Il y avait deux portes à l’arrière de la cabine. Les hôtesses étaient entrées par celle de droite. Sato désigna la porte de gauche.
Quelques minutes plus tard, Nick se trouva devant un large miroir. Ces toilettes d’avion étaient trois fois plus grandes que la salle de bains de son cubi, et comportaient une véritable baignoire en plus d’une douche. Le visage et la silhouette qu’il voyait devant lui n’avaient pas leur place dans le luxe de cette salle de bains de milliardaire. Sa chemise était déchirée et maculée de sang, sa veste et son chino étaient crasseux – la jambe gauche du pantalon était déchirée et imbibée de sang, et on voyait un pansement au-dessous –, et son visage était meurtri, avec de nouvelles cicatrices sur une pommette et à la tempe. Le médecin de la caserne de la CHP lui avait mis neuf agrafes sur la balafre qu’il avait à la joue, ce qui lui donnait un petit air de Frankenstein. On l’avait aussi débarbouillé tant bien que mal, mais il se lava quand même le visage et les mains, en s’essuyant avec précaution pour ne pas trop tacher la serviette avec sa crasse et son sang.
Nick sortit son Glock de son étui, s’assura que le cran de sûreté était dégagé et qu’il y avait une balle dans le canon, puis il remit son arme en place. Si Omura-sama ne se trompait pas – et Nick l’avait cru –, Sato le raccompagnait vers une sentence de mort. Et une sentence qui serait rapidement exécutée, sans doute demain après-midi ou dans la soirée, quand Nakamura serait de retour sur sa montagne au-dessus de Denver.
Mais Nick avait toujours son pistolet. Un oubli ? Un test ?
Quoi qu’il en soit, le Glock était bien réel et prêt à être utilisé. Mais comment ? Retourner dans la cabine en tirant, tuer d’abord Sato, réussir à se frayer un chemin jusqu’à la cabine de pilotage et exiger du pilote qu’il l’emmène à…
Qu’il l’emmène où ? Il n’existait aucun pays dans cet hémisphère qui n’ait pas d’accords d’extradition avec le Nouveau Japon.
Et si Val avait réussi à rejoindre Denver, et l’y attendait ?
Mais tout cela restait très théorique. Nick se doutait bien que la porte d’accès à la cabine de pilotage pourrait résister à une volée de balles, et que l’équipage était très certainement armé, même si ce n’était pas vraiment nécessaire… Il leur suffirait de maintenir l’avion à haute altitude – en supposant que des balles perdues aient dépressurisé la cabine – et de couper l’arrivée d’oxygène. D’ailleurs, ça marcherait aussi bien même si la cabine n’était pas dépressurisée… Nick secoua la tête et se regarda de nouveau dans la glace. Il était amaigri, presque hâve, et dans un triste état. Il était épuisé. Trop de nuits avec pas assez de sommeil. Il avait du mal à aligner ses pensées.
Quand il revint en cabine, il y avait toutes sortes de petits plats posés de son côté sur la table, avec un bol et un autre verre de saké.
— Ce repas était tellement bon que je me suis permis, Bottom-san, grommela Sato. Personnellement, je n’aime pas l’œuf poché avec les nouilles dans le nabeyaki udon, mais comme la plupart des gens l’apprécient, j’ai demandé qu’on vous en serve un à côté. Les tranches de poulpe cuit dans le tako su sont garnies de lamelles de concombre dans une sauce ponzu, parsemées de graines de sésame et d’oignon émincé, avec un trait de mayonnaise au wasabi. Je pense que vous trouverez à la sauce un petit goût fumé et citronné qui s’accorde parfaitement avec le poulpe. Pourquoi souriez-vous, Bottom-san ?
— Pour rien, répondit Nick qui avait eu du mal à se retenir de rire en voyant Sato jouer les maîtres d’hôtel zélés. Je crois que j’avais plus faim que je ne le pensais, Sato-san. Merci beaucoup.
Sato hocha brusquement la tête.
— Le thon au poivre et le sunomono sont également servis avec du ponzu et de la mayonnaise au wasabi. Le thon dans sa croûte de poivre noir, grillé à l’extérieur mais encore cru à l’intérieur, servi en tranches fines, est un de mes plats favoris. J’espère que vous l’aimerez, Bottom-san.
— J’en suis certain, Sato-san.
Nick était resté debout, et il se rendit compte qu’il s’inclinait en remerciement, et qu’il s’inclinait très bas.
Sato poussa un grognement, et Nick se rassit dans son fauteuil, en grognant lui-même de douleur à cause de ses côtes fêlées. Les odeurs s’élevant du bol de bouillon et des autres plats lui firent venir les larmes aux yeux.
*
Galina Kschessinska, également connue sous le nom de Galina Sue Coyne, était un genre de personne comme Nick en avait souvent interviewé. Parfois un témoin coopératif, mais plus souvent un délinquant ou un complice. Quel que soit le rôle joué, la description clinique de ce type d’individu restait la même : pervers narcissique.
— Cela fait plusieurs jours que personne n’est venu me voir, dit-elle.
C’était une femme d’une cinquantaine d’années, dont les yeux étaient comme deux petites huîtres pâles qui auraient été englouties par des couches successives de maquillage. Son chirurgien esthétique aurait dû être arrêté et torturé pour crimes contre l’humanité.
— Je commençais à me dire, poursuivit-elle en tirant une bouffée de sa cigarette Non-C fichée dans un fume-cigarette en nacre, que la police avait cessé de s’intéresser à cette affaire.
On se demande bien pourquoi, songea Nick. Peut-être parce que la ville est en flammes autour de nous ? Il secoua la tête. Avec énergie.
— Oh, non, Mme Kschessinska, l’affaire est loin d’être classée, et nous sommes très désireux de trouver le ou les coupables du meurtre de votre fils… et laissez-moi vous dire encore une fois toute ma sympathie dans ce deuil qui vous frappe.
La femme baissa les yeux et s’accorda un petit moment de silence dramatique.
— Oui, dit-elle enfin avec un masque tragique. Le pauvre William.
Nick ignorait quelle avait pu être sa relation avec son fils Billy, mais sa période de deuil n’avait pas duré la semaine. Et manifestement, elle avait beaucoup aimé l’attention que lui avaient portée la police et les médias, et elle en redemandait. Aujourd’hui, elle semblait droguée ou ivre, ou un peu des deux. Entre son léger accent et sa diction plus que pâteuse, Nick devait se concentrer pour comprendre ce qu’elle disait.
Il lui avait montré son badge de détective privé, avec son nom inscrit dessus. Si elle avait su le vrai nom de famille de Val, Nick aurait été démasqué… mais c’est à peine si Mme Kschessinska s’y était intéressée. Nick avait l’impression que cela faisait quelques années qu’elle ne s’intéressait plus à grand-chose – y compris son fils récemment décédé.
— Vous avez dit que votre fils avait donné une arme à ce garçon, Val Fox – celui que nous recherchons –, peu de temps avant le… hem… l’incident au Centre Disney ? demanda Nick.
Il avait sorti un petit carnet et un stylo, mais pour l’instant, tout ce qu’il avait noté en pattes de mouche était : Elle sent mauvais.
— Ah, oui, inspecteur… heu… Botham. William me l’a dit il n’y a pas longtemps. Oui.
Et tu n’as pas appelé les flics pour leur signaler que ton gamin faisait du trafic d’armes ? songea Nick. Il ne la corrigea pas sur son nom, et il préparait soigneusement sa question suivante quand Mme Kschessinska reprit :
— Vous comprenez, inspecteur, mon William s’inquiétait toujours beaucoup de ma sécurité, et aussi de celle de ses petits camarades, de tout le monde… Cette ville est très dangereuse, vous savez ! Il n’y a qu’à regarder par la fenêtre !
— Oui, madame, fit Nick. Vous souvenez-vous du genre d’arme que votre fils a donné au jeune Fox ?
— Oh, les autres policiers me l’ont dit. Vous n’avez qu’à leur demander. Ça commençait par un « B », je crois. Je ne me souviens plus très bien.
