1.03
Cherry Creek
Vendredi 10 septembre
Le hongre gravit la rampe jusqu’au second et dernier étage du parking du Centre commercial de Cherry Creek, et son moteur mourut à dix mètres des bornes de recharge. Nick abandonna la voiture là, sachant que Mack ou l’un de ses gars se chargeraient de la pousser. La station de chargement de la Zone Verte japonaise n’avait pris qu’une quarantaine de minutes. Ici, avec ce matériel antique, il faudrait bien douze heures, même pour une simple recharge partielle. Nick s’en fichait.
Sato avait franchi les deux points de contrôle en montrant sa CNIC – une carte noire et non pas verte comme celles des diplomates ou des visiteurs étrangers –, et il n’y avait eu aucun problème. Mais Nick attendait de voir ce qui allait se passer au dernier contrôle, celui de la salle des armes. Si Sato croyait que son statut diplomatique allait lui permettre de rentrer dans Cherry Creek avec une arme, il allait être drôlement surpris. La présidente des États-Unis ne pourrait pas pénétrer dans ce complexe avec une arme, même cachée dans son soutien-gorge.
Ils étaient à présent dans le sas d’accès, et l’adjudant G., l’expert en armement et responsable de la sécurité, se tenait derrière le comptoir d’inspection. Un des gardes des postes de contrôle avait dû le prévenir par téléphone. L’adjudant G., un ancien marine, était à un de ces âges indéterminés une fois passé le cap de la soixantaine, mais il était encore en bonne forme physique, et dangereux. Son visage carré et tanné sous sa coupe en brosse semblait tenir uniquement grâce à son réseau de vieilles cicatrices.
Nick lui remit son Glock et attendit.
L’ancien centre commercial ne disposait pas d’un hyperscan IRM ni de couches de sécurité comme dans la Zone Verte, mais la machine à rayons X et le vieux renifleur d’explosifs installés dans le sas avaient fait leur travail. Nick pouvait voir sur l’écran de l’adjudant la silhouette brillante de Sato et la sienne. Sato portait une sorte de très gros pistolet dans un étui sous l’aisselle, une arme plus petite dans un ceinturon, un minuscule pistolet semi-automatique à la cheville droite, et une sorte de couteau à lancer dans sa ceinture au-dessus de la hanche droite.
Avant que l’adjudant G. n’ait pu grommeler ses exigences, Sato lui dit :
— Si vous voulez bien d’abord écouter ceci, je vous prie.
Il tendit sa CNIC à l’adjudant, qui mit son oreillette et ses e-lunettes pour accéder aux informations cryptées qu’elle contenait. L’expression de l’ancien marine ne changea pas, et quand il rendit sa carte d’identité à Sato, il dit simplement d’un ton bourru : « Entrez, Mr Sato », sans même tenter de le désarmer.
Nick en resta bouche bée, au point qu’il crut que sa mâchoire allait se décrocher. Il avait souvent entendu cette expression, mais il n’avait jamais eu l’occasion de vivre lui-même l’expérience…
Les portes intérieures et la grille s’ouvrirent, et Sato s’écarta avec un grand geste de la main comme pour dire : « Après vous… »
Nick se dirigea vers son cubicule. Cette partie de la ville était manifestement soumise à un de ses délestages électriques quotidiens, et malgré les générateurs qui continuaient d’alimenter les portes de sécurité, les bornes de chargement du parking, les caméras de surveillance, les portes des cubis, les autocanons extérieurs et autres équipements essentiels, la mezzanine du premier étage n’était pas éclairée. Quant aux panneaux vitrés courant le long du plafond, ils étaient recouverts d’une telle couche de poussière et de crasse qu’ils ne laissaient plus passer qu’une faible lumière d’un jaune maladif. La plupart des ventilateurs de l’espace commun étaient également arrêtés, et comme les occupants laissaient la porte de leurs cubis ouverte pendant ces coupures, l’air était saturé de l’odeur de plusieurs milliers de gens, de leur literie sale, de leur cuisine et de leurs ordures
Nick s’arrêta et s’accouda un instant à la balustrade pour regarder cinq mètres en contrebas la vieille fontaine qui coulait autrefois devant le grand magasin Saks Fifth Avenue. Cet espace abritait encore quelques-uns des cubis les plus chers du complexe, même s’il n’était pas vraiment accueillant avec ses sacs-poubelle éventrés entassés devant l’entrée barrée par un rideau de fer. Nick jeta un coup d’œil là où se trouvait autrefois la sculpture des oies sauvages.
