Manger pour vivre, ou vivre pour manger

Une abondance de nourriture mais de plus en plus de personnes qui ont faim

Septembre 2020. Le premier confinement dû à la pandémie de Covid-19 n’est qu’à quelques mois derrière nous, et un deuxième se prépare en coulisses. Je sors de mon ancien appartement, dans le quartier de Quatre-Chemins, à la limite de Pantin et d’Aubervilliers dans le 93. Une file d’attente étonnamment longue s’est formée à l’angle de ma rue. Je ne comprends pas tout de suite ce qu’il se passe, car je n’avais jamais vu de personnes se réunir à cet endroit. Ce sont principalement des hommes, de tout âge. Ils entrent dans un bâtiment et en ressortent avec un petit sachet plastique visiblement rempli de nourriture. En discutant avec les voisins, je comprends qu’une distribution s’est en fait organisée en soutien aux plus démunis.

 

Cette image de mon quartier recoupe celles qui circulent dans les médias : avec la pandémie et la mise à l’arrêt du pays pendant plusieurs mois, des milliers de personnes se sont retrouvées en grande difficulté pour se nourrir, au point de recourir à la distribution de colis alimentaires. C’est l’un des grands paradoxes de notre siècle : l’humanité n’a jamais produit autant de nourriture (les ménages ont accès à un tiers de calories et un tiers de protéines de plus par personne comparé aux années soixante), plus d’un milliard d’individus sont en surpoids ou obèses et pourtant, depuis 2014 la faim dans le monde est repartie à la hausse. Et cela ne concerne pas que les pays du Sud : en Europe et en Amérique du Nord, près d’une personne sur dix a été concernée par un état d’insécurité alimentaire grave ou modérée (8 %). Or, l’insécurité alimentaire et la malnutrition – qui inclut aussi bien les retards de croissance et l’émaciation que le surpoids et l’obésité – ne sont pas dues à un manque d’aliments disponibles. Elles sont dues aux conflits, aux extrêmes climatiques et à la variabilité du climat, ainsi qu’aux ralentissements ou fléchissements économiques. La pauvreté et les inégalités sociales sont des causes profondément structurelles et sous-jacentes qui viennent amplifier chacun de ces facteurs. Autrement dit, la faim est avant tout une question d’accessibilité et de répartition, et donc de justice sociale.

Selon les périodes, les sources et les méthodologies utilisées, on estime depuis 2014 qu’entre deux et sept millions de personnes ont recours à l’aide alimentaire chaque année en France. La situation est complexe : celles et ceux qui sont en situation d’insécurité alimentaire, plus jeunes que la moyenne et en majorité des femmes, ne vivent pas forcément sous le seuil de pauvreté et ne vont pas rechercher une aide alimentaire dont ils pourraient pourtant bénéficier. Sentiment de honte, stigmatisation des personnes précaires, problèmes d’accessibilité ou horaires d’ouverture… Les raisons à cela sont nombreuses. La pandémie de Covid-19 et l’inflation qui a suivi ont encore aggravé la situation : toujours d’après l’Insee, face à la hausse des prix les dépenses alimentaires ont marqué en 2022 leur plus fort recul depuis 1960. Les associations spécialisées dans l’aide alimentaire ont noté la détérioration des conditions des personnes déjà en situation de précarité mais aussi l’apparition de nouveaux publics, et en particulier les jeunes et les travailleurs pauvres. Une situation confirmée par les Restos du Cœur : lors de l’hiver 2022, leurs centres ont accueilli bien plus de personnes par rapport à l’année précédente et une personne sur deux qui a poussé leurs portes avait moins de vingt-six ans.

