Nick s’éveilla brusquement de son cauchemar, haletant et trempé de sueur. C’était le vieux cauchemar. Le cauchemar récurrent. Celui du NCAR.
Il se leva de son lit de camp, enleva son tee-shirt taché par la transpiration et le jeta dans un coin de la chambre. Simplement vêtu d’un caleçon, il alla dans le minuscule cabinet de toilette où il se passa de l’eau sur le visage et le cou.
Il se rendit ensuite dans la cuisine et regarda par la fenêtre. Le soleil se levait. Nick se trouvait au neuvième étage de la caserne des Texas Rangers, à San Antonio, un immeuble qui avait été autrefois le Menger Hotel, dans East Crockett Street. Nick n’aimait pas que l’Alamo soit juste en face, sur la place qui portait son nom. La vieille mission ressuscitée était là dans toute sa réalité. Nick n’aimait pas la voir parce qu’il l’avait vue dans un rêve autrefois – le rêve de la Camaro –, et qu’il ne faisait plus confiance aux rêves.
Il regarda le soleil toucher le sommet arrondi de sa façade en pierre grise.
Torse nu, Nick s’examina. Il avait pas mal de cicatrices : celle laissée par le coup de couteau dans l’estomac à Santa Fe, celles quand on lui avait réduit sa fracture de la jambe cinq mois plus tôt à Texline, et d’autres plus petites sur le visage, les mains et le dos.
Mais c’est le fin réseau de cicatrices sur la peau bronzée de son avant-bras gauche qui retint son attention.
Il retourna un instant dans la chambre et revint dans la cuisine avec le couteau à cran d’arrêt qui faisait partie de son équipement de Ranger. Beaucoup de ses camarades avaient d’énormes couteaux – certains d’authentiques Bowie –, mais Nick se contentait de ce couteau affuté comme un rasoir. Il avait aussi pris de la teinture d’iode et de l’alcool à 90 degrés dans son armoire à pharmacie.
L’écran de son téléphone-ordinateur clignotait. Il y avait un nouveau message de Val. Nick posa la teinture d’iode, l’alcool et son couteau sur le plan de travail, et il ouvrit le fichier.
L’e-mail était très court, comme tous ceux de Val. Il allait revenir de Boston en mars, dans un convoi à destination du Sud-Ouest, et il aimerait en profiter pour le voir, au cas où il serait toujours à San Antonio, dans la caserne de la Compagnie D des Texas Rangers. Comment se portait Leonard ?
Leonard se portait sacrément bien, songea Nick, après une opération de la valve aortique qui avait coûté près de trente mille dollars. Des dollars texans. Nick payait une petite partie de la facture chaque mois, grâce à sa solde de lieutenant-inspecteur des Rangers. Il en avait encore pour des années avant de pouvoir tout rembourser.
Ça en valait la peine.
Un e-mail du poète Danny Oz attendait également. Oz s’apprêtait à retourner en Israël – ce pays qui était devenu un désert radioactif – lors de la Grande Poussée prévue en mai. Les Japonais et les forces de la République du Texas allaient ramener 1 100 000 Juifs – certains des expatriés, et un grand nombre venus des États-Unis et d’autres pays – au Moyen-Orient cet été.
Une tête de pont avait été établie par les armées régulières américaine et japonaise, mais il appartiendrait aux Juifs de la tenir et de l’étendre. Oz écrivait que son cancer était en phase de rémission, mais que même s’il ne l’était plus en mai, il retournerait quand même dans son pays, et qu’il était prêt à affronter le pire de ce que son cancer et le Califat pourraient lui infliger.
Nick était sûr que le Califat ferait de son mieux…
D’un autre côté, le pire qu’il pourrait infliger n’était pas aussi terrible que cela aurait pu l’être quelques mois plus tôt. Le nouveau shōgun avait prévenu les États islamiques du noyau central du Califat que tout recours de leur part à des armes nucléaires entraînerait une riposte immédiate à l’aide de missiles nucléaires et de g-bears. Mais pas sur leurs villes surpeuplées – du moins, pas tout de suite. Le shōgun avait précisé que les sept sites les plus sacrés de l’Islam seraient détruits – chacun avec un préavis de vingt-quatre heures pour en permettre l’évacuation – si les forces djihadistes utilisaient encore des armes de destruction massive contre qui que ce soit. Pour prouver à ses nouveaux alliés sa détermination inflexible, le shōgun avait lancé un avertissement de vingt-quatre heures et fait vaporiser à titre d’exemple un petit sanctuaire chiite situé à Bassorah, à l’aide de cinquante g-bears.
À en croire les reportages diffusés par Al-Jazira, plus d’un milliard de citoyens du Califat étaient littéralement entrés en convulsion, l’écume aux lèvres, en apprenant ce sacrilège. Plus de cinquante mille personnes étaient mortes dans des émeutes.
Mais le Califat Global n’avait utilisé aucune arme de destruction massive contre la tête de pont établie près de l’endroit où se trouvait autrefois la ville de Haïfa.
L’année prochaine à Jérusalem ! avait écrit Oz à la fin de son message. Nick savait que c’était une invitation sincère.
Ma foi, pourquoi pas ? Le professeur émérite George Leonard Fox avait l’intention de partir, lui aussi. Le vieil homme, avec sa nouvelle valve clonée – plus en forme que jamais, comme il le disait lui-même – serait là-bas en compagnie de 1 099 999 autres Juifs.