Le grand bassin trapézoïdal en marbre avait depuis longtemps été vidé de son eau et rempli de terre pour servir de potager aux résidents des cubis de Saks, mais quelques câbles d’acier pendaient encore du plafond, et il restait une oie sauvage en bronze. Nick se souvenait de la sculpture d’origine, du temps où, gamin puis jeune homme, il venait faire ses courses ici. Elle avait représenté des oies sauvages se préparant à se poser l’une après l’autre dans l’eau. La plus basse, les pattes tendues en avant, semblait projeter des éclaboussures de part et d’autre, là où ses pieds palmés touchaient la surface. Combien y avait-il eu d’oies ? se demanda Nick. Six ? Huit ? Encore plus ?
Il faudrait du flashback pour le savoir, et il n’allait pas gaspiller de la drogue pour ça. Mais maintenant, il ne restait plus que cette oie solitaire trois mètres au-dessus du potager improvisé, avec ses larges ailes en bronze écartées et ses pattes qui commençaient juste à se déployer tel un train d’atterrissage palmé.
Nick ne savait pas pourquoi il s’était arrêté ici avec Sato en remorque… C’est juste qu’il avait l’habitude de jeter un coup d’œil au passage à cette oie esseulée.
Il secoua la tête avec agacement et reprit le chemin de l’ancien Baby Gap, là où il habitait.
Les occupants des cinq autres cubis étaient tous chez eux derrière leurs cloisons et leurs couvertures tendues, parce qu’ils étaient eux aussi au chômage et qu’ils n’avaient nulle part où aller dans la journée. La vieille femme du cubi à côté de celui de Nick était en train de ronfler. Le couple du cubi en face se lançait des insultes à tue-tête, et leur gamin de deux ans s’était mis à brailler, de sorte que le niveau sonore de l’ensemble frôlait dangereusement le seuil mortel. Comme d’habitude, le cubi du vieux soldat était silencieux – Nick s’attendait toujours à sentir la puanteur qui annoncerait à tout le monde que le vieil homme avait finalement décidé de se pendre ou de se tirer une balle dans la tête –, mais les deux autres faisaient marcher leur télé à fond. Le plafond acoustique du Baby Gap était à quatre mètres, mais les minces cloisons ne faisaient que deux mètres cinquante.
Nick ouvrit la porte et fit entrer Sato dans son espace minuscule. Il sentait grandir en lui sa rage de voir son intimité envahie. Mais Mr Nakamura avait insisté pour que le chef de la sécurité visite son domicile, et le transfert initial de crédit ne s’effectuerait qu’une fois cette formalité accomplie.
Nick constata qu’il avait oublié de faire son lit. Le plus drôle, c’est qu’autrefois, entre Dara et lui, ç’avait été un motif de fierté un peu absurde qu’il le fasse toujours, même avant de la rencontrer, et les matins où ils étaient tous les deux pressés, c’était lui qui le faisait si elle n’en avait pas le temps.
Le lit défait était d’autant plus en évidence qu’il occupait près du tiers de la pièce.
Nick ne proposa pas à Sato de s’assoir parce que, primo, il ne l’avait pas invité chez lui, et secundo, le seul endroit pour s’asseoir, à part le lit défait, était la chaise devant le petit bureau sur lequel Nick ouvrait le clavier virtuel de son téléphone, et que cette chaise n’était probablement pas assez solide pour supporter le poids du Japonais. Elle était déjà un peu limite pour lui.
Mais le chef de la sécurité ne semblait pas avoir envie de s’asseoir. Il s’approcha du mur en face du lit, où était accroché un écran de 70 pouces, puis il alluma la télé et y introduisit sa carte.
Aussitôt, trois rangées de visages apparurent à l’écran, dix-huit en tout.
— Reconnaissez-vous ces gens ? demanda Sato.
— Quelques-uns. La plupart, répondit Nick.
Ces visages lui avaient été familiers, autrefois, des témoins et des suspects dans le meurtre de Keigo Nakamura, mais le flashback avait pour effet paradoxal d’estomper les souvenirs réels.
Comme en réponse à cette réflexion silencieuse, Sato dit :
— Mr Nakamura pense que vous voudrez sans doute passer quelques heures à relire leurs dossiers et revoir leurs interviews à l’aide du flashback avant d’entreprendre votre enquête. Je vous suggère fortement de ne procéder à cette revue que sur un ou deux sujets à la fois, pour pouvoir démarrer le plus tôt possible vos investigations dans le monde réel. Combien d’heures de flashback vous faut-il ?
Nick haussa les épaules.
