« Au début, quand on venait chercher le tracteur à la coopérative, on nous demandait si le mari qui allait le conduire était à la ferme. Puis quand on cultivait notre champ, les agriculteurs voisins qui passaient en voiture s’arrêtaient, sortaient de leur véhicule pour nous observer un moment puis repartaient sans rien dire. C’était il y a quatre ans. Maintenant, ils nous connaissent, ils nous ont vues faire et nous prennent plus au sérieux. Enfin ça dépend encore lesquels…. » Ce témoignage, c’est celui de Nina et Élise, deux amies paysannes-boulangères installées dans le Tarn. Elles ne sont pas les seules à subir l’atmosphère sexiste du milieu agricole : de nombreux témoignages voient le jour régulièrement sur la Toile et dans les librairies. Cinq paysannes d’Ardèche et du Briançonnais en ont même fait une bande dessinée, intitulée Il est où le patron ?, que l’on se passe les unes aux autres avec un regard entendu. La culture patriarcale du milieu agricole se compose d’actes grossiers autant que de remarques subtiles, presque invisibles. On pense aux violences sexistes et sexuelles et aux violences conjugales, difficiles à dénoncer en milieu rural, où tout le monde se connaît. Mais il y a également les sourires en coin lorsqu’une femme s’approche d’une machine, les blagues et les remarques énoncées à voix basse lorsqu’une agricultrice donne son avis sur un sujet technique, l’absence de considération voire de consultation dans les prises de décision. À cela s’ajoute l’autocensure de nombreuses femmes dont la confiance en soi a été minée par des années de comportements machistes et de socialisation genrée.
Bien sûr, dans les territoires toutes les femmes ne vivent pas ces situations. Au niveau national cependant, les données sont éloquentes. Pour commencer, il leur aura fallu attendre 1961 pour que le terme d’agricultrice existe. Elles représentaient pourtant 45 % des actifs agricoles en 1955 ! Sur l’ensemble des personnes qui ne sont pas salariées agricoles (donc qui sont cheffes d’exploitation ou associées), les femmes gagnent en moyenne 26 % de moins que les hommes. Cet écart est plus réduit dans l’élevage de bovins (16 %), en revanche il atteint 44 % dans l’arboriculture. Les conditions de travail des salariées agricoles ne sont pas plus réjouissantes. L’immense majorité est employée en CDD, et sur des durées inférieures à celles des hommes. Lorsqu’elles sont en CDI, les femmes sont deux fois plus nombreuses à travailler à temps partiel que les hommes et sont moins rémunérées à l’heure, surtout aux postes d’encadrement. Et cela rejaillit sur les retraites. En 2019, la différence de retraites agricoles entre les femmes et les hommes atteint les 20 % selon les statuts et les situations.
Autre sujet de taille en matière d’égalité : le congé maternité. Il aura fallu attendre 2019 pour que les conditions de celui des travailleuses indépendantes en milieu agricole s’alignent avec celles des salariées des autres professions. L’accès à la production représente également un point noir du sujet : d’une part, les banques octroient des prêts plus faibles qu’aux hommes. D’autre part, les femmes peinent à obtenir ou à hériter du foncier. Tout ceci plonge ses racines, entre autres, dans la longue tradition de répartition des tâches, où les maris faisaient tout le travail visible tandis que les femmes s’occupaient de la comptabilité, de la cuisine et des enfants. Un travail moins valorisé, encore de nos jours. En 2019, on estime d’ailleurs à plus de cent trente mille le nombre de femmes d’exploitants qui ne sont ni cheffes, ni collaboratrices d’exploitation. Nombre d’entre elles témoignent pourtant, lors des recensements agricoles, aider à la gestion de la ferme. Cela ne va pas forcément s’améliorer car plus les années passent, plus la proportion de femmes en milieu agricole diminue. La bonne nouvelle cependant, c’est qu’elle a largement augmenté chez les cheffes d’exploitation et les collaboratrices : elles sont 27 % en 2021, contre 8 % à peine en 1970. Mais ce chiffre n’a plus augmenté depuis plus de dix ans, et il ne compense pas la diminution du pourcentage de femmes parmi les salariées du secteur.
