K.T. s’est surpassée.
Nick, avec Val assis à côté de lui et Leonard à l’arrière, fonce à deux cents à l’heure vers le sud, sur la Highway 287-385 qui traverse la grande prairie de Comanche, à bord de la Chevrolet Camaro modèle SS 2015 surgonflée que K.T. Lincoln a dénichée à la fourrière.
L’herbe s’étend à l’infini de chaque côté de la route déserte. Cela fait longtemps qu’ils ont semé les minables voitures de patrouille du DPD et les intercepteurs de la CHP, et les planches à roulettes à hydrogène de Nakamura n’ont eu aucune chance de les rattraper une fois qu’ils eurent quitté l’I-70 pour se diriger vers le sud. Cela fait une soixantaine de kilomètres que Val pousse des cris de joie en levant le poing.
La Camaro – presque vingt ans d’âge – fait rugir son moteur à surcompresseur Vortech, 603 chevaux développant un couple de 702 Nm. On ne parle pas de moteur électrique, là, mais d’un V8 L99 de 6,2 litres qui engloutit des litres et des litres d’une essence à très haut indice d’octane.
Le pare-brise et les vitres de la Camaro Vortech SS sont de simples meurtrières recouvertes de verre, et Val a déjà eu l’occasion de s’en servir. Le capot de l’intercepteur de patrouille qui les avait pris en chasse a explosé sous la décharge de chevrotine, et la voiture est allée se perdre sur le bas-côté dans un grand nuage de poussière. C’était un peu avant qu’ils traversent Springfield, dans le Colorado, juste au nord des grandes prairies. Depuis, ils ont été tranquilles.
Sur la banquette arrière, Leonard est occupé à revérifier les cartes qu’il a dépliées, malgré les informations que Betty et le GPS de la Camaro fournissent en continu.
— Quand nous serons à Campo, dans une quinzaine de kilomètres, lance Leonard pour se faire entendre dans le grondement du moteur et le rugissement des pneus arrière – des Nitto NT55R de compétition –, il nous restera cent cinquante-sept kilomètres à faire avant d’arriver au poste frontière de Texhoma.
— Combien d’habitants à Campo ? crie Nick.
Il a du mal à croire qu’il puisse y avoir une ville au milieu de cette étendue d’herbe infinie.
— Cent cinquante ! répond Leonard.
— Cent trente-huit, dit Betty.
— Cent… quarante… et… un, répond à son tour le navigateur de la Camaro, qui est un peu débile.
— Papa ! s’écrie Val. Il y a une sorte d’hélicoptère qui arrive derrière nous. Je le vois, mais il ne fait pas de bruit.
— C’est un sasayaki-tonbo, dit Nick. (Il est très fier d’étaler ses connaissances dans ces domaines. Cela fait plus d’une heure qu’il est obligé de se concentrer sur sa conduite. À deux cents à l’heure, un nid-de-poule ou un lapin qui traverse la route peuvent se révéler catastrophiques.) Ça signifie « libellule » en japonais.
— Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? crie Val.
Il a déjà ouvert le toit et défait sa ceinture de sécurité, et il se lève en tenant le lance-roquettes que Nick a apporté dans son sac.
— Juste un coup de semonce ! répond Nick dans le sifflement de l’air qui s’engouffre dans la voiture et qui s’ajoute à celui du moteur et des pneus. Sato est peut-être à bord. Je ne veux pas le tuer.
— Bien reçu !
Val vise soigneusement et tire une roquette. La flamme du réacteur noircit le capot blanc de la Camaro.
Le missile passe à côté du nez de l’hélico, comme prévu, mais il heurte l’extrémité d’une des immenses pales. L’appareil dévie sur la droite en tournoyant et disparaît derrière une butte.
— Tu l’as vu s’écraser ? demande Nick tandis que Val repose son arme, referme le toit et revient s’installer à l’avant.
Ils approchent maintenant de Campo à deux cent vingt à l’heure.
— Tout va bien ! dit Leonard. L’appareil s’est mis en autorotation et il s’est juste posé un peu brutalement dans un grand nuage de poussière. Pas de blessés.
Val échange un high-five avec son père, qui repose aussitôt sa main sur le volant.
— Tournez à droite dans Main Street, et suivez le panneau indiquant « Highway 42, 287, 64, 3, 56 » devant la mairie de Boise City, dit Leonard en se penchant entre le père et le fils.
— Comment ça se fait qu’une même route ait autant de numéros ? demande Val en riant.
— Comme ils ont très peu de routes dans l’Oklahoma, explique Nick, ils se rattrapent en leur mettant beaucoup de numéros.
Il est étonné de voir son fils et son beau-père éclater de rire.
Et les voilà à Texhoma, Oklahoma, 909 habitants d’après Leonard, 896 selon Betty et « données insuffisantes » du côté du navigateur de la Camaro. Depuis Denver, ils ont parcouru cinq cent quatre-vingts kilomètres en moins de trois heures et demie.
Maintenant, ils approchent du poste frontière de la République du Texas.
— Hé, regarde un peu ça, dit Val. Ils sont à cheval.
Nick tourne à droite à hauteur du mât où flotte un drapeau représentant une étoile blanche dans un triangle bleu. Les rayures rouges et blanches ont l’air familières. La cavalerie du Texas les escorte à travers le portail ouvert qui permet de franchir les deux grandes clôtures séparées par un champ de mines.
Nick est étonné de voir un bâtiment qu’il reconnaît, juste un peu plus loin.
— Je croyais que l’Alamo était beaucoup plus au sud, dit-il doucement.
Le gros V8 de la Camara ne fait plus entendre qu’un grondement sourd.
— Beaucoup de gens font cette erreur, répond Leonard en se penchant vers Nick pour lui serrer la main.
Quand Nick tend la main à Val, celui-ci préfère serrer son père dans ses bras.
*
Nick se réveilla en sursaut. Il haletait et des larmes coulaient sur ses joues.
Les accros au flash rêvaient rarement. Maintenant que de vrais rêves – par opposition aux visions sous flashback – lui revenaient, il était étonné de leur intensité. Pourquoi vouloir échanger ça contre des redites de fragments de sa vie provoquées par des produits chimiques ? Pourquoi l’avait-il fait ?
Il se leva, prit sa douche et se rasa. Le temps de s’habiller et de s’armer, il devrait pouvoir quitter la résidence à 6 h 30 au plus tard.
Sa douleur dans les côtes avait empiré sous son bandage-corset, mais c’était sans importance. En se regardant dans la glace, Nick vit qu’il y avait quelque chose de différent.
Il avait perdu pas mal de poids pendant les quinze jours de son enquête. Ses pommettes étaient plus saillantes, ses traits plus marqués, mais ce n’était pas le plus important. Ses yeux… Ses yeux étaient différents. Plus clairs. Cela faisait maintenant près de six ans qu’il portait sur lui-même et sur le reste du monde le regard vide de l’accro en manque de flash, ou le regard vitreux de celui qui vient de flasher… Oui, ses yeux étaient différents, maintenant.
Est-ce qu’ils peuvent rester comme ça ?
Nick frissonna et finit de s’habiller.
