2.05
Denver
Samedi 25 septembre
Une fois dans Washington Park, Val avait projeté de menacer quelqu’un avec son arme pour l’obliger à lui donner son portable – en fait, de voler son portable à un SDF – pour appeler son vieux et lui fixer un rendez-vous –, mais finalement, les gens qu’il rencontra dans le parc furent ravis de lui en prêter un. Et ça, après lui avoir fourni un bon repas bien chaud, donné une couverture et un oreiller, et l’avoir laissé dormir tranquillement quelques heures.
Il y avait un certain nombre de SDF dans le parc, mais les deux que Val rencontra d’abord étaient un couple de Noirs, dont il apprit rapidement qu’ils s’appelaient Harold et Dottie Davison. Ils étaient plus âgés que son père, mais plus jeunes que Leonard, dans cette tranche d’âge que Val avait du mal à estimer – la soixantaine, sans doute. Les cheveux crépus et les longs favoris de Harold commençaient à grisonner. Pensant qu’ils seraient facilement intimidés, Val s’en approcha en gardant la main dans la poche de son blouson, les doigts serrés autour de la crosse de son Beretta.
Ils le saluèrent aussitôt et se présentèrent. Dottie s’exclama en voyant la cheville ensanglantée de Val, et le fit asseoir sur une souche devant leur petite tente pendant qu’elle allait chercher de la teinture d’iode et autres produits médicaux. Elle retroussa le bas du pantalon et entreprit de nettoyer la plaie, en lui disant qu’il faudrait vraiment poser des agrafes. Elle lui fit ensuite un pansement avec des bandages propres.
Une fois l’opération terminée, Val s’apprêtait à exiger leur téléphone quand Dottie lui dit :
— Tu dois avoir faim, mon garçon. À te regarder, je parie que tu n’as rien mangé depuis le petit déjeuner, ou même avant. Tu as de la chance, on a une marmite de soupe aux haricots et au bacon sur le feu. Il y a aussi un bol et une cuillère qui t’attendent.
C’était une soupe que Val adorait. Sa mère lui en faisait le week-end, et aussi quand il n’avait pas à aller à l’école. Juste de la soupe en conserve, mais elle était salée avec un bon goût de bacon, et il la trouvait formidable. Il n’en avait plus jamais mangé depuis qu’il vivait avec Leonard.
Dottie Davison avait aussi fait des biscuits tout frais et tout chauds, dont Val n’arrivait pas à se lasser.
Le couple mangea un peu de soupe avec lui – Val pensa qu’ils avaient déjà déjeuné, mais qu’ils lui tenaient compagnie par politesse – et lui posa quelques questions. En essayant de rester le plus vague possible, Val leur expliqua comment il était arrivé en ville à bord d’un convoi, avec son grand-père.
— Où est-il maintenant, Val ? demanda Harold.
Val s’en voulut de leur avoir donné autant d’informations – au moins, il ne leur avait pas dit qu’il venait de LA.
— Oh, il rend visite à de la famille. Je suis censé le retrouver un peu plus tard. C’est pour ça que j’avais besoin d’emprunter un téléphone. Pour lui dire où je suis.
Désireux de changer de sujet, Val regarda autour de lui entre une cuillerée de soupe et une bouchée de biscuit.
— Il y a beaucoup de familles dans ce village, dit-il. Ça m’a l’air beaucoup plus sympa que le Hungarian Freedom Park et d’autres qu’on a vus, Leonard… mon grand-père et moi, en passant devant.
Il raconta au couple comment ils avaient été suivis par un groupe d’hommes qui cherchaient manifestement à les attaquer. Mais il ne précisa pas qu’il les avait fait fuir en les menaçant d’une arme.
Dottie agita la main.
— Oh, ces parcs le long du Speer Boulevard sont des endroits horribles. Horribles. On n’y trouve que des hommes, tous célibataires – ils se font appeler l’Armée du Nouveau Bonus –, et je doute qu’il y en ait un seul qui ne soit pas un voleur ou un violeur. La ville de Denver leur verse une petite allocation chaque semaine, pour qu’ils se tiennent tranquilles et ne déclenchent pas d’émeute. C’est du chantage, et ce n’est pas bien.