— Un Browning ? demanda Nick. Bauer, Bren, Beretta…
— C’est ça, c’est celui-là. Beretta. C’est un joli nom. Est-ce que ça vous dirait, un petit verre, inspecteur ? Je m’autorise à en prendre un l’après-midi, surtout dans cette période terrible depuis que William a été… a été…
Elle menaçait de fondre en larmes.
— Non, merci, dit précipitamment Nick. Mais je vous en prie, prenez-en un vous-même. Je sais à quel point tout cela est difficile pour vous.
Il s’abstint de faire remarquer qu’il n’était pas encore tout à fait 10 heures du matin.
Elle prépara son cocktail et se le versa avec toute l’attention d’un solide buveur.
— Vous êtes sûr que vous ne voulez pas me tenir compagnie, inspecteur ? Il y en a suffisamment pour…
— Avez-vous eu l’occasion de voir ce Beretta, Mme Kschessinska ?
— Quoi ? Oh, non ! Bien sûr que non.
Elle retourna s’installer dans son fauteuil favori, avec son grand verre à la main.
— Mais William m’en a parlé, reprit-elle. Il partageait tout avec moi. Il m’a dit que son ami, ce Hal…
— Val.
— Peu importe. Il m’a dit que cet ami faisait partie de son petit club, son club de petits garçons, mais que ce Hal, Val, n’avait pas vraiment l’esprit de groupe.
— Comment ça ? demanda Nick d’une voix douce.
— Oh, juste des petites choses… par exemple, ce garçon ne voulait pas participer quand les autres faisaient leurs petites expériences.
— Des expériences ?
— Oh, des petites expériences sexuelles, des choses comme ça. Tous les garçons en font, vous savez.
— Vous voulez parler d’expériences sexuelles avec des filles, Mme Kschessinska ?
— Bien sûr, avec des filles ! cria la femme au visage d’argile fondue. (Elle était vraiment indignée.) William n’aurait jamais… il n’aurait pas…
— Vous dites donc que ce jeune Val Fox ne participait pas quand le flash… le club de William avait des relations sexuelles avec une ou plusieurs filles ?
— Oui, exactement ! dit Mme Kschessinska d’un air pincé.
Dans son petit carnet, Nick inscrivit : « Viol collectif ». Même six ans plus tôt, quand il était encore dans la police de Denver, les flashgangs commençaient presque toujours par ça. Ils pouvaient ensuite revivre le viol d’une fille, souvent une mineure, des dizaines de fois sous flash. Ils passaient ensuite à des violences physiques, brutalisant et tourmentant des gamins plus jeunes, des ivrognes ou d’autres accros sans défense parce que plongés dans le flash. Et après – très fréquemment – le meurtre. Ou un meurtre après un viol brutal, ce qui était l’expérience ultime pour flasher. Deux pour le prix d’une.
— Ce garçon, Val, ne participait donc pas à leurs séances de flash sur ces… expériences ? demanda Nick.
— C’est tout à fait exact, dit Mme Kschessinska avec un gros effort d’élocution. William m’a dit que cette personne n’était ni suffisamment un homme pour se joindre à l’expérience, ni suffisamment un ami pour se joindre aux autres quand ils revivaient l’événement dans une sorte de… rite de passage, pourrait-on dire.
— D’après William, qu’est-ce que faisait ce garçon pendant qu’ils expérimentaient ?
— Oh, il se trouvait toutes sortes d’excuses, dit Mme Kschessinska. (D’un geste furieux, elle jeta sa Non-C et essaya d’allumer une vraie cigarette.) Comme faire le guet, par exemple. William m’a dit qu’il se dégonflait toujours et qu’il restait à l’écart, en disant qu’il monterait la garde pour les autres. Ce genre de bêtises. Ce n’était pas un vrai ami de William, malgré tout ce que mon fils adoré essayait de faire pour lui. Malgré tous les merveilleux cadeaux qu’il lui faisait.
Elle releva la tête et Nick repensa à deux huîtres en voyant braqués sur lui ces yeux gris larmoyants presque enfouis sous le maquillage.
— Mais s’il a effectivement tué mon fils, il va chans… il va sans dire que ce n’était pas un véritable ami. Ce Hal Fox projetait certainement depuis longtemps de trahir et d’assassiner William.
Elle aspira une profonde bouffée et la retint un moment dans ses poumons avant de la souffler par les narines.
— Vous n’avez donc aucune idée de l’endroit où ce garçon pourrait être ? demanda Nick.
— Pas plus que ce que j’ai déjà dit à vos collègues, inspecteur… comment, déjà ? Betham ? Nick Betham ?
— C’est bien cela, madame.
Il avait déjà vérifié les différents repaires habituels des flashgangs que Mme Kschessinska avait mentionnés au LAPD et à la CHP. Il n’avait pas non plus été très facile de se rendre dans ces endroits, parce que l’appartement de Leonard ainsi que tout le quartier près d’Echo Park avaient d’abord été entièrement détruits, puis incendiés au cours des combats. Des centaines de membres des gangs de la Confrérie Aryenne avaient fait sauter les murs du Stade des Dodgers, le Centre de détention de la Sécurité intérieure, permettant ainsi à plusieurs centaines de terroristes, de tueurs et de djihadistes autoproclamés de se répandre dans le quartier. La zone entourant Chavez Ravine n’était vraiment pas un endroit à fréquenter cette semaine.
La visite des égouts sous le Centre Disney – encore considérés comme une scène de crime officielle – lui avait aussi réservé quelques surprises désagréables, mais aucun indice sur l’endroit où Val pouvait se trouver maintenant.
Quand il avait quitté Galina Kschessinska Coyne, elle continuait de fumer et de boire en sanglotant et en hoquetant. Maintenant qu’on avait mis fin à l’enquête sur l’attentat contre le Conseiller Omura – non seulement à cause des événements actuels, plus pressants, mais aussi à la demande du Conseiller lui-même –, il était peu probable que les autorités rendent une nouvelle visite à Mme Kschessinska. Ou en tout cas, se dit Nick en sortant, pas avant que des agents, alertés par des voisins gênés par une horrible odeur, trouvent son cadavre dans l’appartement.
*
— Voulez-vous encore un peu de thon au poivre, Bottom-san, du sunomono ou du nabeyaki udon, ou encore du tako su ? demanda Sato. Ou un peu de saké ?
— Non, non, merci beaucoup, fit Nick. Surtout pas de saké… Je crois que j’en ai déjà trop bu.
Il était un peu ivre, ce qui aurait été très bien s’il n’avait plus eu qu’à rentrer chez lui et se mettre au lit une fois à Denver, où ils devaient atterrir dans une heure. Mais il ne savait pas ce que Sato pouvait avoir en tête.
— Sato-san, dit-il, expliquez-moi encore quand je dois voir Mr Nakamura.
— Vous vous souvenez sans doute, Bottom-san, que je vous ai dit que Nakamura-sama devrait être de retour à Denver demain soir. Vous êtes invité à venir le voir dès qu’il sera rentré chez lui. Il a particulièrement hâte d’entendre ce que vous avez à lui dire.
Que je lui dise le nom de l’assassin de Keigo Nakamura. Si je ne le sais toujours pas à ce moment-là, il se débarrassera de moi. Mais si j’ai résolu le meurtre, il m’éliminera encore plus vite…
— Je vous ai apporté ceci, dit Sato en posant un sac en plastique sur la table que les hôtesses venaient juste de débarrasser.
D’un air soupçonneux, Nick ouvrit le sac. Il contenait dix fioles de flashback soigneusement rangées dans un bloc de mousse. Quatre d’entre elles étaient manifestement des fioles de plusieurs heures.
— Merci, dit-il.
Il referma la pochette et la posa par terre à ses pieds. Cela faisait sept jours et sept nuits qu’il n’avait pas flashé, mais la vue de ces fioles ne l’avait pas excité comme ç’avait été le cas ces six dernières années. En fait, rien que l’idée d’inhaler ce produit et de se soumettre à son influence lui donnait vaguement mal au cœur.