Au poste de contrôle des armes, il récupéra son Glock qu’il mit dans son étui à la ceinture, et un tout petit pistolet calibre .32 pour son étui de cheville – qu’il portait rarement. Le numéro de série avait été limé, la crosse entourée de ruban adhésif, et il était absolument intraçable. Pendant tout le temps qu’il avait été dans la police, ce .32 avait été son arme alibi – l’arme qu’un flic dépose à côté de sa victime quand il a tiré un peu trop vite, pour pouvoir invoquer la légitime défense… Mais Nick n’avait jamais eu à tirer un seul coup de feu avec son arme de service, et encore moins l’occasion d’utiliser ce pistolet pour lui ou sa partenaire. Cette arme à canon court n’était précise qu’à deux mètres maximum.
Avant de s’absenter pour la journée, Nick entraîna l’adjudant G. à l’écart pour lui montrer les photos de Val et de Leonard. Il lui proposa cinquante dollars – anciens, plus d’un tiers de ce qui lui restait après avoir payé le pilote pour l’emmener à Los Angeles, et une vraie petite fortune pour la plupart des gens –, en lui promettant encore plus s’il acceptait de s’occuper d’eux jusqu’à ce que Nick revienne. Ou s’il ne revenait pas…
— Le FBI et la Sécurité intérieure sont venus la semaine dernière, Mr B. Ils ont posé des questions à propos du garçon.
— Je sais, répondit Nick en tendant la liasse de billets à l’ex-marine balafré. Mais je vous donne ma parole qu’il ne s’agissait que de l’interroger comme témoin dans une affaire où il n’était pas impliqué. Et d’ailleurs, elle est maintenant classée. Vous n’aurez pas d’ennuis, je vous le promets. Et il y aura encore vingt-cinq dollars pour vous quand vous les aurez aidés à s’installer en attendant mon retour. Je compte aussi sur vous pour que personne ne vienne les embêter.
— Je l’aurais fait même sans ça, Mr B., dit le chef de la sécurité en empochant les billets.
Avant de rejoindre le parking, Nick griffonna un petit mot – il avait peu d’espoir que Val et son grand-père débarquent aujourd’hui, mais après ce rêve qu’il avait fait, il se sentait un peu plus optimiste que d’habitude.
Quand il se retrouva dans son hongre poussif, il eut du mal à conduire ce vieux paquet de volts après avoir savouré dans son rêve toute la puissance et la liberté d’un vrai V8… L’indicateur de charge affichait un smiley. Aujourd’hui, il avait une autonomie de cinquante kilomètres, à condition qu’il y ait beaucoup de descentes.
*
— K.T. !
Le lieutenant de police se baissa instinctivement, et elle avait presque entièrement dégagé son Glock de son étui quand elle se figea.
— Nick Bottom… Putain, qu’est-ce que tu me veux encore ?
— Bien le bonjour à vous aussi, lieutenant Lincoln.
K.T. habitait Capitol Hill, dans l’une des grandes demeures du XIXe siècle de ce quartier naguère prestigieux. Au début des années 2000, ces maisons avaient été converties en cubis à louer. Cela faisait plus de soixante ans que ce quartier avait un fort taux de criminalité, mais c’était un avantage pour les flics qui voulaient y habiter : les loyers étaient moins élevés. Les résidents du bâtiment où habitait K.T. qui avaient les moyens de se payer une voiture la mettaient à l’abri dans un garage séparé, et c’est là que Nick s’était arrangé pour intercepter son ancienne partenaire.
— Que faites-vous donc dans votre bel uniforme, inspecteur ? demanda-t-il.
En voyant K.T. dans son uniforme noir avec ceinturon, badge en évidence, matraque et tout, il repensa à leurs premières années ensemble.
— Figure-toi qu’il y a eu un petit désagrément à Los Angeles la semaine dernière, dit K.T. en se redressant. Mais tu étais peut-être trop occupé à jouer les Philip Marlowe pour t’en rendre compte ?
— J’ai entendu des rumeurs. Et alors ?
— Et alors, les troupes et les milices de la reconquista se sont fait collectivement botter le cul, il y a plus d’un million et demi de spaniques de East LA qui s’enfuient vers le sud pour échapper à la mort, et on dit que les forces du Nuevo Mexico n’ont pas pu opposer de résistance à San Diego… elles se replient sur l’ancienne frontière.
— Et alors ? répéta Nick.
— Et alors, il y a maintenant à Denver un demi-million de connards qui se sont mis dans la tête de botter eux aussi le cul des spaniques dans notre propre jardin. Toute la police est réquisitionnée – avec l’équipement antiémeutes complet – pour former un cordon de protection à Five Points, au nord de Denver, dans le quartier de West Colfax, les vieux quartiers de Manual High School et toute la partie sud-ouest au-delà de Santa Fe Drive.
— Vous n’avez pas assez de monde pour ça, K.T.
— Tu crois que je le sais pas ? Bon, alors, qu’est-ce que tu veux, Nick ? Il faut que j’aille bosser, moi.
— Ça progresse, cette histoire de voiture dont j’ai besoin ?
K.T. le regarda fixement.
— Tu parlais sérieusement ?
— Je n’ai jamais été aussi sérieux, collègue.
— Ne m’appelle pas « collègue », espèce de rat de flashodrome. Pourquoi j’irais risquer ma carrière et ma retraite en volant une bagnole pour toi, Nick Bottom ?
— Parce qu’ils me tueront si je n’ai pas un moyen de me tirer d’ici.
— Qui ça, « ils » ? Les hélicoptères noirs qui vont venir te prendre ?
Nick sourit. Elle était plus proche de la vérité qu’elle ne pouvait l’imaginer.
— Tu as lu le dossier du grand jury, dit-il.
— Encore une bonne raison pour ne pas te parler. Et encore moins commettre un crime pour toi.
Nick hocha la tête.
— En supposant que ce soit un coup monté – juste une supposition, si tu veux bien –, pose-toi la question : Qui aurait eu les moyens de modifier des enregistrements téléphoniques, suborner des témoins, faire tout ce qu’il fallait pour pousser le grand jury à conclure à une inculpation ? Le regretté maire et ancien DA Mannie Ortega ?
K.T. ricana.
— Qui, alors ? insista Nick. Le gouverneur ? Qui ?
— Il aurait fallu quelqu’un au niveau du groupe du Conseiller Nakamura, dit K.T. en regardant sa montre. Mais pourquoi Nakamura se serait-il donné tout ce mal il y a six ans pour te piéger – en y consacrant beaucoup de temps et d’argent –, alors qu’il t’embauche maintenant pour trouver l’assassin de son adorable petit garçon ?
— Bonne question, dit Nick. J’y travaille.
— Mais tout ça, c’est en supposant que cette histoire de grand jury ait été un coup monté. Ce qui n’est qu’un tissu de conneries.
K.T. se retourna et commença à s’éloigner.
Tout en sachant à quel point K.T. avait horreur qu’on la touche – il l’avait vue un jour faire reculer un supérieur d’un simple froncement de sourcils, sans parler du coup de matraque dans les dents d’un délinquant qui la suppliait –, il lui agrippa le bras et l’obligea à le regarder.
— Tous ces éléments fournis au grand jury signifiaient que j’avais tué ma femme. Tu nous as connus pendant des années, K.T. Est-ce que tu peux m’imaginer faisant du mal à Dara ? (Il la secoua à deux mains.) Bon sang, tu peux imaginer ça ?
Elle se dégagea en le foudroyant du regard, mais elle finit par baisser les yeux.
— Non, Nick. Jamais tu n’aurais fait de mal à Dara. Jamais.