— L’enquête a pris quatre mois de ma vie. Si je voulais la revoir entièrement sous flash, relire les dossiers de tous ces gens et revoir leurs interviews, je pourrais me mettre au travail vers Noël.
— Ce qui est, bien sûr, totalement inacceptable.
— Bon, d’accord. Qu’avez-vous en tête, Mr Nakamura et vous ? Que je commence dans un mois ? Quinze jours ?
— Tôt demain matin, répondit Sato. Vous êtes un expert en déclenchement de souvenirs sous flashback. Sélectionnez des moments critiques à revivre cet après-midi et ce soir, passez une bonne nuit pour récupérer, et je me joindrai à vous demain matin quand vous redémarrerez l’enquête.
Nick ouvrit la bouche pour protester, puis il la referma. Cela n’avait aucune importance. L’essentiel était d’obtenir le transfert de fonds sur sa carte.
Sato lui fit signe de la lui donner, puis il la passa dans son téléphone et la rendit à Nick.
— Vous avez maintenant de quoi couvrir les dépenses du premier mois. Cela comprend l’argent nécessaire pour acheter du flashback, bien sûr, mais aussi pour vos déplacements – vous allez avoir besoin d’une nouvelle voiture, comme Mr Nakamura l’a fait remarquer – et autres frais divers. Il va de soi que toutes vos dépenses seront suivies en temps réel par nos soins.
Nick se contenta de hocher la tête. Mais quand Sato s’apprêta à partir, il lui dit :
— Trois de ces dix-huit personnes sont mortes, vous savez.
— Oui, je sais.
— Mais vous voulez quand même que je les revoie sous flash et que je les garde au centre de l’enquête ?
— Oui.
Nick haussa encore les épaules.
— Bon, je vais vous raccompagner.
L’expression semblait désuète, même à Nick qui n’était plus tout jeune. Et il se fichait bien que le chef de la sécurité ait du mal à retrouver son chemin. Mais il tenait à s’assurer qu’il quittait effectivement le complexe.
À son grand étonnement, Sato ne se dirigea pas vers un des sas de sortie. Il traversa le hall vers la mezzanine nord et le couloir administratif près de l’ancienne boutique Ralph Lauren. L’adjudant G. et le sergent de sécurité en armure noire – il s’appelait Marx – l’y attendaient. Les quatre hommes franchirent une porte et gravirent une volée de marches – les ascenseurs ne fonctionnaient pas à cause du délestage – menant à la terrasse. Nick connaissait cet accès, il en avait mémorisé le code. Il avait aussi dans le placard de son cubi une trentaine de mètres de corde en Perlon-3, des mousquetons et un harnais au cas où il aurait besoin de quitter rapidement le bâtiment par le toit.
Il plissa les yeux dans l’air embrumé. La colonne de fumée s’élevait toujours à des kilomètres au nord-ouest.
L’hélicoptère qui vint chercher Sato était un de ces nouveaux modèles silencieux qui ressemblaient plus à une libellule que les appareils de la Sécurité intérieure ou de la police. Quand il se posa – Nick ignorait totalement que l’ancien centre commercial avait sur son toit une plate-forme d’héliport balisée aux infrarouges –, le seul bruit qu’on entendit fut celui des gravillons glissant sur les lucarnes crasseuses et les panneaux solaires hors d’usage.
Sans dire un mot, Sato grimpa dans la cabine et l’appareil de Nakamura redécolla pour se diriger vers l’ouest.
En redescendant, l’adjudant G. dit à Nick :
— Vous avez de sacrées fréquentations, dites-moi…
Nick se contenta de grogner.
*
Nick n’eut pas besoin de quitter le centre commercial pour aller voir son dealer. Il le retrouva dans la partie du sous-sol qui abritait autrefois la chaufferie.
— Putain, fit le technicien quand il vit le solde sur la CNIC de Nick. Combien tu veux mettre pour le flash ?
— Tout le paquet.
Nick lui tendit sa carte et le regarda la passer dans son boîtier, un engin de marché noir tout à fait illégal mais parfaitement fonctionnel.
— Ça va me prendre un peu de temps pour rassembler autant de fioles d’un coup.
— Tu as dix minutes, répondit Nick qui savait où Gary stockait ses réserves. Une minute de plus, et j’achète dans la rue.
— O.K., on se calme, dit Gary en faisant un geste d’apaisement avec ses mains noueuses. Je t’apporte le tout dans ton cubi d’ici dix minutes. Mais il y a dans le bâtiment pas mal de flasheurs qui vont râler ce soir.
— Qu’ils aillent se faire foutre. Mais pas de livraison dans mon cubi. Je te retrouve ici dans dix minutes.
— C’est toi le client.