Lorsque l’on peine à accéder à une nourriture saine et en quantité suffisante, les conséquences peuvent être graves. À court et moyen termes, les problèmes de faim, de fatigue et d’épuisement, de stress et donc de santé physique et mentale peuvent se faire sentir. Cette situation et le sentiment de honte qu’elle engendre tracent ou renforcent la voie de l’exclusion sociale. La vaste enquête d’ATD Quart Monde menée pendant près de quinze ans auprès des personnes en situation de pauvreté illustre ces conséquences. Des parents y témoignent de leur situation : lorsqu’ils se privent de nourriture par exemple et que, malgré cela, ils n’arrivent pas à apporter à leurs enfants tout ce qu’ils aimeraient, le sentiment de honte et de culpabilité est d’autant plus terrible qu’il vient s’ajouter à la peur que les services sociaux leur retirent leurs enfants. Un autre cas relayé par cette étude est la fragilisation de l’estime de soi et du sentiment de dignité de personnes qui ont honte de leur corps abîmé par les carences et les déséquilibres alimentaires, lorsqu’elles sont émaciées ou en surpoids, ou lorsqu’elles ont vu leurs dents tomber une à une et n’osent plus sourire par exemple. Là où l’alimentation est traditionnellement facteur de construction identitaire, culturelle et sociale, elle devient, dans ces conditions, objet de dépréciation et d’isolement.

Le niveau d’éducation détermine la soutenabilité de son alimentation

Novembre 2009. Je suis penchée sur la table de ma chambre étudiante, dans l’école d’ingénieurs forestiers située au centre-ville de Nancy. J’épluche mes tickets de caisse et mes notes. Cela fait un mois que je consigne toutes mes dépenses alimentaires pour répondre à une question qui me taraude : est-ce que, pour manger ce que je considère alors comme « durable », je dépense plus que les autres ? Est-ce qu’il faut forcément avoir un gros budget pour pouvoir manger sain et écologique ? J’ai alors en tête les remarques récurrentes faites par des personnes croisées ici et là : « le bio, c’est pour les riches », disent les uns, « les pauvres mangent n’importe quoi, s’ils avaient plus d’argent ils achèteraient encore plus de malbouffe », disent les autres. La première remarque m’interroge, la deuxième me met franchement en colère, tant le mépris de classe est acerbe.

 

Quinze ans plus tard, suite à l’émergence explosive des Gilets jaunes et à la montée en puissance des enjeux socio-économiques au sein des débats environnementaux, Greenpeace France décide de monter un projet pilote sur le sujet. Je rencontre alors des sociologues, des associations de solidarité et des personnes précaires résolument engagés sur le croisement de la dimension économique et environnementale dans le secteur de l’alimentation. Parmi les acteurs rencontrés se trouve l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri). Ce dernier a publié en février 2022 une analyse des pratiques alimentaires des personnes les plus aisées et les plus modestes. Dans cette étude, les personnes modestes sont définies comme les 40 % présentant le plus faible niveau de vie1. Deux des leviers d’action les plus efficaces en matière de durabilité de l’alimentation ont été étudiés : les achats en bio d’une part, et la consommation de produits carnés (viandes et poissons) d’autre part. La consommation de produits bio et une moindre consommation de viande sont en effet associées à une meilleure santé et à un moindre impact environnemental global – j’y reviendrai un peu plus loin.

Concernant la consommation de bio : contrairement à certaines idées reçues, le bio n’est pas l’apanage des plus aisés et des plus éduqués. En fait, les personnes qui résident en France mangent globalement peu bio : ce secteur représente, au total, moins de 7 % en valeur de l’alimentation des ménages. Si l’on considère la part de personnes qui mangent bio tous les jours, elle est relativement faible quelle que soit la catégorie socio-professionnelle observée : 17 % des CSP+, 13 % des CSP- et 14 % des inactifs. Ces données sont cependant à prendre avec des pincettes, car ces catégories sont en fait très hétérogènes : les CSP+ rassemblent les fonctions cadres, libérales, les artisans et les agriculteurs, les CSP les employés et les ouvriers, les « inactifs » les retraités et les étudiants. Une autre étude vient cependant conforter l’idée selon laquelle il n’y a pas que les plus riches ou les plus éduqués qui mangent bio : c’est le programme de recherche BioNutriNet. Cette étude parue en 2019 se base sur l’analyse des pratiques de près de trente mille personnes volontaires – c’est mieux que mon étude menée sur ma seule liste de courses d’étudiante… Elle présente néanmoins un biais : les personnes s’étant portées volontaires, elles ne sont pas représentatives de l’ensemble de la population. Le résultat de cette recherche apporte tout de même un élément de réponse supplémentaire à notre questionnement : parmi les membres de la cohorte étudiée, un cinquième de ceux qui consomment plus de la moitié de leur alimentation en bio touche moins de mille deux cents euros par mois.