— Alors, d’une façon ou d’une autre – que je trouve qui a tué Keigo Nakamura ou non, et je n’ai que jusqu’à ce soir pour y arriver –, le Conseiller Nakamura va me faire exécuter, j’en suis certain. Mais avec une voiture rapide…
— Tu es complètement dingue, dit K.T. (Mais sa voix était plus douce, maintenant.) Hier matin, quand tu m’as appelée – à propos, je n’ai pas pu me rendormir –, pourquoi tu m’as dit que tu allais essayer de sauver Val et toi ? Val est rentré de LA ?
— Je l’ai cherché là-bas depuis lundi jusqu’à hier soir. Je crois qu’il y a de bonnes chances qu’il ait réussi à quitter la ville avec son grand-père avant que ça commence à barder.
— Et il serait venu ici… pour te voir ? Pourquoi, Nick ?
Il veut peut-être me tuer, songea Nick. Mais il se contenta de hausser les épaules.
— Tout ce que je sais, c’est que s’il arrive aujourd’hui, j’aurai besoin d’un moyen de quitter la ville rapidement. Une voiture qui en ait vraiment sous le capot.
— Jusqu’où devrais-tu aller pour… heu… vraiment quitter la ville ?
— Cinq cent quatre-vingt-deux kilomètres devraient faire l’affaire.
— Cinq cent quatre-vingt… Nick, pas une seule voiture ne peut aller aussi loin sans s’arrêter pour recharger les batteries ou refaire un plein d’hydrogène. Qu’est-ce qu’il peut y avoir à cinq cent quatre-vingt-deux kilomètres qui t’intéresse… (K.T. ouvrit de grands yeux.) Le Texas ? Tu me fais marcher, là ?
— Je t’assure que non, lieutenant Lincoln.
— La République du Texas n’accueille pas les criminels en fuite, Nick. Elle ne veut pas non plus d’accros au flash. Et elle ne veut pas…
K T s’interrompit. Nick ne dit rien. Elle s’approcha pour le dévisager.
— Tu as l’air… différent, dit-elle enfin. Tes yeux… Tu as décroché de cette saloperie de flashback ?
— Oui, je crois, répondit doucement Nick. J’ai eu bien trop à faire ces neuf derniers jours pour penser à la drogue.
— Neuf jours, dit K.T.
Il y avait une pointe de sarcasme dans sa voix – il y en avait toujours –, mais Nick sentit aussi le sérieux de la question sous la dérision.
— C’est un début, collègue.
Nick se souvenait de l’époque où il l’avait aidée à décrocher des cigarettes et des calmants, dans les mois qui avaient suivi un incident où elle avait été légèrement blessée – elle avait eu beaucoup plus de mal avec la nicotine qu’avec les narcotiques. Dara s’était montrée compréhensive quand il avait passé des nuits avec sa partenaire, à l’écouter gémir et râler. Il savait que K.T. ne l’avait pas oublié non plus.
— Peut-être, grommela-t-elle. Mais oublie cette histoire de bagnole, Nick. Entre autres parce que la municipalité a fait sa vente aux enchères annuelle il y a quelques semaines, et la fourrière est presque vide.
— Je suis sûr que tu me trouveras quelque chose, K.T.
— Ah, bon sang… gronda-t-elle en serrant les poings. Arrête de me faire ça, espèce de salopard. Je ne te dois rien du tout.
Nick hocha la tête, mais K.T. baissa les yeux. Elle étouffait presque de rage.
— Sauf ma vie, Nick, ajouta-t-elle. Sauf ma vie… (Elle releva la tête.) Si j’arrive à trouver une voiture – ce qui me semble impossible –, où est-ce que tu veux que je te la livre ? À ta résidence ?
— Non, répondit Nick en réfléchissant rapidement.
Il fallait que ce soit dans un lieu public, mais relativement à l’abri des voleurs. Un endroit avec des vigiles à proximité, mais qui ne soient pas trop curieux.
— Le parking de Six Drapeaux Au-dessus Des Juifs, dit-il. Dans la partie sud, le plus loin possible. Les vigiles ne vérifient pas les véhicules avant la fin des visites, vers 21 heures, mais les gardes à l’entrée principale ont toujours un œil dessus. Alors, gare-la aussi loin que tu pourras, mais pas trop isolée pour éviter qu’on la remarque.
— Comment sauras-tu quelle voiture c’est ? marmonna K.T. en consultant une fois de plus sa montre.
— Envoie-moi un texto. Et gare-la dans l’autre sens par rapport aux voitures de la rangée.
— Où est-ce que je mettrai la clef de cette voiture que je ne vais pas pouvoir te trouver ? Derrière le pare-soleil ?
Nick lui tendit la petite boîte métallique qu’il avait récupérée de l’adjudant G.
— C’est un coffret magnétique, dit-il. Mets-le derrière la roue arrière gauche… comme dans les films de Mad Max.
— Oui, c’est ça, comme dans les films de Mad Max…
Elle prit la boîte, l’ouvrit et la referma, et leva les yeux au ciel devant toute l’absurdité de la chose.
— Bon, fit Nick, peu importe. Mais surtout, ne mets pas la boîte à proximité de ton téléphone ou d’un ordinateur… l’aimant est tellement puissant qu’il effacerait toutes les données.
K.T. lui tendit aussitôt la boîte comme si elle était radioactive…
— Non, je blague, dit Nick en secouant la tête. Il est juste assez puissant pour coller à la voiture. La roue arrière gauche, O.K. ?
— D’accord, dit K.T., mais je ne te promets rien.
Elle se retourna pour s’en aller, et Nick lui posa la main sur l’épaule – doucement, cette fois.
— K.T. ?
Elle le foudroya du regard, mais sans la rage qu’il avait lue dans ses yeux un peu plus tôt.
— Oui, quoi ?
— Que tu trouves cette voiture ou pas, si les choses tournent mal pour moi aujourd’hui… et j’ai un pressentiment… (Il secoua la tête et recommença.) S’il m’arrive quelque chose, et si Val et son grand-père débarquent ici, est-ce que tu peux t’en occuper pour moi ? Leur trouver un endroit sûr jusqu’à ce que…
Elle le regarda fixement, et Nick lut dans ses yeux un chagrin véritable. Elle ne dit rien, mais elle ne partit pas non plus.
— Tu as rencontré Leonard, poursuivit rapidement Nick. C’est un type bien, mais… tu sais, il a été prof toute sa vie. S’il a réussi à sortir Val de LA, il a probablement déjà dépassé ses capacités à survivre dans le monde réel, et il a presque soixante-quinze ans…
Il se tut. Il n’arrivait pas à trouver les mots.
— Tu me demandes de veiller sur Val au cas où Nakamura te tuerait demain, dit K.T.
Nick hocha simplement la tête. Il avait les larmes aux yeux et la gorge serrée.
— Ah, Nick, Nick… dit tristement K.T.
Elle tourna les talons et s’éloigna vers la sortie du parking.
Nick savait que cela voulait dire oui. Ou du moins, c’est ce qu’il voulait croire.
*
Nick gara le hongre dans un emplacement limité à trente minutes, à côté du Capitole au sommet de la colline. Au sud du dôme d’or écaillé s’étendait en contrebas la vallée où la prison de Coors Field et le Centre de détention de Mile-High chevauchaient le confluent de la Cherry Creek et de la Platte River. Nick baissa sa vitre et coupa les batteries.