Val poussa un grognement d’assentiment et continua de manger.
Comme pour passer à un sujet plus gai, Dottie Davison lui demanda :
— Est-ce que vous êtes passés devant l’ancien country club, là où il y a toutes ces tentes bleues ?
— Ouais, je crois que je les ai vues, dit Val en prenant un autre biscuit.
— C’est très bizarre, dit la femme. Depuis deux mois, il y a des milliers de soldats japonais qui campent là. Ils ne sortent jamais. Personne ne sait pourquoi ils sont là… alors que nos garçons, qui sont à peine plus âgés que toi, se battent en Chine justement pour eux.
— Des Japonais ? dit Val. Vous êtes sûre ?
— Oh, oui. On a ici une dame japonaise avec ses enfants et ses petits-enfants – elle avait épousé un gentil marine à Okinawa, et elle est venue aux États-Unis il y a des années de ça, mais maintenant il est mort – et elle m’a dit qu’elle avait entendu ces soldats parler entre eux, et aussi leurs sergents ou officiers, je ne sais quoi, qui leur criaient dessus, et ils parlaient tous japonais.
— Vraiment bizarre, dit Val.
— Ils ont aussi des tanks, et des… heu, des trucs blindés… et des avions avec les ailes qui se replient et qui volent comme des hélicoptères.
— Des Osprey, intervint Harold. Ça s’appelle des Osprey.
— Vraiment bizarre, répéta Val.
Quand il eut fini de manger, il resta simplement assis là. Il était repu, il avait sommeil, et il se sentait un peu bête… certain de ce qu’il avait à faire, mais sans savoir comment s’y prendre. Il fallait qu’il dise à son vieux de lui apporter tout l’argent qu’il pourrait – Val avait besoin de ces deux cents dollars pour la fausse CNIC –, et ensuite, il fallait qu’il trouve un endroit discret pour…
Pour tuer mon père… Voilà. Dans son épuisement et son stress, Val avait formulé honnêtement sa pensée.
Au départ, il avait imaginé de voler un portable pour demander à son vieux de lui apporter l’argent, et de l’abattre aussitôt dans le parc. Personne ne saurait qu’il avait été là.
Sauf que… Sauf que, quand Harold et Dottie lui avaient demandé son nom, il le leur avait dit. Il avait même mentionné celui de Leonard. Bon sang, il aurait aussi bien pu leur donner ses empreintes digitales…
Il allait donc devoir faire ça ailleurs.
— Tu m’as l’air épuisé, fiston, dit Harold. Tiens, prends ça et va t’allonger un peu sous l’auvent. Il commence à faire chaud, au soleil.
Harold lui tendit un oreiller dans une taie bien propre – comment faisaient-ils pour laver et repasser leur linge dans ce parc ? – et une mince couverture grise.
— Non, ça va, marmonna Val.
Mais le gazon à l’ombre de l’auvent lui parut bien tentant. Il décida de s’allonger un instant, juste pour réfléchir à ce qu’il allait devoir faire, et dans quel ordre. Une légère brise se leva et il s’enveloppa de sa couverture.
*
Val se réveilla quelques heures plus tard – il n’avait pas de montre, mais le jour commençait à tomber – et s’en voulut amèrement. Il n’était vraiment qu’un imbécile…
— Finalement, tu devais être bien fatigué, lui dit Dottie qui faisait réchauffer quelque chose sur le gril.
Ça sentait très bon.
Val se défit de sa couverture. L’espace d’un instant, en se réveillant, il avait oublié le contenu des dossiers qu’il avait trouvés dans le cubi de son vieux – oublié que son père avait organisé l’assassinat de sa mère. Cette révélation lui fit l’effet d’une boue immonde remontant d’une conduite d’égout bouchée et lui coupa complètement l’appétit.
— Est-ce que je peux vous emprunter votre portable ? demanda-t-il à Dottie. C’est pour un appel local. Je n’ai pas d’argent sur moi, mais je vous rembourserai plus tard.
— Allons, dit-elle en éclatant de rire, pas besoin de me rembourser. Dans la vie, on trouve toujours une occasion de payer ses dettes de différentes façons, avec différentes personnes. Tiens, prends mon téléphone, Val.