— Et pas qu’un peu, dit Nick.
*
Huit minutes plus tard, Gary était de retour dans la chaufferie, et Nick aussi. Il avait déposé sa carte et son téléphone dans son cubi, puis il s’était douché et avait changé de vêtements avant de s’examiner avec son vieux détecteur de la police – juste au cas où Sato lui aurait collé un traceur. Il était ensuite descendu au sous-sol avec simplement sa vieille sacoche de toile en bandoulière.
Malgré le grand nombre de fioles de vingt-quatre heures que Nick avait spécifié, ça faisait quand même une sacrée quantité à transvaser. Il les fourra dans sa sacoche, en les enveloppant rapidement dans des serviettes pour qu’elles ne se cognent pas.
Une fois Gary parti, Nick franchit la porte rarement utilisée permettant d’accéder aux canalisations et aux étroits passages de maintenance sous la chaufferie. Un de ces passages menait à des conduites plus anciennes et plus profondes, dont la plupart étaient maintenant condamnées, et qui débouchaient sur l’extérieur. Mais le panneau d’accès était fermé avec un cadenas dont sans doute plus personne ici ne connaissait la combinaison. Nick tapa le code à sept chiffres, qu’il connaissait non pas pour avoir vécu dans le complexe, mais suite à une affaire remontant à une dizaine d’années, quand il avait dû explorer avec des collègues le dédale souterrain de Cherry Creek à la recherche d’un tueur en série spécialisé dans les enfants.
Il referma la trappe derrière lui et prit une petite lampe torche dans sa sacoche. Le dos courbé, il parcourut rapidement une cinquantaine de mètres en s’efforçant d’éviter les conduites rouillées qui remplissaient une bonne partie du passage. Ce qu’elles contenaient maintenant – et qui en coulait goutte à goutte par les fissures de corrosion – était suffisamment toxique pour que les voyous de la rue ne viennent pas dans cette partie du labyrinthe. L’air y était presque irrespirable.
Arrivé au premier embranchement, Nick prit le tunnel de gauche, qui était tout aussi étroit et malodorant. Il compta vingt pas et s’arrêta devant une série de tuyaux plus petits qui s’enfonçaient dans le mur de béton. Il y avait un vieux panneau d’inspection qui semblait bloqué par la rouille, mais il s’ouvrit en grinçant quand Nick tira sur la poignée.
Le sac en plastique étanche était toujours à sa place, là où il l’avait planqué des années plus tôt. Il était venu vérifier de temps en temps. Il retira le pistolet calibre .32 de son tas de chiffons huilés et le mit dans sa sacoche. C’était une arme intraçable qui avait appartenu autrefois à son dernier partenaire, l’inspecteur K.T. Lincoln. Il laissa la liasse de vieux billets dans son étui en plastique, mais il en sortit le mobile bon marché acheté chez Wal-Mart, impossible à identifier. Les batteries longue durée fonctionnaient encore : il arrivait à capter un signal dans le souterrain.
Accroupi dans la puanteur du tunnel, Nick composa un numéro.
— Papillon, j’écoute, fit une voix avec un fort accent pakistanais.
— Pap, c’est le Dr B. J’ai besoin que tu viennes me prendre devant la grille d’égout sous le vieux pont de Cherry Creek dans cinq minutes.
Il y eut un silence presque imperceptible. Pendant une bonne douzaine d’années, Mohammed al Mahdi, également connu sous le nom de « Papillon », avait été l’un des meilleurs indics de l’inspecteur Nicholas Bottom. Et pour Papillon, le « Dr B. » avait été le flic qui payait le mieux. Après avoir été viré de la police, Nick s’était souvent assuré que le chauffeur de taxi était toujours là, en apportant généralement un cadeau quand il lui rendait visite. Mais le plus important, c’était que Papillon avait encore peur de Nick Bottom – physiquement, mais aussi parce que Nick en savait suffisamment sur son passé pour pouvoir le faire plonger quand il voudrait.
— J’arrive tout de suite, Dr B.
*
Dans les films, les bouches d’égout servant à l’évacuation des eaux de pluie avaient la taille de celles de Los Angeles. On pouvait y faire passer un camion. De fait, dans un film du milieu du siècle dernier que Nick et Dara avaient adoré, Des monstres attaquent la ville, c’était un régiment entier de jeeps et de camions qui s’engouffraient dans ces tunnels. Mais ceux de Denver étaient des passages étroits tapissés de vase, et Nick en était réduit à ramper en s’aidant de ses coudes quand il atteignit enfin la grille rouillée, qu’il fit sauter et tomber sur le trottoir abandonné sous le vieux pont de Cherry Creek.