Et maintenant, qu’est-ce que je fais ? Pour la première fois en quinze jours, depuis que Nakamura l’avait embauché, il avait quelques heures rien qu’à lui. Dans une douzaine d’heures – probablement moins, peut-être beaucoup moins –, il allait être de nouveau convoqué devant le milliardaire, pour lui annoncer qu’il était sûr de connaître l’assassin de Keigo Nakamura, ou avouer au contraire qu’il avait échoué dans sa mission. Que ce soit l’un ou l’autre, il était sûr que la réaction de Nakamura ne serait pas tendre.
Nick Bottom avait horreur des énigmes. Déjà tout petit, il détestait ça. Mais il avait toujours été assez fort pour les résoudre. C’était cette partie de raisonnement intellectuel qui l’avait propulsé si rapidement au grade d’inspecteur de première classe, et dans le service d’élite chargé des crimes majeurs alors qu’il n’avait que trente-cinq ans.
Mais maintenant…
Maintenant, quoi ? Il était sûr d’avoir rassemblé tous les éléments dont il avait besoin pour trouver la solution de ce crime, mais ces foutus machins ne cessaient de bouger et de se brouiller. Nick avait l’impression d’être un artiste aveugle essayant de sculpter un tas de billes. Pour l’essentiel, il se retrouvait au même point qu’il y a six ans avec son équipe. Ils avaient bien sûr envisagé la possibilité que l’assassin de Keigo Nakamura soit l’un des témoins, qui aurait tué en passant sa petite amie, Keli Bracque. Le poète Danny Oz avait un mobile, faible sur le plan de la logique mais suffisamment puissant dans le monde réel, dans sa folie et sa rage à fleur de peau. Delroy Nigger Brown, dealer et voleur, avait peut-être dit quelque chose au cours de son interview alors qu’il était sous l’effet de la drogue, et avait pu vouloir empêcher le documentaire d’être montré. Derek Dean, l’accro qui pourrissait actuellement dans son immersion totale à l’Institut Naropa de la République de Boulder, avait peut-être tué Keigo uniquement pour revivre ça sous flash. Quant à Don Khozh-Ahmed Noukhaev, il avait sans doute une dizaine de bonnes raisons, dont il s’était amusé à évoquer la moitié lorsque Nick l’avait rencontré à Santa Fe. Mais finalement, les enquêteurs avaient conclu qu’il s’agissait plus vraisemblablement d’une équipe de tueurs venus du Japon, des assassins ninjas d’un des huit keiretsu ou zaibatsu (en fait sept, si on ne comptait pas celui de Nakamura) dépêchés par l’un des daimyo qui dirigeaient ces confédérations de clans-entreprises. Sept daimyo mortels, parmi lesquels le bon vieux Daichu Omura chauve comme un œuf, et que Nick, dans sa fatigue et son stress post-traumatique consécutifs à ses cinq jours passés à LA, avait honoré de toutes les façons possibles, sans aller toutefois jusqu’à lui embrasser les fesses – mais tout juste… Chacun de ces sept daimyo avait la certitude égocentrique que la survie de sa nation et du monde entier dépendait uniquement de lui, et qu’il devait devenir shōgun. Chacun de ces sept daimyo était prêt à tuer un millier de Keigo Nakamura et d’esclaves sexuelles keigoïques pour réaliser ses rêves de pouvoir.
C’est là que l’enquête de Nick et de K.T. Lincoln s’était arrêtée six ans plus tôt, et c’est là que la plupart des pistes, anciennes ou nouvelles, semblaient de nouveau mener.
Presque, songea Nick. Pas tout à fait…
Vue du haut de la colline du Capitole, Denver ne semblait pas une ville prête à exploser dans la violence raciale et ethnique. Dans le parc boisé au-dessous du Capitole, les feuilles commençaient à changer de couleur. La température était parfaite – 21, 22 degrés –, et la lumière avait cette clarté, cette pureté presque cristalline de fin septembre qui donnait envie aux habitants du Colorado d’y passer le reste de leur vie (ou du moins, jusqu’à l’arrivée des printemps de merde qui ressemblaient plutôt à des hivers, avant les chaleurs de juin).
Nick essaya de ne plus penser pour l’instant à cette affaire, tout en contemplant les bâtiments en contrebas. En général, ça lui réussissait de laisser son subconscient travailler à rassembler les fils sans action consciente de sa part.
La bibliothèque de la ville était nichée au milieu des petites taches de vert du parc. Elle avait été conçue par un architecte postmoderne à la mode dans les années 90. L’aspect pittoresque de la tour, qui ressemblait à un crayon – ou à une craie taillée –, avait cessé d’amuser avant même la fin du siècle. Le bâtiment principal du musée d’art se trouvait juste derrière. On avait cherché à lui donner un aspect « moderne », mais il devait avoir déjà plus de soixante ans. On aurait dit une sorte de château fort avec des créneaux, tassé contre ses voisins. Ses minuscules fenêtres avaient des formes bizarres, et elles semblaient réparties au hasard sur les façades.
Nick repensa à sa mère, qui adorait la peinture et qui l’emmenait souvent au musée quand il était petit. Elle lui avait montré les fenêtres et lui avait expliqué : « Tu vois, Nicky, le monsieur qui a imaginé ce bâtiment, au début des années 70, a dessiné les fenêtres de cette forme – et les a mises à ces endroits précis –, pour encadrer les magnifiques vues des montagnes comme si c’était aussi des tableaux. C’est drôlement malin, tu ne trouves pas ? Mais il y a une chose à laquelle l’architecte n’avait pas pensé… Des bâtiments plus grands ont poussé tout autour et ont caché toutes ces belles vues… et maintenant, ces fenêtres-tableaux ont l’air un peu bêtes. »
Un jour, après quelques verres, Leonard lui avait parlé d’un de ses professeurs qui avait imaginé un terme pour ce genre de choses : « la loi d’airain des conséquences non voulues ». Comme si un prof d’université avait besoin d’expliquer à un flic, et qui plus est le fils d’un flic, la tyrannie de ce genre de conséquences…
En face du vieux musée d’art se trouvait l’annexe postmoderne, beaucoup plus récente. Nick avait encore en tête le nom de l’architecte – Daniel Libeskind. Le bâtiment de titane et de verre, tout en saillies et en angles, ressemblait à un lustre fracassé ou à une étoile de sapin de Noël brisée. Il avait été construit au début de ce siècle, et Nick se souvenait des grandes manifestations d’autocongratulation auxquelles il avait donné lieu – Denver retrouvait sa place au premier rang de l’architecture américaine, etc. (comme si cela allait avoir une quelconque importance dans les sombres années après la Grande Débâcle). Mais ce bel enthousiasme avait été quelque peu douché quand on s’était rendu compte que l’intérieur d’une étoile de Noël brisée se prêtait très mal aux expositions d’art, et que de surcroît, l’eau s’infiltrait par tous les angles et les surfaces de ce bâtiment biscornu…
Attends un peu… Dans toutes ces bêtises, il doit y avoir quelque chose qui pourrait m’aider… mais quoi ?
Il effectua un rapide retour en arrière, façon Molly Bloom, comme on rembobinerait un vieux film. C’était une technique d’association d’idées à laquelle il s’était entraîné. Et il trouva ce qu’il cherchait.
Les fenêtres-tableaux du musée avaient perdu leur raison d’être parce que les nouveaux immeubles construits autour bloquaient la vue.
