Dominique MÉDA
Dans son fameux article : « The Historical Roots of Our Ecological Crisis », publié en 1967, l'historien américain Lynn White soutenait que la véritable cause de la crise écologique se trouvait dans la représentation de la relation humain/Nature forgée par la tradition judéo-chrétienne. La Genèse abriterait la matrice originelle de cette relation, dans laquelle l'être humain, créé à l'image de Dieu, est considéré comme transcendant à la Nature et dès lors autorisé à dominer celle-ci et à la mettre à son service. Le christianisme étant « la religion la plus anthropocentrique que le monde ait jamais connue », nous devrions, pour prendre le mal à la racine et protéger la Nature, « nous doter d'une autre religion ou repenser l'ancienne ». La voie proposée par ce texte extrêmement commenté et controversé n'est évidemment qu'une parmi d'autres : non seulement le réenchantement de la Nature ne passe pas nécessairement par le retour de la religion, ni même par la sacralisation de la Nature, mais sans doute la reconceptualisation de la relation entre humains et celle-ci n'exige-t-elle pas un processus de réenchantement au sens où nous l'entendons habituellement.
À la racine de notre crise écologique, Lynn White trouve donc le christianisme (mieux vaudrait dire le judéo-christianisme), qui aurait non seulement instauré un dualisme entre l'humain et la Nature mais aussi considéré que l'exploitation de la Nature pour les fins propres des humains résulterait de la volonté de Dieu. White souligne l'ampleur de la rupture que cette représentation du monde a constitué avec celle en vigueur dans l'Antiquité, où « chaque arbre, chaque source, chaque filet d'eau, chaque colline avait son propre genius loci, son génie protecteur ». Ces esprits habitaient les objets naturels et les protégeaient de l'action des humains. En détruisant l'animisme païen, soutient l'historien, le christianisme a donc permis d'« exploiter la Nature sans se soucier des sentiments des objets naturels ». S'il faudra des circonstances particulières pour que, dans l'Occident médiéval, la science et la technique permettent aux virtualités présentes dans les textes fondateurs de se développer, c'est bien dans ceux-ci, et particulièrement dans la Genèse, qu'il faudrait chercher, selon White, l'origine de cette nouvelle représentation. C'est en effet dans ce texte (Genèse, 1,26 et suivantes) qu'il est notamment écrit que Dieu dit : « Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu'il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre ».
White voit dans ce rapport transcendant de l'humain – imago Dei – à la Nature, la raison ultime de la domination, qui prendra la double forme du savoir et du pouvoir dans l'Occident post-médiéval et se trouvera à l'origine de la fusion de la science et de la technique, toutes deux produits de la théologie naturelle : « La science occidentale a été conçue dans le giron de la théologie chrétienne. » En effet, Dieu a autorisé sinon encouragé les humains à connaître les lois de sa Création – donc de la Nature.
Certes, cette interprétation a été intensément discutée et a fait l'objet de nombreuses controverses. Dans Man's Responsability for Nature, Passemore a notamment rappelé qu'il existait de multiples interprétations des relations humain / Nature et que celle exposée par White (où l'humain tient le rôle du despote ou du tyran) coexistait avec d'autres, notamment celle du coopérateur où l'humain améliore ce qui lui a été confié. De la même manière, dans Genèse, John Baird Callicott revient sur le texte biblique, rappelle sa profonde ambiguïté et indique que l'explication proposée par White repose sur une interprétation très particulière alors que d'autres, tout aussi légitimes, ont été proposées : celle de l'intendant – selon laquelle le statut singulier des êtres humains, entre toutes les créatures de Dieu, leur confère certaines responsabilités, notamment de prendre soin du reste de la création et de le transmettre aux générations futures dans le même état, voire un état meilleur que celui dans lequel ils l'ont reçu –, ou une troisième formulée par Callicott, qui prend appui sur Muir, et refuse l'idée de domination incluse dans les deux premières interprétations en suggérant une sorte de République citoyenne des créatures.