— Sato, dit-il à voix basse, les gens que Keigo a interviewés m’ont dit qu’il leur a posé des tas de questions sur le F-deux… le Flashback-deux, cette vieille légende. Y a-t-il quelque chose derrière tout ça ?
— Quelque chose derrière tout ça, Bottom-san ?
— Est-ce qu’il se passe quelque chose à propos du F-deux, et que j’ignore ?
Le colosse secoua la tête de sa façon caractéristique, impliquant ses épaules et son corps tout entier plus que son cou massif.
— Le bruit court, Bottom-san, que ce F-deux aurait été vendu au cours des derniers mois dans les rues de New York et d’Atlanta, en Géorgie, mais à ma connaissance, il ne s’agit que de rumeurs. Il en circule toujours sur la disponibilité de cette drogue fantastique.
— Ouais.
Si une de ces rumeurs avait eu un fondement réel, il n’aurait même pas fallu une semaine avant que le F-deux soit distribué dans tout le pays – enfin, ce qu’il en restait. Une nation adonnée à son passé par l’usage du flashback était mûre pour une version de cette drogue permettant tous les fantasmes. Mais il n’était pas apparu partout, et le Flashback-deux restait donc un mythe. En un sens, Nick le regrettait… mais il se sentait surtout perdu.
Et très fatigué. Il n’aurait pas dû boire tout ce saké.
Il jeta un coup d’œil par le hublot. Ils venaient d’émerger d’une zone nuageuse, et Nick pouvait maintenant apercevoir huit mille mètres plus bas, éclairée par la lune et les étoiles, la topographie contournée d’un paysage typique de l’Ouest américain. Autrefois, du temps de sa jeunesse, on pouvait voir la nuit des constellations de lumières indiquant la présence de petites bourgades, même dans ces étendues relativement désertiques. Ces lumières avaient pratiquement disparu lorsque les petites villes de l’Ouest et d’ailleurs avaient été victimes de la débâcle économique et d’autres réalités nouvelles. On aurait pu penser que ces petites communautés seraient plus aptes à survivre à une catastrophe, mais elles s’étaient révélées en fait plus fragiles et moins résilientes que les grandes cités. En contemplant maintenant cette vaste étendue noire au-dessous de lui, Nick s’imagina les millions de gens qui avaient fui au cours des quinze dernières années ces bourgades à présent sombres et silencieuses – des millions qui avaient tout laissé derrière eux pour avoir au moins une chance de survivre dans les grandes villes délabrées.
Nick s’assoupit en regardant défiler le patchwork grisâtre de canyons, de montagnes et de désert.
*
— Pourquoi le gardez-vous prisonnier ? avait demandé Nick au Chef Ambrose.
Le vieil ami et ancien élève de son père avait conduit Nick à travers un dédale de cellules surpeuplées jusqu’à une cellule isolée qui n’avait qu’un seul occupant.
— Son père et son grand-père ont tous deux été tués peu après le début des combats, répondit Ambrose en déverrouillant une porte qui menait à la cellule. (Il termina sa phrase avant de l’ouvrir.) Manifestement, ils n’ont pas été tués dans la bagarre, mais bel et bien assassinés… ou c’est du moins ce que croit Roberto. Son unité de reconquista s’est trouvée coupée du reste de leurs troupes lors de la bataille de Culver City, et il était sûr d’être lui-même exécuté s’il se rendait à la Garde nationale ou aux autorités de l’État, ou encore à l’une des milices mercenaires de Mulholland ou de Beverly Hills. C’est pourquoi, avec les quelques survivants de son groupe, il a réussi à trouver des patrouilleurs de la CHP auxquels il s’est rendu, et nous l’avons amené ici à Glendale, dans le centre de détention de notre Division Sud.
La Menlo que Nick avait volée était garée dans le parking visiteurs, protégé par des murs et des barbelés, juste devant le quartier général de la CHP dans North Central Avenue. Il espérait simplement que personne n’allait avoir l’idée de vérifier la plaque minéralogique…
— Vous croyez qu’il acceptera de me parler ? demanda Nick.
— On va bien voir, dit Dale Ambrose en ouvrant la porte.
La cellule grillagée au milieu de la grande pièce parut étrange à Nick. Ambrose lui fit un signe de tête avant de sortir.
Nick et le jeune homme – qui devait approcher de la trentaine – étaient seuls, à part une caméra de surveillance bien en évidence dans un angle du plafond. Ils s’assirent l’un en face de l’autre sur deux couchettes.
— Je suis Roberto Emilio Fernández y Figueroa, dit le jeune homme d’une voix forte. Quelqu’un a assassiné mon grand-père, Don Emilio Fernández y Figueroa, et mon père, Eduardo Dante Fernández y Figueroa. Cela s’est passé la semaine dernière, et ces assassins ne tarderont pas à me trouver moi aussi, Mr Bottom. Dites-moi ce que vous voulez savoir, et si cela ne doit pas entacher l’honneur de mon nom, et s’il ne s’agit pas de dénoncer ma famille ou mes camarades, je vous aiderai de mon mieux.
— Je suis simplement à la recherche de mon fils. Mais vous êtes sûr que votre père et votre grand-père ont été assassinés ? Cette semaine a été de la folie.
Roberto eut un très léger sourire. C’était un beau garçon, et il avait dû l’être encore plus avant que quelqu’un ne lui fracture le nez et ne lui tuméfie une moitié du visage.
— J’en suis certain, Mr Bottom. Mon grand-père savait qu’une tentative d’assassinat était prévue le matin même où les combats ont commencé – une attaque par un drone prédateur de type Requin Blanc contre l’une de nos bases familiales –, et il a réussi à la déjouer. Mais mon père et lui ont été finalement tués par deux assassins différents, des membres de notre propre organisation manifestement achetés par l’État de Californie ou par les gens du Conseiller Omura. C’est la perte de ces deux chefs militaires qui explique que nous ayons été si rapidement dominés dans les combats.
À cela, Nick n’avait rien à dire. Il montra à Roberto des photos de Val et de Leonard.
— On m’a dit que mon beau-père connaissait bien votre grand-père…
— Oui, j’ai entendu parler de leurs parties d’échecs à Echo Park, dit Roberto.
Son léger sourire revint, malgré ses lèvres horriblement tuméfiées.
— J’essaie de savoir si mon fils est encore vivant, señor Fernández y Figueroa. J’ai pensé que leur seule chance, à mon fils et à son grand-père, a peut-être été que Leonard vienne voir votre grand-père pour lui demander de l’aide. Cela se serait passé juste avant le début des combats. J’espérais que vous sauriez s’ils ont pu partir dans l’un de vos convois du vendredi.
Roberto hocha lentement la tête.
— Je n’ai pas rencontré votre fils ni votre beau-père, Mr Bottom. Mais mon père m’a dit que le « vieux partenaire d’échecs » de Grand-père Emilio lui avait rendu visite à ce moment-là. Il semble raisonnable de penser qu’ils ont cherché à s’échapper dans l’un de ces convois, ou à bord d’un des trains dont ma famille assure la protection.
— Savez-vous si ça s’est passé vendredi dernier ? demanda Nick. Est-ce qu’ils ont pu effectivement embarquer dans un camion ou dans un train ?
— Je ne sais pas, répondit Roberto en secouant tristement la tête. (Ce simple geste devait être douloureux, songea Nick.) J’ai bien peur que la situation ne soit devenue rapidement trop violente et confuse ce vendredi… Mon père n’a pas eu le temps de me préciser la nature de la visite de votre beau-père. Lo siento mucho, señor Bottom.
Ils se relevèrent tous les deux péniblement, deux hommes meurtris et qui se savaient menacés de mort. Ils se serrèrent la main.
— Je vous souhaite bonne chance, señor Roberto Emilio Fernández y Figueroa. Et j’espère sincèrement que les choses se passeront mieux que vous ne le craignez.
Roberto secoua la tête d’un air amusé, mais il dit :
— Et bonne chance à vous, señor Bottom. Je ferai une prière pour que, si c’est possible, votre fils et votre beau-père soient en bonne santé, et que vous soyez bientôt tous réunis. À tout le moins, nous devons croire que nous serons réunis avec les membres de notre famille dans notre prochaine vie.