Il s’éloigna un peu pour pouvoir appeler discrètement son père. Sans trop savoir pourquoi, il s’était attendu à tomber sur son répondeur, et il avait préparé mentalement son message. C’est pourquoi, quand il entendit son père décrocher et dire son nom, Val s’affola et raccrocha aussitôt.
Il lui fallut une minute pour recouvrer son calme. Ces derniers temps, il avait du mal à garder ses nerfs. Quand il avait entendu la voix de son vieux, il avait failli lui crier : « Tu ne m’as pas appelé pour mon anniversaire ! »
Cool, Valerino, cool… se dit-il. Bizarrement, il entendit ces mots prononcés de la voix moqueuse de Billy Coyne.
Val appuya sur la touche de rappel. Mais quand il entendit de nouveau la voix de son père, il ne sut que lui dire de venir le chercher de ce côté du parc, et ce n’est qu’après avoir raccroché qu’il se rendit compte qu’il avait complètement oublié de lui demander d’apporter les deux cents dollars en liquide dont il avait besoin.
Bon, d’accord, d’accord. De toute façon, tu ne peux rien faire ici dans le parc. Alors, une fois dans la voiture, dis-lui d’aller à un distributeur, et fais-le quand tu auras le fric.
Mais le faire  ?
Une heure. Son père lui avait dit qu’il lui fallait une heure pour faire quelques centaines de mètres… Val était là, blessé et en sang – enfin, il l’aurait été sans les pansements, les désinfectants, l’aspirine et le repas chaud que lui avaient donnés Harold et Dottie – et son fumier de père ne faisait même pas l’effort de venir le chercher tout de suite.
Il a peut-être flairé un piège. Il a dû voir tous ces dossiers du grand jury étalés dans son cubi, et Leonard lui a sans doute dit que j’étais furieux.
Et qu’est-ce que c’était que cette histoire de crise cardiaque ? C’était absurde. Son grand-père allait très bien quand Val l’avait quitté quelques heures plus tôt. Son vieux devait mentir… mais pourquoi ?
Et même si Leonard avait vraiment été victime d’une crise cardiaque – Val était sûr que son père avait bien dit « une sorte de crise cardiaque », sans trop savoir ce que ça signifiait –, il ne voyait pas ce qu’il pouvait y faire. C’était triste, mais enfin, Leonard était vieux. Et Val savait déjà depuis un certain temps que son grand-père avait un problème, des douleurs à la poitrine, malgré ses efforts pour le cacher à son petit-fils. Personne n’est éternel.
Je ne peux rien y faire, se répéta Val. Mais il réalisa soudain que, s’il tuait son père, il n’y aurait plus personne pour s’occuper de Leonard. Cet adjudant G. ne se gênerait certainement pas pour virer un vieillard de sa forteresse de merde, que Leonard soit mourant ou non.
C’est pas mon putain de problème. Ç’avait été le mantra de son flashgang – celui de Billy Coyne, en fait – qu’ils aimaient crier en chœur : C’est… pas… mon… putain… de… problème !
Dottie voulait qu’il prenne un autre repas avec eux, mais Val lui rendit son téléphone et remercia gauchement ce vieux couple si amical de lui avoir prêté l’oreiller et la couverture. Il leur dit qu’il fallait qu’il s’en aille, que son grand-père allait venir le chercher un peu plus loin dans la rue.
Harold insista quand même pour qu’il reste encore un peu, mais Val déclina l’invitation et s’éloigna le long du lac, vers les arbres et le grand village de toile des SDF de l’autre côté, en gardant la main sur la crosse de son Beretta passé dans sa ceinture.
*
Il vit enfin approcher le vieux hongre rouillé que son père lui avait décrit. D’autres voitures étaient passées de ce côté du parc, mais Val repéra que c’était la bonne parce qu’elle roulait très lentement, et aussi parce que le capot était criblé de balles. Les reflets du soleil couchant sur le pare-brise l’empêchaient de voir le visage du conducteur, mais il était sûr que c’était son vieux qui le cherchait. Sans savoir ce qui l’attendait vraiment…
Au dernier moment, Val recula et se cacha derrière un arbre, laissant la voiture passer lentement devant lui.