Toujours dans ce même texte, Callicott rappelle que ceux qui défendaient l'idée que l'interprétation de l'intendance était plus conforme au texte que l'interprétation despotique de White « l'ont emporté sur toute la ligne ». Il explique ensuite pourquoi les deux interprétations ont pu coexister : elles prennent chacune leur source dans l'un des trois sous-textes qui ont été écrits à des époques très différentes et constituent le texte de la Genèse dont nous avons hérité, sur la construction de laquelle Callicott apporte, en puisant aux bonnes sources, des informations très éclairantes.
La très récente Encyclique du pape François vient confirmer ces propos : dans une allusion très claire à l'article de White, son paragraphe 67 rappelle qu'« il a été dit que, à partir du récit de la Genèse qui invite à “dominer la terre” » (cf. Gen. I, 28), on favoriserait l'exploitation sauvage de la Nature en présentant une image de l'être humain comme dominateur et destructeur ». Mais, précise l'Encyclique, « Ce n'est pas une interprétation correcte de la Bible, comme le comprend l'Église (...) Nous devons rejeter aujourd'hui avec force que, du fait d'avoir été créés à l'image de Dieu et de la mission de dominer la terre, découle pour nous une domination absolue sur les autres créatures. Il est important de lire les textes bibliques dans leur contexte, avec une herméneutique adéquate, et de se souvenir qu'ils nous invitent à “cultiver et garder” le jardin du monde (cf. Gen. 2, 15). (...) Cela implique une relation de réciprocité responsable entre l'être humain et la Nature ».
L'Encyclique reconnaît donc bien – comme le suggère Callicott –, qu'a été donnée à l'humain la mission de dominer la terre, mais que celle-ci n'implique pas la domination sur les autres créatures, d'une part, et que cette interprétation doit être conciliée avec celle de l'intendance, d'autre part. Le paragraphe 68 de l'Encyclique se termine ainsi : « la Bible ne donne pas lieu à un anthropocentrisme despotique qui se désintéresserait des autres créatures. » Dès lors, le dualisme ne doit pas être imputé au texte biblique mais à ses exégètes ou ses thuriféraires : « ces dualismes malsains en sont arrivés à avoir une influence importante chez certains penseurs chrétiens au long de l'Histoire et ont défiguré l'Évangile. » Mais surtout, la racine de la crise écologique est humaine comme le rappelle le titre du chapitre 3 de l'Encyclique. À la recherche, comme White, de la (des) racine(s) de la crise écologique, ce chapitre 3 trouve, à l'instar de l'historien, la technique et la technocratie. L'origine du problème réside dans la « grande démesure anthropocentrique » et dans le fait que l'humain s'est considéré comme « seigneur de la terre » plus que comme « administrateur responsable ». Le texte biblique est donc disculpé : c'est l'humain seul qui, par le péché, s'est mis au centre et s'est considéré comme le propriétaire de la terre alors qu'il n'en était que le gardien.
White et l'Encyclique imputent donc la responsabilité immédiate de la crise écologique à la fusion de la science et de la technique, et au mauvais usage de celles-ci notamment dans la Modernité. Les humains ont mal utilisé les connaissances qui auraient pu être mobilisées pour améliorer la Nature et s'en sont servi pour assujettir la terre et les autres espèces, en se mettant au centre, en développant un anthropocentrisme démesuré, un chauvinisme échevelé. Si la connaissance n'est pas mauvaise par nature, l'Encyclique insiste sur le fait qu'elle doit être utilisée avec mesure et à bon escient, avec responsabilité. Son paragraphe 106 décrit par le menu la manière dont la relation originelle entre humain et Nature a été pervertie. Le problème vient de ce que dans la conception moderne du savoir/puissance, « une conception du sujet y est mise en relief qui (...) embrasse et possède l'objet qui se trouve à l'extérieur. Ce sujet se déploie dans l'élaboration de la méthode scientifique avec son expérimentation, qui est déjà une technique de possession, de domination et de transformation. C'est comme si le sujet se trouvait devant quelque chose d'informe, totalement disponible pour sa manipulation ». Longtemps, continue le texte de l'Encyclique, l'intervention humaine sur la Nature a eu comme caractéristique « d'accompagner, de se plier aux possibilités qu'offrent les choses elles-mêmes. Il s'agissait de recevoir ce que la réalité naturelle permet de soi, comme en tendant la main. Maintenant, en revanche, ce qui intéresse c'est d'extraire tout ce qui est possible des choses par l'imposition de la main de l'être humain qui tend à ignorer ou à oublier la réalité même de ce qu'il a devant lui ».