Nick s’était senti étrangement ému en prenant congé du Chef Dale Ambrose. Il quitta le centre de détention de la Division Centrale et reprit sa Nissan pour se tirer de là à toute vitesse.
*
Nick se réveilla en sursaut. Sato ronflait bruyamment, assis les bras croisés dans le fauteuil devant lui. On voyait à peine le plâtre polymorphe sous sa manche de chemise. Nick savait que s’il faisait le moindre bruit, le chef de la sécurité se réveillerait en une microseconde.
Il regarda sa montre sans bouger le bras. Si le plan de vol – tel que Sato l’avait traduit quand le pilote l’avait annoncé – était bien respecté, ils devraient atterrir à Denver dans une demi-heure. Il se pencha vers le hublot pour plonger son regard dans les ténèbres. La lumière des étoiles brillait sur la neige des sommets, et quelques phares se déplaçaient dans les canyons. L’I-70 ? Aucune importance. Mais la seule présence de voitures sur les grandes routes indiquait qu’ils approchaient du Front Range du Colorado.
Nick croisa les bras en silence et ferma les yeux.
*
Il avait téléphoné à K.T. Lincoln un peu après 2 heures du matin, c’est-à-dire 3 heures à Denver. Dans l’après-midi, il avait acheté un téléphone jetable dans un marché en plein air, sur une dalle de l’I-5 abandonnée. Il y avait des tas d’armes en vente, là-bas. Et des tas d’Arabes pour les vendre.
— Lincoln, fit une voix ensommeillée.
Et puis, voyant que ce n’était pas son département qui l’appelait, et que le numéro était caché :
— Putain, qui c’est ?
— C’est moi, K.T., Nick. Ne raccroche pas !
Nick savait que s’ils avaient mis le portable de K.T. sur écoute – toujours ces « ils » en coulisse, invisibles, omnipotents et terrifiants –, il était fichu. Mais, comme il le savait déjà et pourrait le confirmer sans l’ombre d’un doute dans quelques heures, lors de son entretien avec le Conseiller Omura, l’accro connu sous le nom de Nick Bottom était de toute façon bel et bien foutu…
— Qu’est-ce que tu veux, Nick ?
On sentait maintenant dans sa voix une rage froide et menaçante.
— Je veux rester en vie, et pour avoir une petite chance d’y arriver, j’ai besoin de ton aide, K.T.
— Tu n’as pas un peu l’impression de faire dans le mélo, ce soir, Nicholas ?
Du temps où ils travaillaient ensemble, elle savait que ça amusait Nick qu’elle l’appelle comme ça. Mais cette petite taquinerie était-elle un bon signe ?
— Ce soir, K.T., j’ai surtout l’impression d’être cerné de toutes parts, mais là n’est pas la question. J’ai besoin de ton aide pour que Val et moi ayons une chance de nous en sortir vivants.
— Tu l’as retrouvé ?
Au moins, elle avait l’air intéressée. Mais n’était-ce pas surtout l’intérêt d’un flic pour la capture d’un témoin, probablement un criminel, faisant l’objet d’un avis de recherche ?
— Pas encore, mais je crois que je vais y arriver.
Nick respira profondément. Il était assis sur le palier d’un escalier de secours, à l’extérieur d’un flashodrome qui servait également d’asile de nuit. Il avait payé dix mille nouveaux dollars pour une couchette et une couverture infestées de punaises. Il avait somnolé à même le sol, sa veste en boule sous la tête en guise d’oreiller et son Glock à la main, en attendant de pouvoir passer ce coup de fil. Ça l’avait un tout petit peu rassuré d’imaginer tous ces poivrots, accros et clodos qui ronflaient autour de lui comme les oies que les légionnaires romains disposaient autrefois autour de leurs bivouacs. Au moins, ils feraient du bruit si les costauds en Kevlar noir équipés de fusils à laser faisaient irruption par les fenêtres…
— J’ai besoin que tu fasses des trucs pour moi, pour qu’on ait une chance de s’en tirer.
— Ah, maintenant, c’est des trucs, dit K.T. d’un ton sarcastique.
Mais elle reste en ligne. Étant donné tous ces dossiers qu’elle avait vus et photocopiés, le fait qu’elle continue d’écouter était déjà un miracle en soi.
— D’abord, dit Nick en se dépêchant, j’ai besoin que tu m’organises un rendez-vous avec le maire Ortega, le plus tôt possible samedi matin. Il est censé rentrer demain de sa petite excursion. Je ne sais pas comment tu vas te débrouiller, mais…
— Nick…
— … mais il est essentiel que je le voie tôt samedi matin, poursuivit Nick. Si ça l’arrange mieux, on peut se retrouver ailleurs qu’à son bureau. Dans City Park, peut-être, près du…
— Nick !
— Oui, quoi ?
— Je ne sais pas où tu es, ni pourquoi tu ne suis pas les infos, mais Mannie Ortega est mort.
— Mort… répéta bêtement Nick.
Heureusement qu’il était déjà assis… En posant ses talons contre les tubes de l’escalier, il poussa de toutes ses forces et sentit chaque barreau rouillé de la rambarde s’enfoncer dans son dos.
— Comment ? demanda-t-il.
— C’est arrivé aujourd’hui… enfin, hier, jeudi. À Washington. Un kamikaze s’est fait sauter dans un restaurant de Georgetown. Un des serveurs avec une ceinture d’explosifs. D’autres maires importants y sont restés aussi – le maire de Minneapolis, celui de Birmingham, de…
— Bon, compris, l’interrompit Nick. J’aurais dû me douter qu’ils seraient obligés de faire taire Ortega avant mon retour. C’est idiot de ma part de ne pas y avoir pensé.
Il entendit une sorte de reniflement à l’autre bout de la ligne.
— Ils ont fait sauter Ortega et six autres maires à cause de toi, Nick ? C’est plus que du mélo, ça. Tu ne serais pas un peu parano, là ?
— Ouais, mais est-ce que je le suis suffisamment ? répondit Nick en complétant leur vieille blague éculée. Ils ont commis une erreur en préparant ce coup monté du grand jury. Tu as vu toi-même avec quel soin ç’a été fait… les relevés téléphoniques modifiés, les reçus de carte de crédit falsifiés. Mannie Ortega n’aurait jamais pu faire ça à son niveau, même s’il l’avait voulu. Bon sang, même le gouverneur n’aurait pas pu fabriquer toutes ces « preuves » qu’ils ont rassemblées. Il faut des moyens bien plus importants que ça… des moyens au niveau d’un Conseiller japonais. Ils ont donc fait une première erreur en montant ce piège, une deuxième en laissant les documents dans les archives sans s’en servir, et une troisième en les stockant à un endroit où tu as pu… K.T., tu es toujours là ?
Silence.
Nick eut peur d’être allé trop loin, en donnant l’impression d’être le tueur paranoïaque que K.T. pensait probablement qu’il était, et qu’elle ait raccroché pendant sa tirade.
— K.T. ?
Toujours le silence. Il avait foutu en l’air sa dernière chance, à cause de son incapacité à fermer sa gueule…
— Je suis là, Nick.
Le ton était froid, et ne révélait rien d’autre que son existence.
— Ah, Dieu merci… Bon, oublions ce truc. Ça ne me laisse qu’un service à te demander, K.T., mais il est énorme…
— Il s’agit de quoi ?
Nick s’interrompit un instant pour contempler les rues du centre-ville de Los Angeles, désertes mais pas tout à fait silencieuses. Il y avait encore des éclairs et de lointaines explosions à l’est. Les tirs d’armes de petit calibre étaient beaucoup plus proches.
— Il faudrait que tu me trouves à la fourrière quelque chose qui se rapproche du Spécial Poursuite de Max…
— Le Spécial Poursuite… de quoi tu parles, là, Bottom ?
Nick lui laissa le temps de comprendre l’allusion.
— Ah, dit-elle enfin, le Spécial Poursuite… Tu as bu, Nick ?