Espèce de trouillard…
Mais ce n’était pas seulement de la peur, se dit Val en attendant que son vieux complète son circuit et revienne à sa hauteur.
En fait, il n’était pas sûr d’être capable de monter dans la voiture, de sortir son arme pour obliger son père à l’emmener à un distributeur, et seulement après de faire ce qu’il avait à faire. Il n’avait pas réussi à lui parler au téléphone, tant il le haïssait… Comment pourrait-il rester tranquillement à côté de lui dix minutes dans la voiture ?
En plus, son vieux était un flic. Enfin, il l’avait été avant de sombrer dans le flash. Autrefois, il était rapide. Il lui était souvent arrivé d’être menacé d’une arme par des voyous, et il savait comment réagir dans ce genre de situation. Il ne devait pas y avoir beaucoup de place à l’avant de cette vieille caisse… Un flic saurait sans doute comment désarmer son passager sans se faire tirer dessus.
Val se rendit compte que ses nerfs le lâchaient.
Descends-le, c’est tout. Approche-toi de la voiture et tire. Et tant pis pour le fric.
Il repensa à cette histoire de devenir routier indépendant. Tout ça, c’étaient des conneries. Il ne savait même pas conduire une voiture. Il n’arriverait jamais à apprendre à conduire un camion avec toutes ces vitesses – rien que de faire une marche arrière avec la remorque était déjà un vrai cauchemar. Et il ne trouverait jamais les trois cent mille nouveaux dollars nécessaires pour la fausse carte. Des conneries, tout ça…
Descends-le maintenant, c’est tout. Il a tué maman. Quand il reviendra, approche-toi et tire.
Val aperçut le vieux hongre G.M. qui venait de faire le tour du lac par le nord et se dirigeait maintenant vers lui et le village des sans-abri.
Il prit son Beretta et actionna la culasse pour introduire une balle dans la chambre. En cachant l’arme derrière son dos, il sortit du couvert des arbres et avança jusqu’au bord de la route.
Cette fois, il put distinguer le visage de son vieux, et sa réaction en l’apercevant. La voiture s’arrêta pile dans un grincement de freins.
Val vit qu’il était du mauvais côté de la route. Pour être sûr de son coup, il aurait dû se placer du côté du conducteur. Son vieux se douterait de quelque chose s’il le voyait faire le tour de la voiture pour s’approcher de lui.
Comme s’il avait compris le problème, son père abaissa la vitre du côté passager.
Val s’avança aussitôt, et tenant son Beretta – qui semblait tout à coup beaucoup plus lourd – à deux mains, il braqua le canon sur le visage de son vieux. Les bras tendus, sans trembler, il le passa par la vitre à moins de un mètre de sa cible.
Vas-y fais-le vas-y fais-le n’attends pas vas-y tire
Nick Bottom ne semblait pas étonné. D’une voix douce, il lui dit :
— J’ai un gilet en Kevlar-3 sous ma chemise, Val. Tu vas devoir viser à la tête… au visage.
Val hésita un instant. Son vieux essayait de le manipuler…
Allez, vas-y !… vas-y… n’attends pas… vas-y… tire…
Val avait maintenant le doigt sur la détente et il commença à appuyer…
— Tu as laissé le cran de sûreté engagé, fiston, lui dit son vieux de ce ton qu’il avait quand il lui apprenait à faire du vélo.
Sans vraiment croire son père, Val vérifia quand même. C’était vrai. Le cran de sécurité était abaissé et recouvrait le rond rouge. Merde ! Il s’escrima maladroitement et réussit à le dégager.
Pendant ces quelques secondes, son vieux aurait très bien pu mettre le pied au plancher et s’enfuir… Mais il était resté là, le bras gauche sur le volant, sa main droite bien visible sur la vieille console entre les deux sièges, à le regarder tranquillement.
Il sait qu’il mérite de mourir pour avoir tué maman, songea Val. Il est venu ici en sachant très bien ce que j’allais faire. Il est coupable.