On songe évidemment au discours du Père de la maison de Salomon dans La Nouvelle Atlantide (Bacon 1995) expliquant que les buts de la Fondation sont de connaître les mouvements secrets des choses et de reculer les bornes de l'Empire humain en vue de connaître toutes les choses possibles et mettant l'expérimentation et la manipulation en vue de l'usage pour les humains au centre du savoir humain. Dans l'Encyclique, c'est l'intention même de l'humain – le savoir mis au service du pouvoir, le savoir mobilisé pour manipuler –, qui est à l'origine du rapport pervers de l'humain à la Nature et qui ouvre la porte à l'exploitation et à la domination. On retrouve le même schème explicatif chez des auteurs aussi différents qu'Aldo Leopold dans L'Almanach d'un comté des sables ou qu'Horkheimer et Adorno dans Dialectique de la raison : la dérive commence au moment où les humains se considérant propriétaires de la terre, chargés de mettre celle-ci sous la forme de l'usage pour les humains mettent en œuvre de façon outrancière et exclusive la rationalité instrumentale. Là où l'Encyclique met en cause le « processus logique et rationnel » avec lequel se déploie la méthode scientifique, les auteurs de la Dialectique de la Raison dénonçaient la réduction de la raison à sa seule dimension calculante, à la pure rationalité instrumentale visant la seule efficacité et ne s'appuyant que sur des chiffres : la raison s'est racornie, réduite à sa capacité calculante, desséchée.
L'exploitation déraisonnable de la Nature s'explique donc par le type de relation qui s'est instaurée entre l'humain et la Nature : un rapport de conquête, de domination, où le savoir est un pouvoir et où la connaissance est mobilisée pour manipuler la Nature et la mettre au service de l'humain. Le cœur de la dérive se situe à la fois dans l'intention humaine (transformer la Nature, la manipuler) et dans l'agir : chez Leopold, comme Horkheimer et Adorno et dans l'Encyclique, le faire, qui passe par la main, est toujours déjà perverti par l'intention d'un sujet qui considère le donné comme quelque chose à mettre en forme pour son usage. La Nature est désenchantée au sens où elle n'est plus habitée, elle n'est plus le livre que Dieu donne à lire aux humains. Nul ne l'a mieux formulé que Descartes dans le Traité du Monde et de la lumière : « par la Nature, je n'entends point ici quelque Déesse, ou quelque autre sorte de puissance imaginaire ; mais que je me sers de ce mot pour signifier la Matière même. »
Faudrait-il donc inventer une nouvelle religion, un nouveau panthéisme, réinventer des dieux, pour mettre un terme à l'exploitation de la Nature par les humains ?
Lynn White ne voit qu'une manière de mettre un coup d'arrêt à la destruction de l'environnement et au fait qu'« en dehors de l'homme aucune créature n'a jamais souillé son habitat avec autant de rapidité » : c'est de réinventer une nouvelle religion ou de repenser la religion chrétienne qui a malheureusement diffusé ses idées maîtresses dans une grande partie du monde. Puisque ce sont les croyances qui déterminent les actions et que parmi celles-ci, le texte biblique a été déterminant (« nous verrons la crise écologique s'aggraver aussi longtemps que nous n'aurons pas rejeté l'axiome chrétien d'après lequel la Nature n'a d'autre raison d'être que d'être au service de l'homme »), c'est une nouvelle croyance que nous devons forger : « Comme les racines de notre problème sont largement religieuses, le remède doit être aussi religieux, que l'on utilise ou non ce terme. »
Cela est-il nécessaire ? Pas si le texte biblique ne contient pas ce que White veut lui faire dire : dans Genèse, Callicott a remis en cause, on l'a vu, non seulement l'idée que les représentations détermineraient à ce point les actions mais aussi que le texte biblique prônerait une conception despotique du rapport entre humain et Nature. L'interprétation de l'intendant est bien celle qui est confirmée par l'Encyclique : le monde (symboliquement le jardin d'Eden) a été confié à l'humain pour que ce dernier le garde et le cultive et pas pour qu'il l'exploite de façon éhontée. L'humain n'est pas le seigneur de la terre ni son propriétaire : il n'est que l'usufruitier et doit traiter avec bienveillance ce qui lui a été confié.