— Je voudrais bien, mais non. Tu te souviens quand on se baladait dans la fourrière, pour essayer de trouver quelque chose qui ressemble au Spécial Poursuite de Max ?
Encore un silence à l’autre bout.
K.T. était venue un jour chez lui pour regarder les deux films australiens de Mad Max, avec en vedette un très jeune Mel Gibson. Mais la vraie vedette, c’était la version GT351 de la Ford Falcon XB sedan australienne, au moteur surgonflé, que Mad Max pilotait à côté, autour et au travers des méchants. Dara s’était abstenue de regarder ces films – qu’ils s’étaient passés plus d’une fois quand K.T. leur rendait visite –, mais l’agent Lincoln, Val et Nick les avaient adorés. Quelquefois, Nick ou K.T. jetait un coup d’œil au cas où une voiture de dealer ressemblerait vaguement à ce qu’on appelait – à tort – le Dernier des Intercepteurs V8 de ces vieux films, et amenait l’autre à la fourrière pour la lui faire admirer.
— Tu veux aussi la bonbonne de protoxyde d’azote ? demanda enfin K.T.
— Je crois que ça, c’était sur la voiture de Humungus. Mais si tu en trouves une, je suis preneur.
— Tu es complètement dingue…
Il s’ensuivit un silence plus menaçant que les précédents.
— K.T. ?
— Tu te rends compte de ce que tu me demandes, Nick ? Tu veux que je vole une voiture de la fourrière ? Ça fait si longtemps que tu n’es plus flic, tu as dû oublier qu’on a tendance à surveiller les petites choses comme ça. Ce que tu me demandes, Bottom, c’est un coup à me faire virer. À me faire foutre en taule.
— Tu es bien trop maligne pour…
— Ah, ferme-la, tu veux ? Si… si Val et toi, vous cherchez à fuir ces Vastes Pouvoirs Invisibles qui sont censés avoir monté tout ça contre toi, où est-ce que tu pourrais bien aller ? Ils sauront te trouver n’importe où.
Ce fut au tour de Nick de rester silencieux.
— Ah, merde, fit K.T. au bout d’un moment. Cette bonne vieille République du Texas n’accepte pas les drogués ni les criminels. Il est presque impossible d’entrer dans ce pays de dingues. Il faut être un mélange de James Bond et d’Albert Schweitzer rien que pour pouvoir poser sa candidature. Tu le sais bien, quand même ! Tu te souviens du nombre de délinquants qu’on a poursuivis jusqu’à la frontière de Texhoma, et que les Texans ont simplement remis aux flics de l’Oklahoma ?
— Ouais.
Tout à coup, Nick se sentit envahi d’une immense lassitude. Tout ce qu’il voulait, c’était retourner dans la salle infestée de vermine et s’endormir sur le sol crasseux.
— Rappelle-moi dans le courant de la semaine prochaine, Nick. On trouvera peut-être autre chose pour…
— J’ai besoin de la voiture demain, K.T. Avant midi si possible. Après-demain, ce sera trop tard. Même demain soir sera trop tard.
Le lieutenant K.T. Lincoln ne répondit pas.
Au bout d’une minute, Nick dit enfin :
— Bonne nuit, K.T. Excuse-moi de t’avoir réveillée.
Et il raccrocha.
*
Nick ouvrit les yeux. Il restait en principe vingt minutes avant l’atterrissage. Sato était toujours assis les yeux fermés et les bras croisés, mais il ne ronflait plus. Pas moyen de savoir s’il dormait vraiment.
Nick dévisagea Sato tandis que le bruit des réacteurs de l’Airbus A310/360 diminuait d’intensité, et que l’avion entamait sa descente agitée au milieu des turbulences et des terribles courants descendants du Front Range du Colorado.
*
Nick s’était particulièrement inquiété de pouvoir rencontrer le Conseiller Omura avant son départ, mais en fin de compte, ce fut Omura lui-même qui organisa l’entrevue en demandant à le voir.
Cette fois, après avoir remis son Glock et s’être soumis aux diverses indignités des fouilles high-tech et non-tech, Nick se rendit compte qu’Omura n’avait pas de raison particulière de le laisser repartir s’il ne le souhaitait pas. Sa petite excursion de cinq jours à Los Angeles allait peut-être s’arrêter définitivement là…
À part le fait que l’ancien Getty Center et la magnifique résidence japonaise de Nakamura étaient tous deux situés au sommet d’une montagne, on n’aurait pas pu imaginer d’environnements plus différents.
Un jeune homme souriant – pas un garde du corps – conduisit poliment Nick jusqu’à une pièce immense, mais étrangement confortable et intime – cette impression d’intimité provenait sans doute de l’éclairage discret et du mobilier moderne disposé avec goût. De ravissants tableaux ornaient les murs – après tout, c’était l’ancien musée du Getty Center. Pour ce qui était des extraordinaires bâtiments modernistes de Richard Meier construits sur la double crête, des dix hectares du campus universitaire et des deux cent cinquante hectares d’arbres et de plantations qui l’entouraient, la promesse avait été faite de les restituer aux habitants de Los Angeles une fois que la situation d’urgence nationale actuelle aurait pris fin.
Il n’y avait pour l’instant aucun signe que cette situation se termine bientôt, et en attendant, c’était d’ici que le Conseiller Omura et sa délégation décidaient non seulement de l’avenir de la Californie, mais aussi de celui de l’Oregon et de l’État de Washington.
En attendant l’arrivée d’Omura, Nick put admirer la vue stupéfiante à travers la baie vitrée de neuf mètres de large. Ce bâtiment principal se dressait vingt-sept mètres au-dessus de l’I-405, qui redescendait sur Los Angeles au sud et vers la San Fernando Valley au nord, mais il donnait l’impression d’être perché à des kilomètres au-dessus de la ville. À l’est, presque à l’horizon, de la fumée s’élevait des quartiers dévastés par les pillards. La vue devait être magnifique la nuit, avec le tapis des lumières de la ville toutes proches, et les constellations complexes au loin.
Daichi Omura entra seul, et Nick se leva. Malgré ses côtes fêlées et sa blessure au mollet – étonnamment douloureuse –, il réussit à ne pas grimacer. Un médecin de la caserne de la CHP, à Glendale, lui avait mis un corset élastique et un bandage, en lui disant que le corset ne servirait pas à grand-chose, puis il l’avait félicité de ne pas s’être carrément brisé les côtes, et il s’était enfin occupé de sa blessure à la jambe. Maintenant, Nick avait l’impression d’avoir encore plus mal qu’avant.
Omura portait un survêtement noir et des chaussures de sport. Nakamura était grand pour un Japonais, mais Daichi Omura ne devait pas dépasser un mètre cinquante-cinq. Nakamura, qui devait approcher des soixante-dix ans, avait semblé en bonne forme, mais Omura, qui en avait quatre-vingts, paraissait encore plus énergique. Il était complètement chauve. Son crâne était non seulement dégarni comme un œuf, mais il semblait d’une perfection ovoïde que seuls un œuf et très peu de crânes humains peuvent posséder. Cet œuf parfait et bronzé n’avait ni cils ni sourcils.
Alors que Nick avait remarqué, avec ses réflexes de flic, que Hiroshi Nakamura avait un sourire de politicien – large, étincelant, parfait et complètement artificiel –, quelques minutes passées avec Daichi Omura lui donnèrent l’impression d’un homme capable d’échanger des histoires drôles après quelques verres, et de rire sincèrement à celles des autres comme aux siennes.
Nick avait été frappé de voir dans le Conseiller Nakamura un homme qui avait étudié toutes les subtilités des manifestations du pouvoir, de la richesse et du destin. Le Conseiller Omura l’impressionnait, comme cela avait dû être le cas de Franklin Delano Roosevelt avec son entourage – un homme né dans la richesse et le pouvoir, et qui portait l’une et l’autre avec la même aisance qu’une vieille veste en tweed et des baskets sales. Un homme capable de rire de l’idée même de destinée, tout en acceptant la sienne comme on accepte n’importe quel autre devoir. Mais Nick se doutait qu’Omura acceptait ce devoir et cette destinée avec joie, même dans leurs aspects tragiques.