Val remit le doigt sur la détente et s’apprêtait à tirer quand il perçut du mouvement sur la banquette arrière. Les bras toujours tendus, le canon pointé sur le front de son père, il jeta un rapide coup d’œil à gauche.
Leonard était allongé à l’arrière au milieu d’une pile de coussins. Il avait la bouche ouverte et les yeux fermés. Une bouteille contenant un liquide clair avait été suspendue à un crochet au-dessus d’une des portières, là où on met en général sa veste, et un tube d’intraveineuse était planté dans son bras nu et meurtri.
— Putain, dit Val, qu’est-ce qui se passe ?
Son vieux tourna la tête pour regarder Leonard.
— Il va bien. Enfin, il est quand même très secoué par l’attaque dont je t’ai parlé. On appelle ça de la sténose aortique, et ça veut dire qu’une des valves de son cœur est dans un très sale état. Si on n’arrive pas à la lui remplacer, l’avenir de ton grand-père semble bien sombre. Mais là, pour l’instant, ça va. Le Dr Tak lui a donné un sédatif pour qu’il dorme un peu.
Val ne demanda pas qui était ce Dr Tak. Il secoua la tête, sans bien savoir ce qu’il refusait. Peut-être de se laisser distraire. Il pointa soigneusement le canon de son arme sur le visage de son père.
Vas-y, tire !
Il savait qu’il en était capable. Il repensa au bruit étouffé de la détonation et au recul du Beretta dans sa main quand il avait tiré à travers le passe-montagne. Il repensa à Coyne faisant simplement « Urgh » et lâchant sa lampe. Il revit le trou rond sur le tee-shirt, juste au-dessus du visage de Vladimir Poutine, qui s’était transformé en papillon rouge et qui avait continué de s’élargir. Et le visage grimaçant de Coyne lui disant : « Tu m’as tiré dessus… »
Val se revit l’achevant d’une balle dans la gorge, et entendit de nouveau le bruit des dents brisées quand la tête de Billy avait heurté le sol en béton. Et il se souvint d’avoir tué l’IA de Poutine en lui tirant une troisième balle juste entre ses deux petits yeux noirs.
C’était ça qu’il devait faire maintenant.
Appuie doucement sur la détente, pas de geste brusque…
Val se rendit compte qu’il haletait et sanglotait en même temps. Ses bras tremblaient.
Son père se pencha vers lui. Non pas pour lui prendre son arme, mais pour ouvrir la portière.
Val dut replier les bras pour que son arme ne se trouve pas coincée dans la fenêtre, si bien que le canon était maintenant presque contre son menton, avec le cran de sûreté dégagé.
— Monte, lui dit Nick. Et fais attention avec ce machin.
Cette fois, il tendit la main vers l’arme, mais c’était seulement pour remettre la sécurité. Il laissa l’arme à Val quand celui-ci s’affaissa sur son siège.
*
Nick quitta le parc par South Downing Street et prit la direction du nord.
— Je sais ce que tu as lu dans mon cubi, dit-il, mais je n’ai pas tué ta mère, Val. Jamais je ne lui aurais fait de mal, et je crois qu’au fond de toi-même, tu le sais très bien.
Val tremblait et essayait de ne pas vomir dans la voiture. L’air qui entrait par la fenêtre ouverte aidait un peu.
— C’est à toi que j’ai fait du mal, poursuivit Nick. J’ai passé ces dernières années à flasher pour être avec Dara, et j’ai complètement négligé tous mes devoirs de père. Je sais bien que je n’ai aucune excuse, mais enfin, je suis désolé.
Val sentit de nouveau la haine monter en lui. Là, à cet instant, il aurait pu tirer une balle dans la tête de son père – la rage l’en aurait rendu capable –, mais il n’avait plus aucune force dans les bras. Il n’aurait même pas pu soulever le Beretta si sa vie avait été en jeu.
Quand ils approchèrent de Speer Boulevard, ils entendirent un formidable rugissement et Nick leva les yeux au moment même où un AVAD Osprey III s’élevait au-dessus d’eux. L’appareil fit pivoter ses ailes et ses réacteurs pour passer en vol horizontal. La toile qui recouvrait la clôture du Denver Country Club le long de la rue se mit à claquer et à menacer de s’arracher du grillage.