Nick essayait de résoudre l’affaire en se servant de fenêtres qui étaient dépassées. Cette dernière semaine, il était tombé sur quelque chose de nouveau, quelque chose qui bloquait la vue. Il ne savait pas encore quoi, mais la réponse devait s’y trouver.
Il mit le contact, vérifia le petit smiley et les interfaces arborescentes pour s’assurer que le hongre avait bien démarré, et constata qu’il ne lui restait plus que trente kilomètres d’autonomie, alors qu’il avait à peine roulé depuis la dernière recharge. Il s’engagea avec sa caisse pourrie dans la pente de la colline, en direction de l’ouest.
*
Il n’y avait qu’une dizaine de voitures dans le parking de Six Drapeaux Au-dessus Des Juifs. Nick savait bien qu’il était absurde d’imaginer que sa Camaro SS soit déjà là – il aurait fallu à K.T. un téléporteur à la Star Trek pour la transporter depuis la fourrière en un temps aussi court –, mais il jeta quand même un coup d’œil à tout hasard. Il n’y avait pas de voiture garée du côté sud dans le mauvais sens, ni à l’écart des autres.
Il trouva Danny Oz dans une tente de cantine presque déserte, sous la carcasse rouillée de la Tour Infernale. Le poète fumait une cigarette – du tabac normal, pas du cannabis – tout en buvant du café. Il ne sembla pas surpris de cette nouvelle visite matinale.
— Un peu de café, Mr Bottom ? proposa-t-il. Il est très mauvais, mais il est fort.
— Non, je vous remercie.
— Vous avez pensé à d’autres questions ? dit Oz en reposant le petit carnet sur lequel il était en train d’écrire au crayon.
— Non, pas vraiment. Du moins, pas officiellement en ce qui concerne l’enquête. Elle est terminée.
— Ah, vous avez identifié l’assassin de Keigo Nakamura ?
— Je n’en suis pas sûr, répondit Nick. (Il savait que c’était absurde, mais tant pis. C’était vrai.) J’avais juste un peu de temps libre, et je me suis demandé, Mr Oz…
— Appelez-moi Danny.
— Je me suis demandé, Danny, comment vous décririez l’attitude, le comportement de Keigo Nakamura quand il vous a interviewé.
Oz resta silencieux un long moment, et Nick se dit qu’il n’avait pas dû comprendre la question – lui-même n’était pas sûr de la comprendre… Il allait la reformuler quand le poète israélien répondit enfin :
— C’est intéressant, Mr Bottom. J’ai effectivement remarqué quelque chose dans le comportement et l’humeur de Mr Keigo.
— Comment était-il ? Déprimé ? Préoccupé ? Inquiet ?
— Il était triomphant.
Nick s’était apprêté à noter dans son petit carnet, mais il resta le stylo en l’air.
— Triomphant ?
Danny Oz but une gorgée de café en fronçant les sourcils.
— Ce n’est pas tout à fait le mot juste, Mr Bottom. Je pense au mot hébreu menatzeiach, qui peut se traduire par « victorieux ». Sans autre raison que les années que j’ai passées en tant que poète à observer les êtres humains, j’ai eu la nette impression que Keigo Nakamura se croyait sur le point de triompher… de remporter une victoire. Une victoire épique, aux proportions qu’on pourrait qualifier de « bibliques ».
— Il était près de terminer son documentaire sur les Américains et le flashback. Est-ce que ça pourrait être le triomphe que vous pensez avoir décelé ?
— Peut-être. (Oz resta silencieux un long moment.) Mais je crois que c’était plutôt le sentiment d’avoir été victorieux dans un grand combat.
— Quel genre de combat ? Personnel ? Plus que ça ? À l’échelle de son père en termes de succès ou d’échec ?
— Je n’en ai pas la moindre idée, répondit Oz en haussant les épaules. Nous sommes ici dans le domaine des impressions totalement subjectives, Mr Bottom. Mais je me hasarderais à dire que ce jeune homme se sentait victorieux dans une bataille à la fois personnelle et au-delà. À un niveau politique, peut-être, ou commercial. Mais très certainement quelque chose de plus vaste que ses affaires personnelles.
Nick soupira.
— Très bien. En parlant d’impressions totalement subjectives, j’ai une ou deux autres questions pour vous, qui ne concernent pas vraiment mon enquête.
— À propos de votre femme ? demanda Oz d’une voix douce.
Il se frotta le cou comme s’il y sentait encore le bras de Nick. Il lui restait une marque rouge sur le front, là où le canon du Glock l’avait écorché.
— Non, il ne s’agit pas de Dara, réussit à dire Nick. (Il songea un instant à s’excuser, mais il poursuivit :) Juste une question, en fait. Si vous aviez pu empêcher la destruction d’Israël en tuant une seule personne – l’auriez-vous fait ?
Danny Oz battit des paupières. Son expression peinée montrait que non seulement cette question était injuste, mais qu’il était aussi impossible d’y répondre. Il essaya quand même.
— Mr Bottom, le Talmud nous enseigne – et vous m’excuserez, je suis sûr de massacrer ce verset, parce que je n’ai pas étudié la partie sanhédrine du Talmud depuis que j’étais gamin – que « Pour cette raison l’homme a été créé seul, afin qu’il sache que quiconque tue une seule âme… l’Écriture lui impute… (je crois que le terme est “culpabilité”)… comme s’il avait détruit un monde entier ; et quiconque préserve une seule âme, l’Écriture lui attribue du mérite… (ou le passage dit peut-être “vertu”, je ne suis pas sûr)… comme s’il avait préservé un monde entier. »
— Si je comprends bien, dit Nick, vous n’auriez pas tué quelqu’un même pour sauver Israël.
Danny Oz fixa Nick droit dans les yeux. Cette fois, il n’y avait plus rien de vague dans son regard. Ni dans celui de Nick.
— Je ne sais pas, Mr Bottom. Que Dieu me pardonne, mais je ne sais vraiment pas.
— Une dernière question. Si vous aviez la possibilité de retourner en Israël… le feriez-vous ?
Oz ricana. Il termina son café froid et alluma une autre cigarette.
— Il n’y a plus d’Israël, Mr Bottom. Il ne reste qu’un désert radioactif habité par les Arabes.
— Tout n’est pas radioactif, dit Nick. Et si quelqu’un évacuait les colons arabes qui s’y sont installés après les bombardements ?
Oz rit de nouveau. Un petit rire creux et triste.
— Les évacuer ? Oui, bien sûr… Mais qui ferait ça, Mr Bottom ? Les Nations unies ?
Les Nations unies, qui avaient toujours été un fidèle allié du bloc arabe et des Palestiniens à la fin du siècle dernier, étaient à présent – à l’exception de l’opération de « pacification » menée par les Japonais en Chine – totalement inféodées au Califat Global Islamique. Le plus ironique dans l’histoire, du point de vue de Nick, était que même après le massacre de six millions de Juifs et la destruction de l’État d’Israël, les pseudo-Palestiniens n’avaient toujours pas droit à leur nation au milieu des ruines radioactives. Elle leur restait interdite par l’Iran chiite et les divers États arabes sunnites qui se surveillaient jalousement.
— Non, répondit Nick, pas les Nations unies. Quelqu’un d’autre. Alors, est-ce que vous y retourneriez ?
— J’ai un cancer de la prostate, et d’autres cancers provoqués par les radiations, dit Oz. Je suis en train de mourir.
— Nous sommes tous en train de mourir, rétorqua Nick. Retourneriez-vous en Israël si d’autres Juifs se joignaient à vous ?