Il se rendait compte que cela faisait beaucoup d’impressions après avoir regardé seulement trente secondes un petit homme âgé. C’était peut-être dû à la fatigue et au manque de flashback. Il essayait de remplacer son addiction par des considérations philosophiques à la noix, mais il doutait que ça marche…
— Aimeriez-vous boire quelque chose, Mr Bottom ? demanda Omura. Personnellement, je prendrais bien un verre. J’ai bu un peu d’eau après avoir couru mes trois malheureux kilomètres, mais je ne dirais pas non à quelque chose de plus fort. Je sais bien qu’il n’est que 4 heures de l’après-midi, mais nous n’avons qu’à faire semblant d’être à New York.
— Je prendrai la même chose que vous, monsieur le Conseiller.
— Vous n’avez pas besoin d’être aussi solennel avec moi, Mr Bottom. Puis-je vous appeler « Nick » ?
— Oui, Omura-sama.
Le vieil homme s’était approché d’un petit assortiment de bouteilles d’alcool disposées sur un comptoir en marbre près d’une des bibliothèques, mais il s’arrêta un instant.
— Vous avez appris le terme honorifique que nous utilisons à l’égard des personnes que nous respectons. Particulièrement nos aînés. C’est une chose que j’apprécie beaucoup, Nick. (Il commença à verser du scotch dans deux verres, sans demander à Nick s’il voulait de la glace.) Avez-vous dit « Nakamura-sama » en vous adressant à votre employeur ?
— Non, jamais, répondit Nick en toute franchise
— Bien.
Omura lui tendit son verre et alla s’asseoir sur un canapé, en faisant signe à Nick de s’installer en face de lui.
— Nous avons plusieurs sujets importants à discuter, Nick, dit Omura. Par lequel pensez-vous que nous devrions commencer ?
— J’imagine que vous voulez discuter des accusations portées contre mon fils suite à l’attaque dont vous avez été l’objet au Centre Disney, Omura-sama.
Le vieux Conseiller secoua la tête.
— Ce n’est pas une des choses vraiment importantes dont nous devons parler aujourd’hui, Nick, mais je comprends très bien que vous souhaitiez en finir avec ce sujet. Croyez-vous que votre fils, Val, ait été impliqué dans cette tentative de meurtre ?
Nick avait bu une gorgée de son whisky pur malt. Il remarqua distraitement la force et l’infinie subtilité de cet alcool, manifestement vingt-cinq ans d’âge ou plus, et d’une qualité comme il n’en avait jamais rencontré. Rien de cela n’avait d’importance. Il profitait de ces quelques secondes à déguster le scotch pour dissimuler le tourbillon de pensées qui s’agitaient dans son esprit. Quelque chose lui disait – sans qu’il y ait aucun indice matériel à l’appui – que ce vieil homme possédait un détecteur de mensonges incorporé comme il n’en avait jamais connu jusqu’ici.
— J’ai acquis la conviction que mon fils fréquentait le flashgang qui vous a attaqué, Omura-sama, dit-il en choisissant soigneusement ses mots. Mais d’après ce que des gens m’ont dit – et tout ce que je connais du caractère de mon fils –, je ne crois pas que Val ait été impliqué dans la fusillade proprement dite. Je pense qu’il s’est enfui… et qu’il n’avait jamais eu l’intention de vous nuire.
— Mes experts en balistique sont pratiquement certains que c’est une balle tirée avec l’arme de votre fils qui a tué le jeune Coyne, dans un tunnel à quelque distance du lieu de l’embuscade. Aucune balle provenant de cette arme n’a été trouvée parmi les balles et fléchettes récupérées sur les lieux de l’attentat. Vous êtes détective. Qu’en pensez-vous, Nick ?
— Je… je n’ai aucune preuve matérielle, Omura-sama, mais cela me semble bien être le cas. Mon fils ne s’est pas servi de son arme pendant l’attaque, mais il a tiré sur William Coyne un peu plus loin dans le tunnel. Val avait reçu un Beretta neuf millimètres, et je dirais qu’il a tiré trois fois sur le jeune Coyne avec ce pistolet.
— Ainsi donc, votre fils est un tueur, conclut Omura d’une voix douce et aussi dépourvue d’émotion qu’une lame de poignard.
Nick ne put qu’acquiescer. Il but une autre gorgée de whisky sans même en sentir le goût.
— Nick, reprit le Conseiller, pensez-vous qu’il tentait de me protéger en tirant sur le jeune Coyne ?
Nick regarda le visage hâlé, lisse et imberbe de son interlocuteur. À part une impression résiduelle d’amabilité, il était parfaitement inexpressif. Et pourtant, Nick savait que la réponse qu’il allait donner était cruciale.
— Non, Omura-sama, dit-il d’une voix ferme. Aucun signe n’indique que Val ait tué ce garçon pour vous protéger, ni même protéger quelqu’un d’autre. D’abord, Coyne a été tué trop loin de la bouche d’égout.
— Pourquoi l’a-t-il tué, alors ?
— Je dirais qu’il s’est passé quelque chose entre eux. Ce que je crois, c’est que ce Billy Coyne, qui a un passé de violence – y compris le viol de mineures – a pourchassé Val pour une raison quelconque, peut-être parce qu’il s’était enfui de la scène de l’embuscade, et que mon fils a été obligé de tirer pour se défendre. Mais c’est seulement ce qu’un père aimerait croire…
Omura hocha la tête.
— Dans ces conditions, l’affaire est close. J’ai déjà donné les instructions nécessaires à mon service de sécurité ainsi qu’au département de la police de Los Angeles afin qu’ils cessent de rechercher votre fils. Et maintenant, vous et moi, nous devons discuter de choses beaucoup plus importantes.
Nick fut interloqué. Des choses plus importantes ? Il ne put s’empêcher de poser la question :
— Avez-vous une idée de l’endroit où mon fils peut être, Omura-sama ?
Le Conseiller reposa son verre et écarta les mains comme pour montrer qu’il n’avait rien à cacher.
— J’ignore où il se trouve, et je n’en ai même aucune idée, Nick. Si je le savais, je vous le dirais. Et si mes agents de sécurité l’avaient retrouvé et… exécuté… je vous le dirais aussi.
Et tu mourrais dans la seconde qui suivrait, de mes propres mains, songea Nick. En regardant Daichi Omura, il sut que le vieil homme en était parfaitement conscient. Aucun garde du corps n’aurait le temps de pénétrer dans la pièce avant que Nick lui ait brisé la nuque.
— Pouvons-nous maintenant aborder les sujets importants ? demanda le Conseiller en reprenant son verre.
— Oui, bien sûr, répondit Nick qui avait encore la gorge serrée. De quoi s’agit-il ?
— D’abord, votre implication dans cette lutte entre Hiroshi Nakamura, Don Khozh-Ahmed Noukhaev et moi, et beaucoup d’autres encore. Commencez-vous à vous sentir comme un pion sur un échiquier, Nick ?
Nick éclata de rire. Cela faisait sans doute des semaines qu’il n’avait pas ri de si bon cœur.
— Pas tant un pion qu’un bout de peluche apporté par le vent, Omura-sama.
— Vous vous sentez donc impuissant, dit le vieil homme en le dévisageant. Et comme si vous n’aviez plus aucun coup à jouer.
— Deux ou trois, peut-être, reconnut Nick, mais ils ne me mènent nulle part. C’est comme quand le roi est en échec, et qu’il ne peut plus rien faire d’autre qu’aller et venir entre deux cases.
— Cela s’appelle un « pat ».
— Ma foi, je ne vois même pas comment obtenir quelque chose d’aussi formidable que ça…
Omura sourit.
— Il y a deux secondes, Nick, vous étiez un bout de peluche apporté par le vent sur un échiquier. Et maintenant, vous êtes un roi en échec. Quelle analogie choisissez-vous ?
— J’ai toujours été archinul avec les métaphores, Omura-san. Et vous avez déjà dû vous rendre compte que je ne connais rien aux échecs.