— Putain, qu’est-ce qui se passe ? s’exclama Nick.
— Les Japs, marmonna Val. Dottie et Harold Davison m’ont dit qu’il y a des milliers de soldats japonais ici.
Sans demander qui pouvaient bien être Dottie et Harold Davison, Nick regarda l’Osprey s’éloigner vers l’ouest et dit à voix basse :
— Les Japonais n’ont absolument pas le droit de faire stationner des troupes sur notre territoire.
Val haussa les épaules.
— Est-ce qu’on peut aller dans notre ancien quartier ? demanda-t-il.
Peut-être que s’il pouvait revoir sa vieille maison, le souvenir de sa mère l’attendant sur le pas de la porte, comme elle le faisait chaque jour quand il rentrait de l’école, l’aiderait à soulever ce pistolet, à le braquer sur son père et à appuyer sur la détente…
— On n’a pas assez de charge, répondit Nick en tournant à gauche dans Speer Boulevard. Il reste tout juste quatorze kilomètres dans cette vieille caisse, et Six Drapeaux Au-dessus Des Juifs est à six kilomètres.
— Six Drapeaux… répéta Val en regardant son père comme s’il était devenu fou.
— K.T. nous y a laissé une voiture, une vraie, expliqua Nick. Enfin, j’espère… Tu te souviens de K.T. Lincoln ? Mon ancienne partenaire ?
Val s’en souvenait… une dame dangereuse, du point de vue d’un gamin. Mais sa mère l’aimait bien, sans que le jeune Val ait jamais vraiment compris pourquoi.
— Bon, fit Nick, de toute façon, les gens qui se sont donné tout ce mal pour falsifier les preuves que tu as vues sont à ma poursuite en ce moment. Ils pourraient vous faire du mal, à Leonard et à toi, si vous ne quittez pas rapidement la ville. On aura de la chance si ce vieux hongre arrive jusqu’à Six Drapeaux où la voiture nous attend. Mais une fois là-bas, tu vas la prendre et emmener Leonard loin d’ici.
— Je ne sais pas conduire, avoua Val.
Nick eut un petit rire amer.
— Avant de prendre son sédatif, Leonard m’a dit que tu voulais te faire faire une carte de routier pour pouvoir conduire des gros camions.
— C’étaient des conneries, marmonna Val. Comme tout le reste…
— Là, je suis assez d’accord avec toi. Leonard m’a dit que tu avais le nom et l’adresse d’un faussaire. Montre-moi ça.
Val avait l’impression d’être aussi drogué que son grand-père. Il fouilla maladroitement dans les poches de son blouson – remplies de chargeurs et de cartouches pour son Beretta – et finit par trouver la carte, qu’il tendit à son père.
— Ouais, fit Nick, je connais ce gars. K.T. et moi, on l’a fait envoyer en taule pour cinq ans quand tu étais tout petit. Maintenant, il vit planqué au beau milieu du quartier des reconquistas. Tu aurais beaucoup de mal à le trouver.
— De toute façon, je n’ai pas l’argent.
Ils longeaient en ce moment le Hungarian Freedom Park avec son Armée du Bonus de SDF célibataires. Il y avait des voitures et des camionnettes de la police garées le long du trottoir, et des tas de flics en tenue antiémeutes. Pour Val, tout cela semblait à des années-lumière.
— J’aurais besoin de deux cents dollars – des anciens – pour me faire faire la carte.
— Je suis désolé, je ne peux rien pour toi, dit Nick. Il y a quelques jours, j’aurais pu te les donner, mais j’ai tout dépensé en pots-de-vin et pour payer le pilote qui m’a emmené de Las Vegas à Los Angeles.
Val fut stupéfait.
— À Los Angeles ? Qu’est-ce que tu es allé faire là-bas ?
— Te chercher.
— Tu te fous de moi…
— Bon, d’accord, si tu veux, dit Nick. En fait, j’ai claqué tout mon fric dans les casinos de Vegas. Je me fiche bien de ce que tu crois. Mais même si j’avais les deux cents dollars, je ne pourrais plus te les donner.
— Pourquoi ça ?