Danny Oz fixa encore Nick dans les yeux, et une fois de plus, son regard était empli d’une nouvelle clarté.
— Je partirais sur-le-champ, Mr Bottom. Sans perdre une minute.
Quand Nick quitta le parking, il savait qu’il n’avait pratiquement rien appris de nouveau qui puisse l’aider quand il se trouverait devant Mr Nakamura dans quelques heures, et qu’il serait mis en demeure de lui dire qui avait tué son fils.
Mais j’ai quand même appris quelque chose d’important, songea Nick. Simplement, il n’était pas tout à fait sûr de ce que c’était…
Les trois Oshkosh M-ATV surgirent en grondant et bloquèrent sa voiture avant qu’il n’ait pu déverrouiller les portières.
Mutsumi Ōta, Daigorou Okada et Shinta Ishii – les compagnons de Nick qui avaient survécu à l’expédition de Santa Fe – sautèrent du véhicule de tête. Ils étaient tous trois équipés pour le combat urbain : Kevlar style SWAT et bottes noires. Même leurs casquettes noires étaient en tissu balistique. Et ils tenaient tous une arme automatique.
Nick ne bougea pas un muscle.
Sato sortit par l’arrière du M-ATV. Il fit un signe de tête à ses trois ninjas.
— Bottom-san, dit-il, si vous voulez bien venir avec nous ?
Ah, merde, songea Nick. C’est trop tôt. Beaucoup trop tôt, je ne suis pas prêt… Il se demanda encore une fois combien de milliards d’hommes et de femmes étaient morts avec cette dernière pensée en tête…
Il se passa la langue sur les lèvres.
— Mr Nakamura est rentré ?
— Non, pas encore, grommela Sato. Mais il nous a donné pour instruction de vous montrer certaines choses avant votre entretien avec lui plus tard dans la journée. Venez avec nous, je vous prie.
— Est-ce que j’ai vraiment le choix ?
— Venez avec nous, Bottom-san, s’il vous plaît. Nous vous ramènerons à votre voiture dans une heure tout au plus.
En se gardant bien d’approcher la main de son Glock, et sans faire de gestes brusques, Nick gravit la rampe arrière du M-ATV.
*
Le trajet fut court, moins de quatre kilomètres, et se termina sur la pelouse de ce qui avait été autrefois un jardin public le long de la rive est de la Platte River, devant une série de grands immeubles d’habitation qui y avaient poussé au tournant du siècle. Sato, ses trois ninjas et Nick descendirent du M-ATV et s’approchèrent de l’un des hélicos-libellules de Nakamura – le modèle moins luxueux qui avait transporté Nick à Raton Pass une semaine plus tôt. D’autres hommes de Sato, une dizaine, avaient établi un cordon de sécurité autour de l’appareil. Mutsumi Ōta – qui avait été « Willy » – fit un signe et Nick se hissa dans l’hélicoptère. Sato se mit un casque équipé d’un micro et attendit que tout le monde se soit sanglé. Il prononça dans son micro quelques mots inaudibles en japonais, et le sasayaki-tonbo décolla en silence. Il pencha un instant sur le côté et mit le cap vers l’est au-dessus du centre-ville de Denver.
Les portières latérales étaient restées ouvertes, et Nick put voir son reflet sur la façade dorée de l’ancien building de Wells Fargo, le modeste gratte-ciel de cinquante étages que les habitants de Denver avaient surnommé « la caisse enregistreuse » à cause de la forme particulière de son sommet. Les bâtiments continuèrent de défiler rapidement sous l’appareil jusqu’à ce que, tout à coup, il quitte la ville et prenne le cap sud-est en survolant des fermes et des champs.
Telle était la réalité de Denver depuis des dizaines d’années. Au nord, au sud et à l’ouest, les banlieues prolongeaient la ville jusqu’à l’horizon. Mais à l’est, il y avait toujours eu cette ligne de séparation brutale – la zone urbaine, puis quelques fermes où l’irrigation fonctionnait encore, et la prairie qui s’étendait au-delà jusqu’au Kansas. Nick n’avait pas demandé où on l’emmenait. La seule idée qu’il avait en tête était très sombre…
Il sentit leur destination avant même de la voir, et il sut aussitôt qu’il avait deviné juste.
La libellule se posa, tous défirent leur harnais de sécurité et les gardes ninjas sautèrent hors de l’appareil en faisant poliment signe à Nick de les suivre. Il souleva le bas de sa chemise et se l’appliqua sur le nez et la bouche. C’était ça ou vomir…
— Savez-vous où vous êtes, Bottom-san ? demanda Sato en s’approchant de Nick juste au bord d’un gouffre pestilentiel.
Nick hocha simplement la tête. Il ne voulait pas parler, pour éviter que les miasmes innommables ne lui rentrent dans la bouche.
Ils se trouvaient devant la Décharge municipale No 9 de Denver.
— Êtes-vous déjà venu ici, Bottom-san ?
Nick fit signe que non. Il ne voyait pas comment Sato pouvait parler et supporter d’aspirer encore plus de cet air empuanti. Il avait vu beaucoup de photos et de vidéos de cet endroit, mais il n’avait jamais eu à s’y rendre.
Au départ, la décharge avait été une profonde ravine qui s’étendait dans la direction nord-sud sur à peu près deux kilomètres. On en avait approfondi une partie à l’aide de bulldozers, on avait accumulé de la terre le long des bords pour former des buttes et on avait aménagé des pistes sommaires pour relier la décharge à la route communale la plus proche. Du côté ouest, les tonnes d’ordures qu’on y jetait étaient du type urbain classique : d’innombrables sacs-poubelle, du mobilier fracassé, des monceaux de tissu pourri et de détritus organiques. On en trouvait aussi beaucoup ici, de l’autre côté, mais sur toute la profondeur du ravin, il y avait aussi des cadavres décomposés – des centaines et des centaines. Certains étaient enveloppés d’un linceul en tissu ou en plastique, mais la plupart étaient simplement exposés au soleil de septembre. Les nuées de mouettes et de corbeaux qui s’étaient écartées de leur festin à l’apparition de l’hélico-libellule revenaient maintenant poursuivre leur repas. Une zone était réservée aux vautours qui planaient au-dessus, tels des avions en approche sur l’aéroport de Denver, attendant leur tour de se repaître des corps. Un bon nombre des cadavres au fond du ravin n’étaient plus que des squelettes aux os nettoyés et bien blancs, avec seulement quelques lambeaux de chair restés sur les côtes ou le bassin. Mais la plupart de ces corps étaient encore bien enveloppés et gonflés au point qu’il était difficile d’imaginer qu’ils aient pu être humains. Ils grouillaient de vers, et on n’apercevait que quelques bouts d’os dépassant de façon obscène de ces masses de chairs en décomposition.
Nick remarqua qu’un bon nombre de cadavres semblaient bouger et frémir sur le flanc du ravin : une illusion due aux mouvements des millions d’asticots rampant à la surface et au-dessous. Même les mouettes évitaient ces corps-là.
Dans cette admirable quatrième décennie du siècle, toutes les grandes villes américaines possédaient maintenant une décharge de ce genre à leur périphérie. Les combattants de la reconquista, les membres de la milice de Cinco de Mayo, les gangs de la Confrérie Aryenne, les djihadistes, les groupes de protection de quartier, et parfois les autorités elles-mêmes, avaient besoin d’un endroit comme celui-là si l’on tenait à respecter les règles d’hygiène urbaine.
