Du sang dans nos assiettes

Accaparement des terres et meurtres indigènes : l’exemple du soja

Tout le monde est-il bien au courant que certains produits, pour arriver jusqu’à nous, ont essuyé du sang humain ? Sans passer en revue tous les aliments liés à l’asservissement et au meurtre de nos semblables, voici l’exemple de cinq produits phares de notre modèle agro-industriel : la viande et le soja produits en Amérique latine pour nourrir une grande partie de nos cheptels français, la tomate d’industrie d’Italie et de Chine, la banane des Antilles et le thon pêché par les thoniers français. On fera un léger détour par un cas qui ne concerne pas directement la France, mais qui illustre l’horreur et le cynisme de l’agro-industrie : la mise en esclavage de milliers de personnes dans les Moluques, en Indonésie, pour pêcher et décortiquer ces petits crustacés très prisés que sont les crevettes.

 

L’industrie du bœuf et du soja est constamment à la recherche de nouvelles surfaces. Après avoir déforesté une grande partie de l’Amazonie, c’est vers le Cerrado qu’elle s’est tournée ces dernières années : une vaste savane brésilienne de plus de deux millions d’hectares parcourue de rivières et qui abrite plus de cent soixante mille espèces végétales et animales telles que le tatou à six bandes, le fourmilier géant et le jaguar. Pour satisfaire l’appétit carnivore de centaines de millions d’Occidentaux et de Chinois, les producteurs sont nombreux à s’accaparer et à détruire des terres du Cerrado pour y faire paître leur bétail ou planter leur soja OGM. Les journalistes de Disclose et du Bureau of investigative journalism (BIG) ont ainsi montré dans une enquête que les multinationales américaines Cargill et Bunge sont complices de près de vingt mille incendies volontaires dans la région entre 2015 et 2020. D’après eux, la grande majorité du Cerrado, qui représente plus d’un cinquième de la surface du Brésil, pourrait disparaître d’ici trente ans du fait de l’agriculture industrielle.

Une partie de ces terres sont publiques, et d’autres appartiennent à des communautés indigènes. Au mieux, ces dernières se voient privées de l’accès à leurs terres par des milices armées. Au pire, elles se font menacer, empoisonner, blesser, tuer. Plus de quarante mille hectares n’ont jamais été restitués aux membres de la communauté geraizeira, maintenus hors de leurs terres par la menace des armes, malgré une décision de justice prise en 2018 en leur faveur. Entre 2003 et 2021, plus de six cents membres de la communauté Guarani-Kaiowá ont été massacrés dans l’État de Mato Grosso do Sul pour avoir réclamé les terres de leurs ancêtres, transformées en cultures de soja. Quel est le lien entre ces violences et l’assiette des Français ? C’est simple : nous nourrissons nos porcs, nos poulets et, dans une moindre mesure, nos vaches laitières avec du soja importé du Brésil. Cargill, l’une des principales multinationales épinglées dans l’accaparement des terres et la déforestation, a fait entrer plus de deux cent mille tonnes de soja en France en 2018. Les deux tiers proviennent du Cerrado. JBS, autre multinationale tristement renommée du secteur, remplit quant à elle les rayons boucherie de Carrefour et de Casino, en France comme au Brésil.

L’envers du décor de l’agro-industrie : l’exemple de la tomate

Peu de gens connaissent la tomate d’industrie. Appelée « tomate de combat » par certains agronomes, elle est oblongue et a une peau très épaisse pour résister aux secousses du transport. Le journaliste Jean-Baptiste Malet1 s’est lancé en 2014 dans une vaste enquête sur les dessous de la filière de cette tomate, devenue en quelques années un symbole de la mondialisation et du capitalisme. Il explique que dans les années 1990, le cartel italien de la tomate d’industrie s’est tourné vers la Chine pour accroître ses profits. Le gouvernement chinois cherche alors à développer l’activité agricole du Xinjiang, la région autonome ouïghoure située à l’extrême nord-ouest du pays. Une façon, pour lui, d’y accroître sa mainmise sur les Ouïghours, une ethnie musulmane du territoire (les prémices du génocide culturel dont les ONG internationales et plusieurs États accuseront la Chine des années plus tard). Des accords sont passés : l’entreprise italienne à l’origine de l’initiative offre à la Chine les premiers équipements pour fabriquer du concentré, le Bingtuan déploie d’immenses cultures de tomates d’industrie et quelque temps plus tard, les premiers convois de concentré de tomates chinois débarquent en Italie. Ils sont ensuite reconditionnés et envoyés dans le monde entier.