— Parce que je les verserais comme acompte pour que Leonard puisse se faire opérer. Il ne peut pas vivre sans ça, et il sera déjà mort depuis une dizaine d’années quand la Sécu pourra enfin financer l’opération.
Comme s’il avait entendu son nom, Leonard s’agita à l’arrière et poussa un grognement.
Val se retourna pour regarder son grand-père, et il ressentit lui-même une douleur dans la poitrine.
— J’ai fait un rêve la nuit dernière, dit Nick. On s’enfuyait tous les trois vers Texhoma, dans l’Oklahoma, dans une vieille Chevrolet Camaro SS avec un V8 surgonflé.
— C’est quoi, Texhoma ?
— Un poste frontière avec la République du Texas.
— Ils paieraient pour l’opération de Leonard, au Texas ?
— Non, mais ils sont équipés pour le faire si on a les moyens de payer. Et je me débrouillerais pour trouver l’argent nécessaire.
— J’ai entendu dire que le Texas ne laisse pas entrer les bons à rien, dit Val. Surtout ceux qui sont accros au flash.
Nick ne dit rien.
Au bout, d’un moment, Val reprit :
— Alors, cette bagnole que ta copine K.T. doit nous laisser à Six Drapeaux… c’est une vieille Camaro V8 à essence, tu dis ?
— Sans doute pas, dit Nick. Je voulais simplement la voiture la plus rapide de la fourrière du DPD. Tu te souviens du Dernier Intercepteur V8 de Mad Max ?
— Je ne comprends rien à ce que tu me racontes, mentit Val.
Nick haussa les épaules. Ils approchaient du pont au-dessus de l’I-25, et il tourna à gauche pour rejoindre les tours et les montagnes russes abandonnées des Jardins d’Elitch. D’après l’indicateur de charge de son hongre, il lui restait six kilomètres.
Dans le parking, il y avait une seule voiture garée un peu à l’écart des autres, dans le mauvais sens. Nick s’arrêta à côté et jura entre ses dents.
— Ah, bon Dieu, non…
Il jeta un coup d’œil à Leonard pour s’assurer qu’il allait bien, puis il sortit du hongre. Val descendit à son tour, le pistolet à la main.
Nick se baissa pour récupérer une petite boîte derrière la roue arrière gauche. Elle contenait une clef de contact avec un mot de K.T. : « La fourrière est pratiquement vide, et je n’ai rien pu en sortir aujourd’hui. C’est ma voiture personnelle. Bonne chance. »
Nick et Val regardèrent la Menlo Park bleue, une petite camionnette tout électrique. Les bons jours, ce genre d’engin avait une autonomie d’à peu près cent cinquante kilomètres.
— Au moins, elle est d’un bleu plus clair, marmonna Nick.
Val ne voyait vraiment pas ce que son père voulait dire.
Nick venait juste de tendre les clefs à Val et s’apprêtait à dire quelque chose quand quatre M-ATV en camouflage du désert traversèrent le parking dans un rugissement de moteurs et les encerclèrent. Une douzaine de Japonais en armure balistique noire, tous équipés de fusils d’assaut, débarquèrent des gros véhicules et braquèrent aussitôt leurs armes sur Nick et Val.
Le garçon commença à lever son Beretta, mais son père lui agrippa le poignet et le serra si fort qu’il dut lâcher le pistolet. Nick lui-même n’esquissa aucun geste pour prendre une arme.
Un Japonais corpulent, également en armure noire, descendit la rampe arrière d’un des Oshkosh. Il regarda en silence tandis que l’un des ninjas fouillait Nick et lui prenait son Glock ainsi que le petit calibre .32 fixé à sa cheville. Un autre, qui avait ramassé le Beretta, s’occupa de Val et lui confisqua toutes ses munitions. Deux autres hommes en noir étaient en train de soulever délicatement Leonard – qui dormait toujours – pour le sortir du hongre. Un troisième tenait le flacon d’intraveineuse.
Les deux ninjas qui avaient fouillé Val et Nick firent un signe à leur chef, et deux autres poussèrent le père et le fils vers l’arrière du gros M-ATV.
— Bottom-san, dit l’homme en noir, c’est l’heure.