Les pensées évolutionnistes de Darwin sont universelles. Basées essentiellement sur des observations de terrain portant sur le monde animal, elles sont aussi valables pour le monde végétal. En effet, si les pinsons des Galápagos possèdent chacun un bec adapté à un régime alimentaire particulier, il est possible de réaliser des remarques similaires sur les plantes. Dans une même famille végétale, par exemple les orchidacées, existent des espèces vivant sur le sol, en sites diversement humides, même parfois périodiquement inondés, d’autres vivant dans les arbres, en épiphytes, et d’autres, comme les vanilles, qui sont de véritables lianes. Ceci permet, aujourd’hui, de mettre en évidence des bio-indicateurs de milieux, par exemple les plantes calcicoles (qui supportent le calcaire), ou les plantes calcifuges vivant, comme les rhododendrons et les azalées, sur sol acide.
Après la découverte de la génétique, les idées ont évolué vers l’étude des mécanismes intra-cellulaires, liés au support de l’hérédité, pour aboutir aux recherches biomoléculaires. Cette avancée a eu pour inconvénient de scinder la botanique et la zoologie en deux « camps » : les naturalistes de terrain d’un côté, et ceux de laboratoire de l’autre, ces derniers, réputés les plus sérieux, effectuant des recherches de pointe, disposant de plus de moyens que les premiers. Il s’ensuit que, parmi les espèces rares et menacées d’extinction, il faut mettre les naturalistes de terrain, du moins en France ! Dans nos pays voisins, la situation est différente, les deux types de recherche coexistent. C’est ainsi que les botanistes allemands continuent des recherches de terrain, y compris dans les Vosges. Les collègues suisses s’intéressent à l’ensemble du massif alpin ; les Espagnols réalisent des cartographies botaniques dans l’ensemble des Pyrénées et sur la côte roussillonnaise. En France, aujourd’hui, y compris au Muséum, les critères d’embauche de jeunes chercheurs sont essentiellement les publications dites de rang A, à haut facteur d’audience et toutes anglophones. Aussi nos jeunes collègues, presque tous biomolécularistes, ne connaissent pratiquement pas les espèces sur lesquelles ils travaillent ; ils n’en ont qu’une vision partielle ; ce sont des objets virtuels.
Bien entendu, cet état de fait est grave ; de nombreuses espèces animales et végétales sont encore à découvrir ; cela signifie du terrain et encore du terrain, savoir placer dans un contexte évolutif les découvertes, savoir les nommer en fonction des codes de nomenclatures botaniques et zoologiques, et aussi connaître leurs exigences écologiques, ne serait-ce que pour répondre à divers programmes proposés par les ministères de l’Environnement de différents pays et participer à des études préliminaires de mise en réserve et de création de territoires à protéger.
Actuellement, en France, nous avons d’une part les botanistes qui s’obstinent à faire du terrain – et d’autre part les « botanistes de laboratoire ». Nous sommes loin de l’esprit de Darwin, qui a tiré ses conclusions de l’observation d’animaux sur le terrain.
Claude Sastre,
Professeur, Muséum national d’histoire naturelle, Secrétaire de la section Sciences, Histoire des sciences, Archéologie industrielle, Comité des travaux historiques et scientifiques.