Lors de son passage dans les champs du Xinjiang, Jean-Baptiste découvre la chaleur torride, les enfants qui ploient sous les sacs lourds, les paysans exploités qui récoltent des centaines de sacs pour 350 yuans (vingt-quatre euros) par jour, les prisonniers politiques issus des Laogai, les camps de travail forcé chinois, contraints de prendre part aux récoltes. Qui aurait pu imaginer tous ces arrangements politiques et capitalistes derrière la préparation de ces petites boîtes rouges italiennes que l’on utilise pour préparer nos pâtes, nos pizzas et nos lasagnes ?

Agro-industrie toxique et État complice : l’affaire du chlordécone

Penchons-nous maintenant sur un autre aliment : la banane. Tout le monde la connaît, du moins sa variété sucrée la plus commune sur nos étals, la Cavendish. Ce que la plupart des gens ne connaissent pas, ou moins, c’est le scandale sanitaire, environnemental et politique de sa production dans les Antilles. Pour le comprendre, il faut retourner au XVIIe siècle. À cette époque, des colons envahissent les îles de Guadeloupe et de Martinique, accaparent les terres des populations Arawak des Caraïbes et asservissent leurs membres qu’ils frappent, torturent, tuent et, pour les femmes, qu’ils violent. En parallèle, la traite négrière transatlantique se développe et jusqu’au XIXe siècle, près de treize millions de personnes sont déportées par les puissances coloniales. C’est dans ce contexte que la banane, originaire de Papouasie-Nouvelle-Guinée, est introduite. Trois siècles et une mondialisation plus tard, la banane est devenue la production phare de Martinique et de Guadeloupe et occupe une place prépondérante dans l’économie des îles. Mais dans les années 1970, les cultures bananières doivent faire face, dans un contexte de concurrence internationale accrue, à un insecte « ravageur » : le charançon.

C’est là qu’apparaît un nouveau « produit miracle » : le chlordécone. Inventé dans les années 1950 aux États-Unis, les premières alertes concernant sa toxicité sont données en 1963. Et pour cause : le chlordécone, appelé alors Kepone, altère le système nerveux, réduit les capacités de reproduction et peut induire des tumeurs. Il est introduit dans les Antilles en 1966, au sein de parcelles expérimentales sous la surveillance de l’État. Certains producteurs commencent à l’utiliser illégalement. Le chlordécone est officiellement autorisé en 1973. Trois ans plus tard, les deux entreprises américaines responsables de la fabrication du Kepone sont condamnées à payer la peine maximale pour pollution environnementale. Par ailleurs, une centaine de leurs employés est empoisonnée, et une trentaine d’entre eux hospitalisée. La même année de la condamnation des entreprises, en 1976, le Kepone est interdit aux USA. L’année suivante, un rapport établit déjà que les sols des bananeraies antillaises ainsi que certains milieux aquatiques sont pollués.

La France continue pourtant d’utiliser du chlordécone jusqu’en 1990. Plus précisément, l’État interdit l’utilisation de la molécule toxique en 1990, mais délivre des dérogations aux producteurs de bananes antillais pour trois années supplémentaires, jusqu’en 1993. Au final, un sixième de la production mondiale de la molécule est répandu sur les seules îles de Guadeloupe et de Martinique. Les ouvriers agricoles font état de malaises et de vomissements. Plus de cinq mille analyses de sang sont effectuées auprès de la population générale : en Martinique comme en Guadeloupe, neuf habitants sur dix sont contaminés par le chlordécone. Si l’on considère l’ensemble de la population, cela représente plus de sept cent mille personnes. Par ailleurs, les études montrent qu’à partir d’un microgramme de chlordécone par litre de sang, un homme double son risque de voir survenir un cancer de la prostate. Sachant qu’en Martinique et en Guadeloupe, il y a deux fois plus de cancers de la prostate qu’en France métropolitaine et qu’ils sont deux fois plus mortels… Ces îles détiennent ainsi le triste record mondial de ce cancer.