Que l'on soit adepte de l'interprétation du despote ou de celle de l'intendant, il semble pourtant bien qu'il faille, sinon réinventer une religion au moins revisiter la religion chrétienne : c'est la position que partagent White et l'Encyclique. Même s'ils divergent quant aux racines de la crise écologique et à la responsabilité du texte biblique dans celle-ci, ils s'accordent sur les traits caractéristiques de la nouvelle représentation de l'humain et du cosmos qui serait susceptible de garantir la protection de la Nature. Les deux s'accordent aussi sur les contours de cette reformulation de la religion chrétienne et sur la voie à suivre. Elle a déjà été ouverte mais cela a été un échec, rappelle White. Elle l'a été et est appelée à devenir le principal fondement d'une écologie intégrale, annonce l'Encyclique. De quoi s'agit-il ? De la pensée de François d'Assise. Pourquoi une telle convergence entre les deux textes ? Que nous propose donc de si révolutionnaire le franciscain ?
François d'Assise (« le plus grand révolutionnaire spirituel de l'histoire occidentale »), a essayé, explique White, de substituer « l'idée d'une égalité de toutes les créatures, l'homme compris, à celle d'une domination sans bornes de l'homme sur la création ». Il a tenté de renverser le règne monarchique de l'homme sur la création et de réaliser une démocratie de toutes les créatures de Dieu « où Sœur Fourmi et Frère Feu pourraient chanter les louanges du Créateur, tout comme les Frères Humains le font à la leur ». White termine son article par un vibrant appel à adopter la conception franciscaine de la Nature et de l'humain, cette hérésie : « nous devons repenser et réapprécier notre Nature et notre destinée. Le sentiment hérétique quoique profondément religieux, éprouvé par les premiers franciscains, d'une autonomie spirituelle de toutes les composantes de la Nature, pourrait constituer une direction à suivre. Je propose de faire de François d'Assise le saint patron des écologistes. » Ce que White considère comme déterminant dans la pensée de François d'Assise est l'humilité qui permet aux humains de ne pas se considérer supérieurs aux autres espèces et dès lors d'avancer sur la voie d'une démocratie où tous les membres seraient égaux. On voit bien pourquoi White parle d'hérésie : reconnaître l'égalité de toutes les créatures, c'est abaisser l'humain au niveau de celles-ci, et aller, semble-t-il, contre les représentations traditionnelles défendues par l'Église.
Mais c'est pourtant bien le même chemin que semble proposer l'Encyclique, qui constitue à son tour un véritable appel à suivre la pensée de François d'Assise, comme l'indique son titre même Laudato Si'. Il s'agit des premières paroles du cantique des créatures écrit par le franciscain, qui se poursuit ainsi : « Loué sois-tu, mon Seigneur, pour sœur notre mère la terre avec laquelle nous partageons l'existence, et comme une mère, belle, qui nous soutient et nous gouverne, et produit divers fruits avec les fleurs colorées et l'herbe. » L'Encyclique évoque dès la première page cette sœur qui crie « en raison des dégâts que nous lui causons ».
Le texte condamne immédiatement le fait que « nous avons grandi en pensant que nous étions ses propriétaires et ses dominateurs, autorisés à l'exploiter ». Il propose un autre paradigme, fondé sur l'interprétation de l'intendant (l'humain est le gardien du monde, il a été placé là pour la cultiver et le garder) peu éloigné de la troisième interprétation de la Genèse proposée par Callicott : celle dite de la citoyenneté, qui reconnaît sinon une égalité au moins une proximité forte entre l'humain et les autres créatures. L'Encyclique ne va néanmoins pas jusqu'à cette idée d'une égalité complète entre toutes les créatures : elle tente de concilier les différentes interprétations, pour aboutir à l'idée d'un humain qui n'est pas destiné à dominer les autres créatures, a des devoirs particuliers par rapport à elles et est liée à elles par l'affection.