Pourquoi est-ce que je qualifie la féminisation des métiers de chefs d’exploitation de « bonne nouvelle » ? C’est tout simplement parce que les femmes agricultrices sont résolument motrices dans la transition agroécologique du secteur. Des femmes du réseau CIVAM engagées sur ces questions témoignent dans une plaquette diffusée par leur organisation en 2021 : « Le système agricole dominant valorise les gros rendements et le produire plus. Nous avons su déconstruire ça. La culture agricole dominante, toutes filières et types de systèmes confondus, valorise quant à elle la masculinité hégémonique. Notre société a été et est organisée par des hommes pour les hommes. Nous, femmes, entrepreneuses rurales et agricultrices du réseau CIVAM, affirmons qu’il existe d’autres possibles. » À l’heure des départs à la retraite massifs du secteur, du dérèglement climatique et de l’effondrement de la biodiversité, l’implication des femmes dans le milieu agricole et alimentaire est donc incontournable.
Et dans le reste du secteur agroalimentaire ? Là aussi, les inégalités persistent. En France, plus de la moitié des employés de caisse sont à temps partiel, et le salaire médian est de mille trois cent euros net par mois (données 2017-2019). Or, la majorité de ces employés sont des femmes. Par ailleurs, la précarisation de ces métiers s’est accrue ces dernières années, en particulier durant la crise du Covid, période durant laquelle la grande distribution s’en est mis plein les poches, en France comme dans le reste du monde. Avec plus de soixante-dix-huit milliards d’euros de chiffre d’affaires, Carrefour a par exemple réalisé en 2020 sa meilleure performance, au niveau mondial, de ces vingt dernières années.
Ainsi, en France comme ailleurs, notre système agro-industriel et alimentaire repose sur l’exploitation des femmes à la maison, dans les supermarchés et dans les fermes. Elles occupent les postes les moins bien rémunérés et les plus précaires, et effectuent depuis des siècles des tâches totalement invisibilisées. Depuis un certain temps cependant, et en particulier depuis MeToo, le sujet monte dans le milieu. Mais les choses évoluent encore trop lentement, et trop peu. Pourtant, les hommes subissent également les conséquences du patriarcat (plus grande tendance à l’isolement, phénomène de compétition au lieu d’entraide…) et auraient tout intérêt à s’emparer massivement de cette question.
Il existe deux formes de travailleurs immigrés (ou « travailleurs migrants »). La première correspond aux contrats saisonniers de l’Office français de l’immigration et de l’intégration. Ils représentent une petite dizaine de milliers de personnes originaires du Maghreb. Ces « contrats OFII » subviennent avant tout aux besoins des exploitations arboricoles, maraîchères et viticoles des Bouches-du-Rhône, du Vaucluse et de Haute-Corse et s’insèrent donc, d’après le sociologue Frédéric Décosse, « dans le cadre d’une agriculture de firme, industrialisée et orientée vers l’exportation ». À ceci s’ajoute ce que l’on appelle le travail détaché : les entrepreneurs agricoles français externalisent tout ou partie de leur production à des sociétés transnationales de prestations de services, marchandes d’une main-d’œuvre intérimaire et précaire. Rien que dans les Bouches-du-Rhône, une trentaine de boîtes d’intérim étrangères détachent de la main-d’œuvre agricole depuis l’Espagne ainsi que, dans une moindre mesure, l’Italie, la Roumanie et la Pologne. Leur nombre de travailleurs détachés a été estimé à un peu plus de soixante-sept mille en 2016.