Ce fut au tour d’Omura d’éclater de rire.
— Il y a quand même une chose, reprit Nick. À Santa Fe, Don Noukhaev m’a dit que j’étais en passe d’affecter l’existence de millions de gens – du moins, pendant le peu de temps qu’il me reste à vivre. Sur le moment, j’ai pensé que c’était encore du baratin à la Noukhaev, mais y a-t-il le moindre élément de vérité ou de logique dans ce qu’il m’a dit ?
— Oui, Nick, il y en a un, répondit doucement Omura.
Mais il n’expliqua pas davantage. Au bout d’une minute, il reprit :
— Demain soir au plus tard, d’après mes espions, Hiroshi Nakamura aura regagné son nid d’aigle au-dessus de Denver, et exigera que vous lui disiez exactement qui a assassiné son fils. En êtes-vous capable, Nick ?
Nick réfléchit encore un instant, non pas pour dissimuler ses pensées, mais pour essayer de faire le tri dans ses idées.
— Pas encore, Omura-sama, dit-il. Mais demain soir, peut-être.
Le vieux Conseiller sourit encore.
— Et le cheval apprendra peut-être à parler, c’est ça, Nick ?
Nick, à qui Dara avait raconté ce conte, ne put s’empêcher de sourire, lui aussi.
— Oui, quelque chose comme ça…
C’est alors qu’Omura lui déclara :
— Si vous retournez à Denver, Bottom-san, vous mourrez.
Et il l’avertit que le « colonel » Sato l’attendrait ce soir à l’aéroport John-Wayne, ce qui fit frissonner Nick.
— Si j’avoue que je n’ai pas vraiment découvert l’identité de l’assassin de Keigo Nakamura, le Conseiller Nakamura me fera exécuter.
— Oui, dit Omura en prolongeant la syllabe.
— Et si je trouve avant demain soir la preuve finale dont j’ai besoin pour désigner le meurtrier, Nakamura me fera quand même exécuter.
— Oui.
— Pourquoi ? demanda Nick. Pourquoi me tuer si j’ai accompli le travail pour lequel il m’a embauché ? Pourquoi ne pas simplement me payer – ou refuser de le faire ? Bon, pour ce qui est d’être payé, j’ai un peu gâché l’affaire en acceptant une petite somme en échange, pour pouvoir me rendre à LA, mais pourquoi ne pas me laisser reprendre ma petite vie remplie de flashback ?
Omura le regarda un long moment sans rien dire, puis :
— Je crois que vous connaissez la réponse, Nick.
Nick la connaissait, et ça lui donnait la nausée…
— Je sais trop de choses, dit-il enfin. Je serais un danger pour Nakamura et son projet de devenir shōgun.
— Hai.
— Qu’est-ce que je peux faire ? demanda Nick.
Il regretta aussitôt le ton pleurnichard de sa question. Il avait toujours eu horreur des criminels, ou même des victimes, qui gémissaient comme ça. Le couinement pitoyable d’un rat pris au piège.
— Vous pouvez rester à Los Angeles, dit Omura en l’observant toujours attentivement. Sous ma protection.
— Nakamura enverrait des assassins – comme Sato – jusqu’à ce que je sois enfin tué.
— Oui. Vous pourriez aussi vous enfuir – au Nuevo Mexico, dans l’Ancien Mexique, en Amérique du Sud, au Canada.
— Quelqu’un comme Sato me retrouverait en quelques mois. Quelques semaines, même.
— Oui.
— Et je ne peux pas laisser Val et son grand-père derrière moi… à la merci de… je ne sais qui.
— Mais vous n’avez aucune assurance que votre fils et votre beau-père soient encore vivants, Nick.
— Non, mais… n’empêche…
Tout ce qu’il disait semblait pathétique à ses oreilles.
Les deux hommes burent le reste de leur scotch. Le Conseiller Omura ne lui proposa pas d’en reprendre. Dehors, à travers l’étonnante baie vitrée, on voyait le soleil descendre vers l’océan Pacifique.
Nick n’était pas pressé, car Dale Ambrose lui avait promis de le conduire à l’aéroport John-Wayne à temps pour le décollage. Il s’était déjà débarrassé de la Nissan, qu’il avait laissée garée le long d’un trottoir dans South Central LA, avec les clefs sur le contact. Une méthode un peu raciste, sans doute, mais très efficace.
Nick savait que son entretien avec le Conseiller pour la Californie-Oregon-Washington devait être terminé, mais entre le whisky et la fatigue – et dans cette pièce confortable avec une vue magnifique –, il avait décidé de ne se lever que quand Omura le lui signifierait.
— Saviez-vous, Nick, dit enfin Omura, que Hideki Sato a eu pendant des années une maîtresse née aux États-Unis ? Non, maîtresse n’est pas le mot exact. Disons plutôt une concubine, qui se rapproche plus de notre terme sobame.
— Ah bon ? fit Nick.
Pourquoi me parle-t-il de ça ?
— On s’accorde à dire qu’il l’aimait beaucoup. Quant à son épouse légitime, avec qui il est marié depuis de nombreuses années, Sato ne la voit que deux fois par an, à l’occasion des grandes réunions de famille.
— Ah oui ?
Omura ne dit plus rien. Nick avait l’impression de se retrouver au lycée, quand il essayait de nouer la conversation avec une jolie fille, et qu’il ne trouvait plus rien à dire.
— Vous dites que Sato a eu une concubine pendant des années, Omura-sama. Voulez-vous dire que c’est fini ?
Nick avait du mal à imaginer Sato éprouvant et manifestant un sentiment amoureux pour quelqu’un.
— Hai, répondit Omura en faisant sonner durement la syllabe comme une lame de sabre. Elle est morte il y a quelques années.
— De mort… violente ? demanda Nick en essayant de s’accrocher à la conversation.
— Oh, non. Elle est morte d’une leucémie. On dit que Sato a été anéanti de chagrin. Ses deux fils, qu’il avait eus de son épouse, sont morts au combat au cours de la dernière décennie, dans les débuts de la guerre civile chinoise. Ils y étaient en tant que conseillers militaires. On dit que Sato a pleuré ses fils, mais que le chagrin qu’il a éprouvé à la mort de sa concubine a été plus… profond, plus sombre, et qu’il continue à ce jour.
— Comment s’appelait-elle, Omura-sama ?
Le Conseiller regarda Nick dans les yeux.
— J’ai oublié son nom.
Le regard et le ton du vieil homme semblaient dire : Je mens… Mais pourquoi ?
— Ils ont eu un enfant ensemble, poursuivit Omura. Une fille. On dit qu’elle était très belle, et qu’elle semblait presque parfaitement occidentale, avec juste une légère trace de son ascendance japonaise.
Nick se sentait complètement perdu. Il avait du mal à imaginer que Sato puisse aimer quelqu’un, et encore moins une fille qui n’aurait pas eu l’air japonaise. Est-ce qu’il s’agissait d’une énigme qu’il était censé résoudre ?
— Vous avez encore parlé au passé, Omura-sama. La fille que Sato a eue de sa concubine est-elle morte, elle aussi ?
— Hai.
— Et également de causes naturelles ?
Nick avait repris son ancienne voix de détective, piétinant autour de la pièce manquante du puzzle avec un millier de questions idiotes, jusqu’à ce que toute la végétation soit aplatie et que ce qu’il cherchait soit visible.
Ou ne le soit pas.
Omura se pencha en avant. Il ne répondit pas à la question – du moins, pas directement.
— Comme vous le savez, Nick, Hideki Sato est lui-même un daimyo, avec des vassaux, des soldats et des intérêts dans son propre keiretsu. Mais Hiroshi Nakamura est son suzerain. Sato est le vassal de Nakamura.
— Oui ?
— C’est pour cette raison que, quand le pouvoir et l’influence de Hideki Sato sont devenus trop importants au goût de Nakamura, celui-ci a exigé – conformément à la tradition féodale japonaise de notre Moyen Âge, vous comprenez – que le colonel Sato lui remette sa fille bien-aimée, pour servir en quelque sorte d’otage et garantir sa loyauté envers son seigneur et maître.