On peut retenir deux éléments de tout cela : d’une part, la proportion de personnes riches qui mangent beaucoup de bio est relativement faible, et d’autre part les personnes les plus modestes sont bien présentes. Cela étant dit, je ne voudrais pas laisser penser que le bio n’est pas un secteur segmenté : il l’est. Si l’on considère les 20 % plus gros consommateurs de bio, ils sont clairement caractérisés par des niveaux de vie et de diplôme élevés et concentrent la grande majorité des achats. Plus précisément, ce sont les « urbains, aisés et diplômés » qui consomment le plus de bio si l’on regarde la catégorie sociale. Mais une autre catégorie de personnes consomme plus bio encore que celle des « urbains, aisés et diplômés » : ce sont « les femmes et les retraités », toutes catégories sociales confondues. La conclusion est donc la suivante : la consommation de bio reste largement segmentée d’un point de vue social, sans que cette situation traduise un désintérêt ou une méconnaissance particulière des classes modestes.

Observons maintenant le deuxième levier d’action le plus efficace en matière de santé et d’environnement, à savoir la réduction de la consommation de viande. Lorsque je travaillais en tant que chargée de campagne chez Greenpeace France sur l’amélioration de différents projets de loi, nous avons beaucoup poussé pour plus de durabilité dans les cantines au travers de l’introduction de menus végétariens d’une part, et le soutien à une viande de qualité d’autre part. Les députés et les représentants des ministères de la Santé et de l’Agriculture avec qui j’interagissais m’ont souvent opposé un même argument concernant la réduction de viande : les enfants des familles modestes mangeraient trop peu de viande, il ne faut donc surtout pas en réduire les quantités dans les écoles. Une idée reçue statistiquement fausse : en réalité, les 20 % au niveau de vie le plus bas consomment un peu plus de viande (volaille incluse) que les 20 % les plus riches. Et si l’on considère le niveau d’études, bien plus différenciant finalement que le niveau de revenus, alors les moins diplômés mangent un quart de viande de plus que les plus diplômés. Ne prêter attention qu’aux quantités de viande consommées serait cependant une erreur : les produits laitiers, les œufs et le poisson ont également un impact environnemental qui est loin d’être négligeable. Or, si l’on observe les protéines animales dans leur ensemble, le résultat diffère : les plus riches mangent plus de produits laitiers, de poissons et de fruits de mer et les plus pauvres, plus de viande. Ainsi, les personnes les plus riches consomment finalement plus de protéines animales que la moyenne – quand les plus modestes en consomment moins !

La question est donc complexe. Et elle l’est d’autant plus que lorsque l’on parle de durabilité, il n’est pas uniquement question d’environnement mais aussi de nutrition, de santé et d’équilibre socio-économique. Or, certains aliments peuvent être très mauvais pour la santé mais avoir un impact environnemental relativement faible – c’est le cas des bonbons industriels par exemple – alors que pour d’autres aliments, c’est le contraire : le poisson est très bon en matière de nutrition mais son impact environnemental peut être désastreux.

De plus, l’alimentation n’est jamais très homogène : les personnes avec les plus faibles revenus ou niveaux de diplômes vont consommer plus de certains aliments à faible impact environnemental comme les patates, mais aussi plus d’aliments à fort impact sanitaire et environnemental comme la viande transformée. Et a contrario, les personnes les plus riches et surtout avec les plus hauts niveaux d’éducation vont manger bien plus de fruits et légumes, à faible impact environnemental, mais aussi plus de poisson, de fromage et de chocolat, à fort impact. Au final, est-il possible de conclure que l’alimentation de certains groupes sociaux est plus ou moins durable que celle d’autres groupes, selon le niveau d’études ou de revenus par exemple ?

Pour répondre à cette question, l’étude a suivi des milliers de personnes sur plusieurs années. Elle mesure de façon précise leurs apports alimentaires tout en prenant en compte d’autres déterminants tels que l’activité physique, le tabagisme ou les antécédents familiaux, et établit les liens avec la santé et le risque de maladies. Les auteurs de cette étude ont mis au point un indicateur de durabilité qui inclut de nombreux sous-indicateurs répartis dans quatre dimensions : nutritionnelle, socioculturelle, économique et environnementale.