Le cyclo-taxi de Papillon, importé de Calcutta quand cette ville était passée à une flotte de taxis électriques, attendait dans la pénombre. Nick se glissa sur la banquette arrière.
— Le flashodrome de Grossven, dit-il à son chauffeur.
Papillon hocha la tête et se mit à pédaler. Nick se renfonça contre le dossier crasseux en veillant à ce qu’on ne puisse pas voir son visage.
Le flashodrome de Mickey Grossven se trouvait à moins de trois kilomètres au sud, le long de la rivière. Là-bas, les grands ensembles d’habitations avaient brûlé lors des combats de la première reconquista. Ils n’avaient été ni remis en état ni démolis. Nick glissa un billet de cinq anciens dollars dans la paume de Papillon – l’équivalent de deux mois de salaire pour l’immigrant clandestin – en lui disant :
— Tu ne m’as pas vu, tu ne m’as pas entendu. Si quelqu’un retrouve ma piste, je me mettrai en chasse sur la tienne, Mohammed.
— Vous pouvez compter sur moi, Dr B.
Nick était déjà descendu du cyclo-taxi et se glissait par la brèche percée dans le mur. Il se retrouva dans un couloir qui empestait l’urine, puis il gravit quelques marches et s’arrêta dans un autre couloir qui ne menait nulle part. Il n’y avait devant lui qu’un mur de brique et des débris calcinés.
Nick se tint immobile, le temps que les caméras infrarouges puissent l’examiner soigneusement.
Le mur glissa sur le côté et Nick entra dans un immense hangar sans fenêtres. Le seul éclairage provenait de bâtonnets chimiques plantés dans des petits tas de cire fondue à même le sol. Il y avait des centaines de lits de camp dans la pièce sombre, peut-être même un millier, et une silhouette agitée sur chacun d’eux. Des flacons étaient accrochés au-dessus de chaque lit, avec des tubes d’intraveineuse reliés à chaque occupant.
Grossven et son énorme gorille attendaient Nick dans la zone d’accès.
— Inspecteur Bottom ? fit Grossven. J’espère qu’il n’y a pas de problèmes ?
Nick secoua la tête.
— Je ne suis plus inspecteur, Mickey. J’ai juste besoin d’une couchette et d’une IV.
Grossven étira sa bouche édentée en un large sourire et balaya l’espace sombre derrière lui d’un revers de la main.
— Des couchettes, ça n’est pas ça qui manque. Des couchettes et du temps. Tout le temps qu’on peut espérer. Combien en voulez-vous, inspecteur ?
— Six cents heures.
Grossven n’ayant plus de sourcils, il ne manifesta sa surprise que dans ses yeux.
— Pour un début, ça n’est pas si mal. Vous payez en liquide, inspecteur, ou je mets ça sur votre compte ?
Nick lui tendit un billet de cinquante dollars.
— Lawrence, dit Grossven.
Le colosse en armure d’écailles de dragon conduisit Nick jusqu’à un lit de camp installé dans un coin à l’écart, et brancha l’IV avec des gestes d’expert. Nick posa sa sacoche sous le lit et glissa son pistolet dans sa poche, tout en sachant qu’ici, son argent et ses fioles de flashback étaient en sécurité. C’est à ça que servaient ces cavernes d’hibernation. Mickey n’aurait pas survécu un mois s’il avait laissé ses clients se faire dévaliser, et il faisait ce métier depuis plus de dix ans.
Passer plus de vingt heures d’affilée sous flash entraînait des problèmes rénaux et intestinaux. L’absence de pauses pouvait aussi conduire à des épisodes psychotiques quand l’esprit, enfin réveillé, se révélait incapable de faire la différence entre les deux réalités.
Nick se fichait pas mal des problèmes de psychose – il savait déjà quelle réalité il avait choisie –, mais il accepterait les interruptions de quatre heures qui lui permettraient d’éviter l’atrophie musculaire en marchant un peu sur la piste aménagée à l’étage, d’aller aux toilettes et de manger quelques barres protéinées. Une fois par semaine, il irait prendre une douche dans les bains municipaux à côté. Peut-être.
Six cents heures avec Dara, c’était insuffisant – ça ne faisait même pas un mois complet –, mais ce serait un début.
Allongé sur sa couche, le tube d’intraveineuse suffisamment lâche pour qu’il ne risque pas de le gêner s’il devait prendre son arme, Nick prit la première fiole de vingt-quatre heures, se concentra sur son point de déclenchement des souvenirs, dévissa le bouchon et inhala profondément.