Dara ne lui avait jamais dit que son père était juif. Ça lui était sans doute sorti de l’esprit.
Nick n’allait pas pouvoir se rendre dans le Nouvel Israël avant un bon bout de temps. Aujourd’hui même, sa division de Rangers – forte de douze mille hommes et femmes – allait franchir la frontière et pénétrer dans le Nouveau-Mexique avec les deux cent mille soldats de l’armée Sam Houston de la République du Texas.
Les forces blindées avaient pour tâche d’éliminer les derniers vestiges de « présence étrangère » dans ce qui avait été les États américains du Nouveau-Mexique, de l’Arizona et de la Californie du Sud, et qui allait le redevenir. Ces divisions blindées descendraient ensuite au sud, au moins jusqu’à Monterrey, Torreón et Culiacán. On déciderait plus tard de ce qu’il fallait faire de la ville de Mexico.
Pour ceux qui criaient à l’impérialisme – et il en restait encore beaucoup de ce genre dans ce qu’on appelait maintenant les États-Craintifs d’Amérique –, la réponse était : « Si vous ne supportez pas la chaleur, sortez de la cuisine de votre voisin. »
Le dernier e-mail venait du Dr Linda Alvarez, une femme que Nick avait rencontrée le Noël dernier à une réception donnée au Riverwalk, et avec qui il avait passé pas mal de temps depuis le Nouvel An. Il lirait ce courrier plus tard.
Je t’en dirai bientôt plus sur elle, Dara.
À l’époque où il s’adonnait au flashback, Nick n’avait jamais envoyé ce genre d’e-mails mentaux à Dara. En fait, il n’avait pas vraiment beaucoup pensé à elle. Il n’en avait pas eu besoin puisqu’il revivait constamment des heures et des jours en sa compagnie. Mais ce n’étaient que des souvenirs figés. Maintenant, sans flashback, c’était souvent que ses pensées se tournaient vers elle – alors même que le souvenir de son aspect et de son contact s’estompait dans sa mémoire –, et il lui envoyait un e-mail mental quotidien. Ils étaient courts, mais pas autant que ceux de Val qui ne dépassaient pas deux phrases.
Nous devons apprendre à accepter nos pertes. Ce n’était pas une pensée pseudo-philosophique profonde née de l’esprit de Nick, mais une phrase prononcée par le commandant Trevors quand il s’était adressé la veille à la Compagnie D. Les pertes ne devraient pas être trop importantes chez les Texas Rangers – ils suivaient l’armée régulière pour servir d’infrastructure civile et de forces de police.
Mais on ne savait jamais…
Dans trois semaines, les troupes d’Omura – composées des commandos de Sato et de la Garde nationale des États de Californie et de Washington – allaient pénétrer au Canada pour y affronter les milices du Califat qui y étaient rassemblées. Voilà un combat qui s’annonçait acharné et qui risquait de provoquer des pertes importantes. Nick aurait préféré y participer… Mais au fond, pas tant que ça. Pas quand il était en compagnie du Dr Linda Alvarez. Ou quand il lisait un bon bouquin. Ou qu’il regardait un de ses vieux films. Ou qu’il attendait une des rares visites de Val.
Nous devons apprendre à accepter nos pertes.
Nick était prêt. Il avait déjà appris le plus difficile, pensait-il.
Il posa une serviette sur le plan de travail, puis il ouvrit son couteau et en plongea la lame dans la bouteille d’alcool. Il se pencha sur la tablette tandis qu’au-dehors, le jour se levait, la ville s’éveillait et l’Alamo brillait – on célébrait une sorte d’anniversaire en son honneur aujourd’hui, avait-il entendu dire –, et puis il se passa la lame sur l’avant-bras jusqu’à ce que du sang apparaisse et s’écoule sur sa main avant de former des papillons rouges sur la serviette.
En serrant les dents, Nick enfonça la lame plus profondément, pour qu’elle pénètre dans la chair. Il irait jusqu’à l’os s’il le fallait.
Mais non, cette douleur était suffisante. C’était une douleur vive, réelle, indéniable. C’était exactement le genre de douleur que le Flashback-deux n’autoriserait jamais dans les rêves. Jamais.
Nick retira la lame et désinfecta la blessure avant de se faire rapidement un pansement. Il y aurait bientôt une cicatrice à la place, qui viendrait simplement s’ajouter aux dizaines d’autres qui formaient un fin réseau.
Car Nick Bottom avait retenu une chose de son Rêve – de ses années de rêves sous l’empire de la drogue : Être vivant, c’est ressentir la douleur. C’est accepter de ressentir la douleur.
Nick finit de nettoyer, puis il rangea son couteau dans sa poche, mit la serviette à tremper dans l’évier et se prépara du café. Bon, il allait se faire un super petit déjeuner aujourd’hui : œufs, bacon, toast, la totale. Le rassemblement n’était prévu qu’à 9 heures, mais la journée promettait d’être longue, et il ne savait pas quand il aurait de nouveau l’occasion de faire un vrai repas.
On ne peut pas avoir de vie sans douleur, Nick le comprenait bien, maintenant. On ne peut pas avoir d’avenir sans douleur. Vivre, c’est avoir la force de faire face à la douleur et au deuil, et être capable de les traverser pour trouver quelque chose de réel de l’autre côté.
Sinon, ce n’est rien d’autre que du flashback.