Le modèle est ici François d'Assise pour lequel n'importe quelle créature était une sœur, unie à lui par des liens d'affection, ce qui explique qu'il pouvait prêcher même aux fleurs pour les inviter à louer le Seigneur comme si elles étaient douées de raison. L'Encyclique appelle les humains à adopter cette même attitude d'étonnement et d'émerveillement envers la Nature, seul moyen de ne pas avoir à son égard un comportement de domination. Selon l'Encyclique, toutes les créatures ont leur fonction et ont été créées par Dieu par amour et on peut parler à leur égard de « priorité de l'être sur l'utile ». Pourquoi finalement les croyants doivent-ils respecter toutes les créatures, même les plus petites ? Parce que chacune a été créée par Dieu et que la Nature est un livre dans lequel Dieu nous parle, et dans lequel il est présent. Voilà pourquoi la religion catholique exige que nous aimions et respections la Nature. Voilà pourquoi cette religion, bien interprétée, organise la protection de la Nature.
Mais que deviennent, dans cette affaire, les non-croyants ? Que faire de tous ceux qui ne croient pas au Dieu de la religion catholique, ne pensent pas que Dieu a créé toutes les créatures, ni que la Nature est un livre où les créatures sont un langage ou dans lequel Dieu se manifeste ? Pourquoi les non croyants respecteraient-ils alors la Nature, pourquoi ne voudraient-ils pas dominer celle-ci et la transformer pour leur usage comme un certain nombre de disciplines leur enjoignent de le faire ? Pourquoi n'adopteraient-ils pas le langage universel, pour lequel la valeur est principalement économique ? Peut-il y avoir une religion universelle dont l'anthropologie et la cosmologie permettraient de protéger la Nature ? Faut-il nécessairement une religion, c'est-à-dire, comme l'écrit White, des croyances relatives à notre destinée et à la Nature, pour éviter d'exploiter la Nature ?
Ce qui est requis, semble-t-il, pour protéger la Nature, est une forme de connaissance et d'action, un système cognitif empêchant qu'elle ne soit considérée comme une ressource susceptible d'être utilisée pour les seules fins humaines : un ensemble de représentations et de croyances interdisant un certain nombre de pratiques destructrices. Comme le suggère White, considérer que la Nature est habitée par des esprits constitue une voie privilégiée. Le polythéisme en vigueur dans l'Antiquité mais aussi l'animisme en usage dans certains pays, encore aujourd'hui si l'on pense au shintoïsme, constitueraient une forme de protection dans la mesure où ils permettent de considérer certains espaces comme sacrés, qui peuvent de ce fait être régis par d'autres principes que naturalistes ou économiques.
Si, selon Descola (2005), les naturalistes sont dotés des croyances qui leur permettent de mettre la Nature en coupe réglée, puisqu'ils sont convaincus que les humains sont différents des animaux ou des plantes parce qu'ils sont des sujets, possédant une intériorité, des représentations, des intentions qui leur sont propres, il n'en va en effet pas de même des animistes, qui attribuent à tous les êtres, humains et non humains, le même genre d'intériorité, de subjectivité, d'intentionnalité. L'animisme suppose la multiplicité des manières d'habiter le monde mais attribue à tous les êtres le même genre d'intentionnalité humaine (Tylor 1874). S'il n'est pas nécessairement une religion – Descola rappelle que ceux qui se revendiquent animistes n'appartiennent à aucune des grandes religions du livre et que les religions se caractérisent par une forme de croyance et de transcendance que l'on ne trouve pas nécessairement dans l'animisme – l'animisme semble bien présenter les caractéristiques requises par White permettant de protéger la Nature.