Sato posa la main sur le bras de Nick et le fit s’approcher un peu plus du bord.
On ne l’avait pas désarmé, et Nick avait déjà la main droite levée. Si Okada, Ishii ou Ōta braquaient leurs armes derrière lui, Nick était prêt à se jeter sur Sato et à le saisir tout en lui vidant le chargeur de son Glock dans le ventre, la poitrine et le visage, puis à s’élancer dans le ravin sur les monceaux de cadavres en se servant de Sato comme bouclier. Et là, il prendrait son ridicule petit calibre .32 dans son étui de cheville, et il essaierait de descendre les trois ninjas en armure équipés de carabines M4…
Son corps était prêt à le faire. Mais son esprit, lui, disait : Val, Leonard et K.T. ne sauront jamais ce qui m’est arrivé.
Enfin, K.T. le saurait peut-être. Le DPD venait faire un tour une fois par mois à la Décharge No 9 histoire de voir s’il y avait des cadavres intéressants. Et elle pourrait le dire à son fils et à son beau-père, à moins qu’eux-mêmes ne le rejoignent ici bientôt…
Ce que Nick considérait comme assez peu probable.
Sato lui posa la main sur l’épaule, et Nick posa la sienne sur la crosse de son Glock, sous son blouson. Les trois ninjas se rapprochèrent derrière lui.
— Mukatsuku yo na-so desu ka ? demanda Sato.
Nick ne savait absolument pas ce que ça voulait dire. Un adieu, peut-être. Ou un ultimatum. En fait, il s’en fichait. Son index se glissa sur la détente de son pistolet. Maintenant, tout allait se passer en une fraction de seconde…
— Zehi, Bottom-san. Iko u.
Sato retira sa lourde main de l’épaule de Nick et retourna à l’hélicoptère. Avant de grimper derrière les quatre japonais, Nick remarqua que le pilote et le copilote avaient mis leur masque à oxygène pour se protéger de la puanteur débilitante.
*
Nick ignorait où ils allaient maintenant, mais en tout cas, ça n’était pas au parking de Six Drapeaux. Pas encore.
De toute façon, songea-t-il, ça ne pourra jamais être pire que la Décharge municipale No 9 de Denver…
Il se trompait.
La libellule se dirigeait vers l’ouest à quelque deux cent quarante kilomètres à l’heure, sans jamais monter à plus de deux ou trois mille pieds. Ils survolèrent la banlieue nord de Denver et suivirent la Highway 36, puis l’échangeur de Boulder vers le massif étincelant des Flatirons.
Ils se dirigeaient vers la République populaire de Boulder.
Nick sentit son téléphone vibrer dans sa poche. Avec des gestes lents pour ne pas alarmer Sato et ses ninjas, il le sortit délicatement. C’était un texto : – Mr B. – Vos deux visiteurs sont là et je les ai conduits à votre appartement. Je veille sur eux. Ils ont des tickets-restaurant et tout le nécessaire. Adjudant G.
Nick remit son portable dans sa poche en s’efforçant de ne trahir aucune émotion.
L’hélicoptère survola Boulder en rasant les toits du campus universitaire, puis il grimpa au-dessus des contreforts et se mit en sustentation. Nick se pencha pour regarder en contrebas. Ils allaient atterrir dans ce qui avait été autrefois le parking du NCAR.
Il repensa à toute cette folie sur le réchauffement climatique qu’on prétendait d’origine humaine. Il avait déjà une vingtaine d’années quand cette hystérie avait atteint son apogée. Aujourd’hui, ce n’était plus qu’une histoire édifiante sur l’époque moyenâgeuse des modélisations informatiques à long terme. Pour sa part, Nick avait plutôt été content à l’idée d’avoir des étés plus longs, des hivers plus agréables et des palmiers dans le Colorado, mais en fait, au cours des décennies récentes, le climat avait été plus froid et les chutes de neige plus abondantes que la moyenne, et la science du réchauffement climatique d’origine anthropique était allée rejoindre celle du phlogistique de Herr Becher et la théorie de l’évolution selon le lamarckisme soviétique.
Le groupe pour lequel on avait construit le magnifique bâtiment vers lequel ils descendaient maintenant, le National Center for Atmospheric Research, avait été une des premières victimes de l’écœurement du public devant les fausses alertes des tenants du réchauffement climatique, ainsi que de la réduction drastique des subventions fédérales. I.M. Pei, le célèbre architecte sino-américain, avait conçu ce centre de recherche en associant le grès et le verre, afin que la pierre, en vieillissant, se fonde avec l’énorme massif des Flatirons qui se dressait juste derrière, tandis que le verre refléterait le ciel changeant du Colorado. Le résultat avait été parfait pendant près de soixante-quinze ans, mais l’équipe de spécialistes de la recherche atmosphérique avait depuis longtemps vendu cette construction – la seule autorisée dans le périmètre de la ceinture verte séparant la ville de Boulder des contreforts des montagnes – à une société privée.
L’hélicoptère se posa doucement. Un petit panneau à droite de l’allée d’accès indiquait : NCAR : NAKAMURA CENTER FOR ADVANCED RESEARCH.
— Mr Nakamura a conservé les anciennes initiales, dit inutilement Sato en ouvrant la porte.
Drôlement sympa de sa part, songea Nick.
Les parties externes de l’ancien laboratoire, constituées de tours et de bâtiments aux larges baies vitrées donnant sur le ciel, la montagne et les prairies brunâtres, étaient restées des bureaux. Mais le sous-sol et l’ancienne cour intérieure étaient devenus… quelque chose d’autre.
L’accès à la grande salle souterraine se faisait par une sorte de sas, où ils mirent des chaussons en tissu vert et un bonnet de chirurgien.
Les trois ninjas restèrent dans le sas tandis que Sato accompagnait Nick dans la salle. Deux médecins ou techniciens, qui portaient une blouse et un masque en plus des chaussons et du bonnet, s’approchèrent précipitamment, mais Sato leva simplement un doigt pour les faire taire. L’un des deux salua Sato en s’inclinant très bas.
Ils longèrent une rangée de grande cuves aux parois transparentes, sans doute du Plexiglas ou une sorte de composite verre-plastique. Chaque cuve était remplie d’un liquide verdâtre dans lequel plongeaient une vingtaine de tuyaux, dont la moitié étaient reliés à l’occupant – en majorité des hommes – qui y flottait. Une partie des tuyaux pénétraient sous la sorte de couche qu’ils portaient, tandis que d’autres étaient insérés dans les narines ou enfoncés dans la gorge. Des tubes d’intraveineuse étaient également fixés aux poignets et aux bras. À côté des cuves, des panneaux de contrôle enregistraient les données recueillies par des capteurs placés sur la poitrine, le ventre et le crâne rasé des dormeurs.
— Les tuyaux servent à l’alimentation et autres fonctions corporelles, Bottom-san, dit Sato en murmurant presque – comme s’ils étaient dans une église ou un sanctuaire. Ils ne reçoivent pas d’oxygène sous forme gazeuse. En fait, leurs poumons sont entièrement remplis de ce liquide. Il s’agit d’un fluide à très haute teneur en oxygène. L’immersion initiale est assez pénible pour le sujet, s’il est conscient, mais le corps humain, une fois l’opération terminée, apprend très vite à absorber l’oxygène sous cette forme aussi facilement que lorsqu’on aspire de l’air.