La Confédération paysanne a réalisé en 2015 une étude approfondie sur leurs conditions de travail, définies comme proches de l’esclavagisme moderne. Le syndicat revient dans son enquête sur un exemple emblématique de ce type d’entreprises, Terra Fecundis, qui a envoyé entre 2012 et 2015 plus de vingt-six mille salariés dans les exploitations françaises, majoritairement d’Équateur : « Véritables sources de plus-value financière, ces migrants consomment obligatoirement les multiservices déployés par la société : transports, accès à la nourriture, transfert d’argent dans le pays d’origine (facturé trente-cinq euros pour un coût réel de sept euros !), financement de logements dans le pays d’origine… […] Le salaire horaire est fixé autour de sept euros cinquante mais les travailleurs ne perçoivent généralement que trois cents euros mensuels lorsqu’ils sont en France, le solde étant théoriquement bloqué sur un compte en Espagne… vérification généralement impossible pour les services de l’inspection du travail abandonnés des politiques publiques. »
Bonne nouvelle cependant : l’entreprise, rebaptisée Work for All en 2021, a été condamnée à un demi-million d’euros d’amende par le tribunal judiciaire de Marseille et ses trois dirigeants espagnols ont écopé de quatre ans de prison avec sursis et de cent mille euros d’amende pour ses activités sur la période 2012-2015. L’année suivante, c’est le tribunal correctionnel de Nîmes qui a condamné la société à trois cent soixante-quinze mille euros d’amende ainsi qu’à une interdiction d’exercer sur le territoire français pour la période 2017-2019. Le tribunal a également condamné sept agriculteurs à des amendes de plusieurs milliers d’euros et, pour l’un d’eux, à six mois de prison avec sursis, pour avoir profité de la situation et hébergé des travailleurs dans des conditions indignes. D’après des enquêtes du Monde, le président du tribunal est en effet allé jusqu’à qualifier certaines exploitations de véritables « Guantánamo », en référence au centre de détention américain à Cuba. La société a fait appel des deux condamnations.
Les abus sont nombreux et ne concernent pas que Terra Fecundis : salaires au rabais, travail au noir, congés et heures supplémentaires non payés, arrangements informels pouvant se solder par une arnaque, logements précaires… Or, les travailleurs migrants, du fait de leur situation précaire, sont souvent peu enclins, voire dans l’impossibilité de faire valoir leurs droits. Cette situation est d’autant plus problématique qu’ils ont plus de mal à accéder aux soins, alors même qu’ils sont soumis aux accidents et aux maladies chroniques propres aux exploitations intensives, comme l’exposition aux pesticides en cultures sous serres ou les ports de charges en abattoir.
Comment en sommes-nous arrivés là ? Nous l’avons déjà vu dans les grands traits : depuis les années 1950, une profonde mutation des paysans et de leurs rapports au travail s’opère. De paysans, ils deviennent agriculteurs, agriculteurs exploitants, chefs d’exploitation puis, pour certains, entrepreneurs agricoles. Peu à peu, leur nombre diminue, tout comme le nombre d’aides familiales sur les fermes. Les territoires se spécialisent, les productions s’intensifient. Leurs besoins en main-d’œuvre explosent au moment des pics de récolte. Le travail saisonnier finit par représenter 70 % des salariés agricoles en 2016, soit plus d’un demi-million de personnes. S’enclenchent alors des mouvements internationaux de travailleurs en quête de revenus, voire, pour certains, d’un avenir meilleur. Le recours à de la main-d’œuvre extérieure à l’exploitation, et donc le travail salarié, augmente, avec une immense majorité de contrats précaires – un moyen, pour les agriculteurs, de limiter leurs charges. Comme toujours, ces descriptions masquent des différences au sein du secteur : en réalité, en 2016 10 % des plus grosses fermes emploient plus de 40 % des salariés agricoles.
On pourrait penser que si les agriculteurs ont recours à une main-d’œuvre étrangère, c’est par nécessité, parce que la main-d’œuvre locale est tout simplement insuffisante pour assurer la récolte de certains fruits et légumes lors des pics de production. C’est en partie vrai. Mais le fond du problème n’est pas là. Si ces travailleurs migrants viennent remplir les rangs des vignobles à champagne et des champs de fraises de l’Hexagone, c’est parce que contrairement à la plupart des Français, ils n’ont pas la liberté de choisir des métiers mieux rémunérés et avec de meilleures conditions de travail.
Cette situation s’est soudainement trouvée éclairée à la lumière très crue de la pandémie de Covid, au printemps 2020. Les frontières fermées, les agriculteurs ont été pris de panique : comment allaient-ils pouvoir effectuer leurs récoltes ? Je me rappelle les cris d’alerte de la FNSEA, qui annonce alors un besoin en main-d’œuvre de deux cent mille personnes pour les trois mois qui suivent. De travailleurs invisibles, les travailleurs immigrés accèdent subitement au haut statut de « travailleurs essentiels ». Le ministre de l’Agriculture fait alors appel à l’« armée de l’ombre » pour pourvoir aux besoins du milieu agricole : les Françaises et les Français sont priés de se rendre aux champs. Plus de trois cent mille personnes s’inscrivent sur la plateforme en ligne pensée pour mettre en relation les agriculteurs et les volontaires. Échec cuisant : un mois et demi après le lancement de l’opération, seuls quinze mille contrats de travail sont signés. Et face à la pénibilité des tâches à accomplir et à leur faible rémunération, beaucoup abandonnent au bout de quelques jours à peine… Dans certains cas, ce sont les producteurs eux-mêmes qui préfèrent abandonner leur production plutôt que de continuer à faire appel aux nouveaux employés autochtones, trop peu efficaces et donc, trop peu rentables.