— Doux Jésus… murmura Nick.
Omura hocha la tête.
— Je crois que ce genre de pratique, consistant à prendre les enfants de ses vassaux ou de ses ennemis, était également courante dans les époques féodales de l’Occident.
— Mais nous sommes au XXIe siècle, maintenant, commença à dire Nick avec indignation.
Mais il se tut aussitôt. Les trente dernières années de ce siècle avaient vu un gigantesque retour en arrière vers la barbarie, les clans, les tsars, les théocraties, les seigneurs de la guerre, et une sorte de nouveau système féodal plus violent, mais aussi plus stable, un peu partout dans le monde. Et cela incluait les États-Unis.
— Elle est morte en captivité ? demanda-il.
Il y avait une chose importante dans cette histoire, si seulement il pouvait la trouver et la déterrer…
— Disons qu’elle a réussi à se suicider, dit Omura. (La tristesse se lisait jusque dans ses yeux.) Par honte.
— Par honte d’être otage ? Honte d’être… quoi ? La fille de Sato ? D’avoir fait quelque chose de mal ? Je ne comprends pas.
Omura ne dit rien.
— J’imagine que le Sato que je connais a dû devenir fou, dit enfin Nick. Il aura essayé de tuer Nakamura et tous ceux qui étaient impliqués de près ou de loin dans la mort de sa fille.
Omura secoua la tête.
— Vous ne nous comprenez pas, Nick. En vingt ans, nous sommes largement revenus au bushido et à notre précédent mode de pensée et de vie féodal. C’est ce qui nous permettra de survivre en tant que culture… en tant que peuple. Si un homme est prêt à risquer sa vie – et même à y mettre fin de sa propre main – pour son suzerain, il doit également accepter de sacrifier sa famille entière si telle est la volonté de son seigneur et maître.
— Doux Jésus… fit encore Nick. Alors, Sato n’a rien fait après la mort de sa fille ?
— Je n’ai pas dit cela, murmura Omura. J’ai simplement dit qu’il n’avait pas cherché à se venger. Il y a une autre chose dont nous devons discuter avant que vous ne partiez, Nick.
Nick regarda sa montre. Il commençait à se faire tard. Ambrose allait devoir foncer pour l’amener à temps à l’aéroport.
— Oui, Omura-sama ?
— Comprenez-vous pourquoi le Japon est engagé dans la guerre en Chine, Nick ?
— Oui, je crois. Au début de ce siècle, le Japon était sur la voie de l’extinction à cause de son faible taux de natalité. En prétendant être le pacificateur au nom de l’ONU quand la Chine s’est déchirée dans cette guerre civile et dans l’effondrement mondial – et en louant des troupes américaines pour jouer ce rôle –, le Japon reprend en quelque sorte vigueur, avec près d’un milliard de jeunes Chinois pour faire le travail. De nouveaux ports, de nouveaux produits, une nouvelle main-d’œuvre… Mais ce sera dans un Japon étendu à deux niveaux, avec vous autres Japonais d’origine au niveau supérieur.
— Mais il ne s’agit plus de considérer les Chinois et les autres comme des esclaves, dit rapidement Omura. Pas cette fois. Ce Daitōa sensō – cette Guerre de la Grande Asie Orientale – ne comportera pas un Viol de Nankin. Elle n’aboutira pas non plus à une nouvelle tentative des Japonais de devenir shidô minzoku, la race dominante.
Nick haussa les épaules. Il se fichait un peu de ce que les Japonais pensaient d’eux-mêmes.
— Mais tout cela n’est qu’une préparation, poursuivit Omura.
— Une préparation à quoi ?
— Une préparation à la guerre véritable, Nick.
— La guerre véritable avec… la Chine ? L’Inde ? Ce qu’il reste de la Russie ? Le Nuevo Mexico ? Quand même pas l’Amérique ?
Nick était un peu perdu.
Omura secoua la tête et se leva avec agilité. Le petit homme semblait en équilibre sur ses talons comme un boxeur ou un athlète. Nick se releva plus lentement et plus péniblement.
— La guerre qui s’annonce – et qui se produira d’ici cinq ans, Nick – sera une guerre totale, une guerre existentielle, une guerre nucléaire, dit Daichu Omura en prenant Nick par le coude pour le conduire vers la porte. Cette culture qui est la nôtre héritera de la Terre. Une seule culture survivra à ce conflit et décidera de l’avenir de l’humanité. Et ça ne peut être la leur. C’est pourquoi nous devons régler la question de savoir qui sera bientôt le shōgun.
— Nom de Dieu… dit Nick qui s’arrêta net.
Omura le poussa doucement pour qu’il continue d’avancer. Dehors, le soleil se couchait et les quelques grands buildings de Los Angeles qui se dressaient encore brillaient d’une lumière dorée. Des rayons de soleil se reflétaient sur les pare-brise des voitures.
— Une guerre nucléaire, Omura-sama ? Avec qui ? Pourquoi ? Bon sang, pourquoi ? Et qu’est-ce que cela a à voir avec…
Omura lui fit signe de se taire en lui posant amicalement la main dans le dos.
— Bottom-san, si vous voyez le colonel Sato, auriez-vous l’amabilité de lui transmettre mes salutations de la façon suivante ? Dites-lui, de la part d’un vieil adversaire d’échecs, que « Dans ce monde existe un arbre sans racines, dont les feuilles jaunes renvoient le vent. » Saurez-vous vous en souvenir, Bottom-san ?
Nick répéta :
— Dans ce monde existe un arbre sans racines, dont les feuilles jaunes renvoient le vent.
Omura ouvrit la porte et Nick en franchit le seuil.
— Vous êtes un homme intelligent, Nick Bottom. C’est une des raisons – même si ce n’est pas la plus importante – pour lesquelles Hiroshi Nakamura vous a engagé afin de résoudre le meurtre de son fils. Vous êtes manifestement capable également de résoudre des mystères encore plus grands, surtout quand on sait qu’ils n’en font qu’un. Bonne chance, Nick.
Nick lui serra la main – une poignée de main ferme et amicale –, et la porte se referma devant son nez.
*
— Messieurs, nous allons atterrir dans quelques instants, dit l’hôtesse au visage d’enfant en venant débarrasser leurs verres dans un froissement de kimono avant de retourner avec grâce dans le compartiment arrière.
Sato était réveillé, et il avait regardé Nick dormir. Celui-ci se frotta les yeux et le visage. Il était mal rasé.
L’A310/360 se posa doucement sur la piste de l’aéroport international de Denver et roula jusqu’au hangar privé de Nakamura.
Nick prit les quelques affaires qu’il avait apportées à bord, en laissant par terre le sac de fioles de flashback.
Sato haussa un sourcil interrogateur en faisant signe à Nick de sortir le premier.
— J’ai une voiture qui m’attend. Voulez-vous que je vous dépose à votre résidence, Bottom-san ?
— Je vais appeler un taxi.
— Très bien. Je vais dire au responsable du hangar que vous pouvez attendre à l’intérieur.
Une longue Lexus noire à hydrogène s’arrêta au bas de la passerelle et deux des hommes de Sato en sortirent. L’un d’eux ouvrit la portière arrière pour Sato tandis que l’autre surveillait les abords avec de rapides coups d’œil très professionnels. Un troisième samouraï, que Nick reconnut aussi pour l’avoir vu lors de son voyage à Santa Fe, était au volant.
— Au fait, dit Nick, Omura-sama vous transmet ses salutations, Sato-san. Il m’a chargé de vous dire, en tant que vieil adversaire aux échecs, qu’il existe un arbre sans racines, dont les feuilles jaunes renvoient le vent. Je crois bien que c’est la phrase exacte.
Nick s’était attendu à une réaction de la part de Sato – surprise, irritation – en apprenant qu’il avait rencontré le Conseiller de Californie, mais le colosse resta parfaitement impassible.
— Bonne nuit, Bottom-san, dit-il. Nous vous verrons demain.
— À demain, répondit Nick.