Deux éléments font néanmoins obstacle à l'usage de l'animisme comme voie privilégiée de réenchantement et donc de protection de la Nature. D'abord, il peut s'accommoder d'une exploitation de la Nature (il n'est que de songer au Japon où 84 % de la population se déclarerait shintoïste – dans la religion shinto la Nature a un caractère sacré, chaque parcelle de vie est sacrée, l'humain se définit comme un élément du grand tout et éprouve un profond respect pour la Nature, – mais où s'est déroulé récemment l'un des actes humains les plus dégradants pour la Nature). D'autre part, on imagine mal des sociétés devenues « naturalistes » redevenir animistes. Il s'agit de croyances qui ne se décrètent pas. Dans la classification des schèmes mentaux organisant notre expérience du monde social, naturel et surnaturel qu'il propose (animisme, totémisme, analogisme, naturalisme), Descola précise certes qu'il n'y a pas de loi d'évolution mais aussi que l'animisme est beaucoup plus qu'une croyance que l'on pourrait choisir d'avoir ou de ne pas avoir. Ces schèmes ne sont pas un équipement à la disposition des individus qu'ils pourraient choisir ou non d'utiliser, pas plus qu'ils ne constituent un équipement collectif qu'une communauté pourrait adopter. Ils apparaissent clairement comme des catégories permettant d'organiser l'expérience – la connaissance et l'action – qui sont de nature certes collective mais non volontairement inventées, non délibérément construites. Dès lors, comment imaginer « revenir » au polythéisme grec ou à l'animisme des Achuar ? Comment réinventer et réacclimater une représentation de la Nature faisant place au sacré ? À moins d'imposer une religion d'État comme ce fut le cas sous l'ère Meiji avec la religion shinto, qui réinstituerait une forme de sacré, par le biais de réglementations décrétant un certain nombre de pratiques interdites, un certain nombre de lieux ou de biens sacrés et échappant à la loi commune de l'échange et de la valorisation économique. C'est bien ce que les mouvements écologistes ont tenté de faire en promouvant l'idée d'une valeur intrinsèque de la Nature, non réductible à la valeur économique comme le proposait Aldo Leopold dès 1947. C'est également ce à quoi visent les théories actuelles des biens communs.
Nous ne pourrons pas collectivement et universellement réenchanter la Nature au sens où nous pourrions à nouveau la considérer habitée par des esprits qui nous empêcheraient de la détruire ou manifestant la présence d'êtres semblables à nous. Nous ne reviendrons pas en arrière. Comme le soutient White – à la manière de Weber montrant comment le capitalisme a continué de se développer hors de ses cadres de naissance en s'émancipant de l'éthique protestante –, les représentations scientifiques du monde en vigueur depuis la Modernité, un moment encore amarrées à la religion, s'en sont totalement détachées pour présenter un monde accessible à la mise en forme par l'humain dont un grand nombre de philosophies ont soutenu que la vocation était précisément de spiritualiser et d'humaniser la Nature (on pense à l'idéalisme allemand), la Nature n'étant pas autre chose que la manifestation de l'esprit humain.
On peut certes, comme le suggèrent certains auteurs, adopter un « animisme méthodologique » : « du point de vue d'une écologie généraliste ce n'est qu'en attribuant aux êtres de la nature, aux vivants tout au moins, une quasi-subjectivité, et en entrant avec eux dans un rapport de don-contredon, que nous pourrons les valoriser et les préserver inconditionnellement » écrivent ainsi Alain Caillé, Philippe Chanial et Fabrice Flipo en introduction du numéro de la Revue du Mauss intitulé « Que donne la Nature ? L'écologie par le don ». On peut aussi, au-delà de cet animisme méthodologique et dans son prolongement, reprendre au contraire à nouveaux frais l'idée d'une identité entre nature et humanité, d'un processus commun d'évolution entre la nature et l'humanité, d'une absence d'opposition réelle entre une humanité pensante et une nature vide, et tenter de comprendre la Nature comme le résultat permanent de notre histoire humaine : une Nature humaine, une humanité naturelle ? C'est alors, « par-delà Nature et culture », que nous pourrons peut-être considérer ce que nous continuons à appeler par facilité la Nature avec un autre œil. Elle est à la fois notre passé et notre avenir, et nous en faisons, nous les humains, les sociétés, intimement partie. L'émerveillement que l'humain peut susciter doit donc également concerner l'ensemble du processus dont nous sommes le résultat et qui est notre produit. Le réenchantement consisterait dès lors non pas à doter artificiellement d'esprits une Nature arbitrairement séparée de nous mais à comprendre que la Nature n'est pas autre chose que notre histoire humaine, passée et future, et à la respecter pour cette raison.