Ainsi, comme dans beaucoup d’autres pays, la main de fer du capitalisme s’est refermée sur l’agriculture française, et l’exploitation d’une force de travail humaine et vulnérable est devenue la variable d’ajustement des agriculteurs engagés dans la voie des modèles productivistes. Elle constitue dorénavant l’un des rouages centraux de l’agriculture capitaliste, servant de socle à l’agrandissement des fermes et à l’intensification des productions. Le cercle est vicieux : les coûts de production, tirés vers le bas du fait du recours à une main-d’œuvre pas chère, tirent à leur tour vers le bas les prix de vente des produits, renforçant la pression concurrentielle sur les agriculteurs et le pouvoir des entreprises dirigeantes. Difficile d’en vouloir aux producteurs eux-mêmes. S’ils sont loin d’être de simples « victimes du système », la plupart d’entre eux sont pris en étau entre les exigences de la grande distribution, l’hyperconcurrentialité des marchés et l’imprévisibilité des conditions météorologiques. La situation en revanche est savamment entretenue par les pouvoirs publics au travers des politiques de déréglementation sociale, d’immigration choisie et de soutien au libre-échange, ainsi que par certains syndicats agricoles comme la Coordination rurale.
Les autres pans du secteur agro-industriel ne sont pas en reste. D’après la Fédération européenne des syndicats des secteurs de l’alimentation, de l’agriculture et du tourisme, l’industrie de la viande aurait également recours à une majorité de travailleurs venus du centre et de l’est de l’Europe, et d’Afrique en partie. Et là aussi, la pandémie de Covid-19 a révélé combien les conditions de travail et le logement du secteur ont contribué à la propagation du virus. À l’abattoir de Kermené dans les Côtes-d’Armor, par exemple, qui emploie près de trois mille personnes, cent quize employés ont été testés positifs au Covid. En Loire-Atlantique, un tiers des employés de la Société de Transformation des Volailles de l’Ouest (STVO) l’ont contracté. Par ailleurs, dans un système libéralisé, tout est lié. Or, en Allemagne, les entreprises du secteur de la viande ont massivement recours, depuis vingt ans, à la sous-traitance de la contractualisation de leurs employés. Ce système a fortement contribué au dumping social de ce secteur dans toute l’Europe et généré la perte de milliers d’emplois, y compris dans des pays voisins comme la France.
La question qui se pose est la suivante : quelle est l’étape d’après ? Deux expériences peuvent nous éclairer : l’arrêt en 1964 du programme « Bracero », aux États-Unis, qui a mis fin à deux décennies d’exploitation de Mexicains dans les fermes américaines, et la mise en œuvre du Brexit au Royaume-Uni, qui a entraîné une chute du nombre de personnes étrangères candidates au travail des champs. Que ce soit aux États-Unis ou au Royaume-Uni, cette absence de main-d’œuvre étrangère n’a pas été remplacée par des locaux. Soit elle a été palliée par des machines, soit les agriculteurs se sont tournés vers des productions moins intensives en main-d’œuvre. Le gouvernement britannique a d’ailleurs investi plus de cent millions d’euros dans un programme axé sur l’intelligence artificielle et la robotique. En France, le gouvernement nous entraîne sur la même pente, et ce d’autant plus que les technologies deviennent de moins en moins chères et donc de plus en plus accessibles. L’agriculture française n’a pas fini de muter. Mais l’histoire ne dit pas ce qu’il en adviendra le jour où les ressources de minerais rares et les réserves en eau, deux composants essentiels à la fabrication des machines, se seront taries… Ce jour-là, les agriculteurs et leurs savoir-faire auront, eux, probablement déjà disparu ; ce jour-là, il ne nous restera plus que nos yeux pour pleurer.