Ils ont montré que le niveau d’éducation est clairement corrélé à la durabilité de l’alimentation des personnes : plus elles présentent un niveau d’études élevé, plus cette alimentation est soutenable d’un point de vue nutritionnel, économique et environnemental. Pour ce qui est des revenus, c’est moins évident. Les personnes les plus riches ont une alimentation plus durable dans son ensemble, mais ce n’est pas systématique : les hommes avec les plus faibles revenus ont par exemple une alimentation plus durable que ceux avec les plus hauts revenus.

Comme l’a affirmé Brillat-Savarin en 1825 dans La Physiologie du goût, son célèbre traité de gastronomie, « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es » : l’alimentation façonne notre identité, et notre identité façonne notre alimentation. C’était vrai au XIXe siècle, et c’est toujours le cas aujourd’hui.

Tout le monde veut « bien manger »

Une des conclusions des scientifiques de l’Iddri dans l’étude évoquée précédemment paraît évidente, mais nécessite d’être rappelée : ce n’est pas parce que les personnes les plus modestes ont une alimentation globalement de moins bonne qualité qu’elles s’en satisfont. Une enquête menée par le Secours catholique auprès des ménages auxquels des chèques services ont été distribués pendant le confinement montre par exemple que 83 % d’entre eux se disent préoccupés par les effets de leur alimentation sur leur santé – avec le sentiment de ne pas avoir de prise sur le sujet. Bien évidemment, ce groupe de personnes n’est pas homogène. Concernant le bio par exemple, les études qualitatives mettent en valeur des résultats contradictoires : une partie des personnes concernées montre de l’intérêt pour ces produits et peut ainsi ressentir une frustration liée à son incapacité à y accéder, quand une autre partie montre des réticences, voire s’y oppose, afin de marquer la spécificité de sa culture alimentaire et ainsi se distinguer d’une classe sociale plus aisée.

Par ailleurs, de nombreuses initiatives révèlent que lorsque les personnes modestes ont un accès de proximité à une alimentation saine et durable, leurs pratiques se rapprochent de la moyenne. C’est le cas par exemple des quartiers populaires dans lesquels des épiceries solidaires VRAC se sont installées, comme à Brest et à Montpellier. C’est cela qu’il me paraît essentiel de retenir : il n’est pas possible de considérer que les personnes les plus riches mangent de façon soutenable et que les personnes les plus précaires ne le font pas. En revanche, plus une nourriture saine et écologique est accessible – que ce soit financièrement, géographiquement ou culturellement –, plus les mangeurs et les mangeuses font des choix sains pour eux et pour la planète. À l’inverse, martelez des recommandations nutritionnelles et des normes sociales impossibles à atteindre, et vous obtenez un cocktail de culpabilité, de colère et de rejet parfaitement explosif. C’est ce qu’il se passe, entre autres, avec le bio, rejeté par une partie des classes populaires.

Comme nous venons de le voir, faire évoluer sa consommation vers une majorité de produits bio et locaux est loin de n’être qu’une question de bien-être personnel : il s’agit d’un acte politique, nécessaire pour maintenir les conditions d’habitabilité de la Terre pour les humains et tous les autres êtres vivants avec lesquels nous cohabitons. Si c’est plus facile lorsque l’on est aisé financièrement, les études que j’ai citées précédemment montrent que la consommation de bio n’est pas l’apanage des plus riches, loin de là. Bien sûr, une partie conséquente de la population est en situation de précarité alimentaire et n’a pas les moyens de choisir son alimentation. Pour ces personnes, l’enjeu est politique et se situe quelque part entre la solidarité de tous et la responsabilité des élus. Je reviendrai en profondeur sur cet enjeu majeur dans le troisième chapitre de ce livre. En attendant, la question des actes d’achat individuels est essentielle, mais elle n’est pas centrale. Bien en amont de nos achats se trouve en effet toute une machinerie agro-industrielle complexe et puissante, dont les intérêts s’entremêlent avec ceux des politiques. Le chapitre suivant entame la mise en lumière de cette machinerie, premier pas vers une action politique et collective pour transformer le modèle agroalimentaire dominant.