C'est ce que propose Serge Moscovici au long de son œuvre en adoptant parfois des accents très hégéliens comme en témoigne ce passage de La société contre nature : « tout ce que nous posons comme donné est aussi, par bien des aspects, notre produit », concluant ainsi : « c'est pourquoi il n'y a de Nature que là où il y a travail et connaissance ». La Nature n'est pas une masse informe en face de nous. Elle est notre création, nous sommes son produit. C'est alors que sont remis au centre les actes humains, indissolublement créateurs d'humanité et de Nature. Moscovici conclut La société contre nature par une réflexion approfondie sur la connaissance et le travail, à l'instar de l'Encyclique. Dans ce dernier cas, il s'agissait d'une réflexion sur la manière dont la croyance à un Dieu créateur doit permettre de définir un acte humain susceptible d'améliorer la création sans la dégrader. L'Encyclique consacre de très belles pages à la description de cet acte qui, s'il est bien accompli, n'extrait pas violemment mais collabore, accompagne le développement des choses au lieu de les contraindre, épouse ses mouvements propres : avant, « il s'agissait de recevoir ce que la réalité naturelle permet de soi, comme en tendant la main. Maintenant en revanche, ce qui intéresse, c'est d'extraire tout ce qui est possible des choses par l'imposition de la main de l'être humain, qui tend à ignorer ou oublier la réalité même de ce qu'il a devant lui. Voilà pourquoi l'être humain et les choses ont cessé de se tendre amicalement la main pour entrer en opposition ».
Il s'agit donc ici de s'interroger sur la manière dont l'acte humain s'insère dans le monde, prend en considération les êtres et les choses dans lesquels s'inscrit le geste. Cette interrogation se situe dans une réflexion sur la signification de Genèse, 2, 15, c'est-à-dire sur ce que veut dire pour l'humain « cultiver et garder le jardin ». « Alors que cultiver signifie labourer, défricher ou travailler, garder signifie protéger, sauvegarder, préserver, soigner, surveiller. Cela implique une relation de réciprocité responsable entre l'être humain et la Nature. Chaque communauté peut prélever de la bonté de la terre ce qui lui est nécessaire pour survivre, mais elle a aussi le devoir de la sauvegarder et de garantir la continuité de sa fertilité pour les générations futures. » L'Encyclique met au centre de sa réflexion ce que devrait être l'acte humain respectueux, le travail, un travail capable à la fois de développer les potentialités mises par Dieu dans les choses, d'améliorer le monde (comme l'explicite Sylvain Piron en 2012) et d'envisager en permanence les effets de son action.
De la même manière, la réflexion de Moscovici s'achève avec un éloge du travail et de la manière dont les actes humains essentiels, connaître, agir, peuvent au niveau le plus ordinaire et le plus quotidien s'inscrire harmonieusement dans le monde et tout à la fois créer et prendre soin de l'ensemble des réalités sur lesquelles ils interviennent. Comme le suggère Moscovici, ou Jouvenel avant lui, qui revient à de nombreuses reprises sur l'idée que nous devons cultiver le jardin du monde et en prendre soin, la solution au problème de la dégradation de la terre est certes théorique et nécessite une autre représentation de la place de l'humain dans le monde, mais se réalise au cœur même de nos actes les plus simples. C'est à tout moment, au cœur de l'acte de connaître et de faire que nous devons considérer, au-delà de la valeur économique et même de la valeur d'usage de la réalité, leur valeur pour elles-mêmes, en ayant toujours dans l'idée qu'elles n'existent pas en vue de notre usage propre.
Commencée avec la Genèse, notre réflexion nous amène au cœur de nos actes quotidiens, et notamment au faire. Un même geste peut s'exercer de multiples manières. L'une d'elles consiste à prendre soin : de celui qui fait le geste et du monde dans lequel ce geste s'insère. Ce nouveau paradigme du prendre soin (care en anglais, voir L. Chawla, dans cet ouvrage), qui consiste à reconnaître en l'autre, humain et non humain, une réalité à respecter, est de nature sinon à réenchanter la Nature, au moins à permettre de redéfinir radicalement les rapports que les humains entretiennent avec elle, en particulier par le biais d'une refondation radicale des disciplines qui organisent ces rapports et d'une redéfinition du travail.