Ils avancèrent de cuve en cuve, en marchant l’un derrière l’autre dans l’allée étroite. Chaque cuve était éclairée de l’intérieur, ce qui donnait à cette vaste salle souterraine l’aspect presque solennel d’une sorte d’aquarium fantastique. On n’entendait que le ronronnement des machines, et parfois le léger frottement des semelles de tissu sur le carrelage. Il régnait dans cet immense laboratoire une sorte d’atmosphère religieuse.
— Hormis quelques cas où le sujet est puni, chuchota Sato, nous leur retirons les tympans, les yeux et les nerfs optiques. Ils n’en ont pas besoin, comprenez-vous. Cela ne pourrait que distraire leur attention.
On les punit en ne leur retirant pas les tympans, les yeux et les nerfs optiques ? songea Nick. Tout cela n’allait malheureusement pas tarder à lui sembler affreusement logique…
— Mais qu’est-ce que c’est que ce machin ? demanda-t-il. Une expérience de science-fiction pour les longs voyages interstellaires ? Vous fabriquez des clones ? Vous voulez adapter le corps humain à la vie sous-marine ? Putain, qu’est-ce que c’est que ce cauchemar ?
Ils s’arrêtèrent devant une cuve dans laquelle flottait un homme d’une soixantaine d’années. Ses multiples tuyaux autour de la tête évoquaient la chevelure d’une Gorgone. Ses paupières cousues étaient enfoncées dans les orbites. Il n’avait plus d’oreilles, et les conduits auditifs avaient été recouverts d’une greffe de peau et de chair.
— Ce sont les premiers cobayes, expliqua Sato. Il y en a une centaine ici, au NCAR, parmi les milliers répartis à travers le pays qui terminent les tests. Il s’agit du contrôle de qualité final pour le Flashback-deux avant qu’il soit distribué en Amérique et ailleurs.
— Le F-deux ? répéta Nick, abasourdi.
— Précisément, dit Sato en posant la main contre la paroi de verre à quelques centimètres du visage de l’homme.
Nick remarqua que sa peau – comme celle de tous les autres cobayes dans leur cuve – était d’un blanc livide et ridée comme un pruneau.
— Ils vont passer le reste de leur vie dans le bonheur du flashback, poursuivit Sato. À moins de quatre kilomètres d’ici, à l’Institut Naropa, des gens dépensent des millions de dollars pour revivre leur existence entière sous administration contrôlée de flashback. Mais la drogue ordinaire exige que le sujet soit réveillé plusieurs heures par jour, afin qu’il puisse exercer ses muscles, se nourrir, éviter les escarres et autres inconvénients d’une immobilisation prolongée. L’existence qu’ils revivent, l’illusion du flashback, est constamment interrompue et violée. Alors qu’ici…
Sato montra la salle d’un grand geste de la main.
— … ici, le département scientifique de Mr Nakamura procure des existences entières comportant uniquement les moments les plus heureux, qu’on ne se contente pas de revivre, comme avec le flashback, mais qu’on peut restructurer comme on le souhaite, en fonction de ses fantasmes et de son imagination. Ici, les gens vivent un avenir de bonheur avec les êtres chers qu’ils ont perdus. Les infirmes dans la vraie vie peuvent de nouveau marcher et courir, et continueront de le faire jusqu’à la fin de leur existence sous F-deux. Ceux qui ont raté leur vie trouvent le succès dans ces cuves, avec cette drogue, et personne ne souffre. Avec ce genre de flash, Bottom-san, il n’y a ni échec ni chagrin. On ne ressent pas de douleur avec le Flash-deux. Aucune.
— C’est une réalité… marmonna Nick.
Il voulait parler de la drogue. Après toutes ces années de rumeur, le F-deux n’était donc pas un mythe… Il était là, bien réel.
— Oh, oui. Pour ces hommes et ces femmes, tout ce qu’ils rêvent est une réalité totale, dit Sato en se méprenant sur le sens de la remarque de Nick. Pour ce groupe privilégié, la seule différence entre la vie sous Flashback-deux et ce que nous appelons « la vraie vie » est la merveilleuse absence de souffrance physique, ainsi que de toute expérience, émotion ou souvenir douloureux.
— Combien de temps… vivent-ils ? demanda Nick.
Il sentait encore sur ses vêtements la puanteur de la Décharge No 9. Il aurait préféré être là-bas.
— Nos meilleures prévisions, basées sur dix ans de recherches, conduisent à une estimation de soixante-dix à quatre-vingts ans. Pour certains, un peu plus. Une vie riche, bien remplie, et heureuse.
Nick se couvrit la bouche avec la main. Au bout d’un moment, il la retira et dit d’une voix grinçante :
— Que ce soit au Japon ou ailleurs, tout citoyen japonais qui utilise du flashback encourt la peine de mort.
— Rien ne va changer, Bottom-san. Cette loi continuera d’être strictement appliquée, comme c’est le cas également dans le Califat Global.
Nick secoua la tête.
— Vous allez vendre ce produit, ce F-deux…
Il s’interrompit. Il ne savait pas comment terminer sa phrase.
— À un prix inférieur à celui du flashback d’origine, dit Sato avec fierté. Le F-deux coûtera un nouveau dollar pour une quarantaine d’heures. Même les SDF auront les moyens de s’en procurer.
— Vous ne pouvez pas donner un aquarium à chacun des trois cent quarante millions d’habitants, rétorqua Nick. Et qui va nourrir ces millions de flasheurs ? C’est déjà assez difficile comme ça en ce moment.
— Bien sûr qu’il n’y aura pas de cuves, Bottom-san. Les clients devront se débrouiller pour se trouver un flashodrome, ou un endroit privé et confortable, pour s’adonner au Flash-deux. Naturellement, la cuve est la meilleure solution. Nous estimons que la mise à disposition d’endroits comme celui-ci – peut-être pas très différents de l’installation du NCAR – constituera un nouveau créneau industriel très prometteur dans les quelques années à venir. Nous pensons que d’autres nations, celles qui n’autorisent aucune forme de flashback sur leur territoire, accepteront sans doute de fabriquer de telles cuves à immersion totale pour les Américains.
Nick compta mentalement ses cartouches. Il en avait quinze dans le chargeur de son Glock, et un chargeur de rechange dans la poche de son blouson. Trente au total. Il faudrait peut-être plusieurs balles pour briser une de ces cuves, en admettant que ce soit faisable avec du simple 9mm. Son petit calibre .32, lui, comptait pour du beurre… il ne pouvait certainement rien contre ce genre de super-Plexiglas. Et si c’était du Kevlar-3 transparent, même le Glock n’avait aucune chance. Plus tard, Nick se rendit compte que cette probabilité était la seule chose qui l’avait empêché de passer à l’acte.
Les deux hommes restèrent un long moment silencieux au milieu des ombres vertes : Hideki Sato plongé dans sa contemplation, Nick Bottom bouillonnant de rage impuissante.
— Pourquoi me montrez-vous tout ça ? demanda-t-il enfin en regardant Sato droit dans les yeux.
Le colosse eut un léger sourire.
— Il est temps de partir, Bottom-san, si je veux pouvoir vous ramener à votre véhicule dans le délai que je vous avais promis. Plus tard dans la journée, quand vous parlerez à Mr Nakamura, n’oubliez pas la possibilité du NCAR.
— Je n’oublierai jamais le NCAR, répondit Nick.