Du côté environnemental, la situation est également grave. Les deux tiers des cours d’eau des Antilles sont contaminés, ainsi qu’une grande partie des sols. Les études estiment que les terres polluées le seront pour soixante années à plusieurs siècles. Comme aux États-Unis, des filières aquacoles ferment, comme celle de la crevette. Des pêcheurs se voient interdire certaines zones de capture ainsi que certaines espèces, et une partie de la pêche antillaise disparaît. Comment une telle situation a-t-elle pu advenir ? Jessica Oublié a mené une vaste enquête sur le sujet, parue sous la forme d’un roman graphique fin 2020 aux Éditions Les Escales : Tropiques toxiques. On y découvre le lobbying intense réalisé par les fabricants de la molécule et la complicité de l’État pour protéger la filière banane malgré la connaissance des risques sanitaires et environnementaux encourus.

L’affaire du chlordécone n’est pas qu’une question de santé ou d’environnement : elle vient souffler sur les braises de la lutte des classes et du combat antiraciste. Pour bien comprendre cela, il faut se rappeler les fondements colonialistes et esclavagistes de la culture de la banane aux Antilles. Ces fondements ont laissé des entailles profondes dans la vie des Martiniquais et des Guadeloupéens. Car depuis cette époque, les injustices n’ont jamais cessé : elles ont simplement changé de formes. Les familles békés héritières des colons contrôlent les terres, les usines de production et la distribution. En découle un contrôle des prix : la vie est 30 à 40 % plus chère aux Antilles qu’en France métropolitaine, même pour des produits fabriqués sur place comme le sucre de canne et les bananes. Par ailleurs, dans les bananeraies, la plupart des propriétaires et des patrons sont des békés, là où la plupart des ouvriers agricoles sont afro-descendants.

Lundi 2 janvier 2023. J’écoute la radio. Les présentateurs rendent compte des conclusions d’une procédure juridique lancée il y a seize ans concernant le chlordécone. D’après l’Agence Française de Presse (AFP), l’enquête a établi « les comportements asociaux de certains des acteurs économiques de la filière banane relayés et amplifiés par l’imprudence, la négligence, l’ignorance des pouvoirs publics, des administratifs et des politiques qui ont autorisé l’usage du chlordécone à une époque où la productivité économique primait sur les préoccupations sanitaires et écologiques ». C’est cependant à un non-lieu que concluent les magistrates en charge du dossier.

 

Comme pour le chlordécone, l’avidité de certaines entreprises agro-industrielles peut faire de la vie de milliers de personnes un enfer. Il en va de même dans le secteur de la pêche. Tour d’horizon de l’enfer sur mer que les industries de la crevette et du thon peuvent faire subir à des êtres humains.

Crevettes sanguines

Entre 2011 et 2013, j’ai passé plus d’un an en Indonésie, dont une partie dans les Moluques, pour une mission de recherche. Ce dont je ne me doutais pas, c’est que sur l’île voisine, à Benjina plus précisément, des industriels de la crevette thaïlandais étaient en train d’exploiter des milliers d’immigrés venus de Birmanie, de Thaïlande, du Cambodge et du Laos. En 2015, des journalistes de l’agence Associated Press ont découvert sur cette île pas moins de deux mille esclaves retenus depuis parfois plus de dix ans. Certains étaient enfermés dans des cages. Ils avaient été dupés, vendus ou kidnappés aux entreprises de pêche.

Libérés dans les mois qui ont suivi la découverte du scandale, beaucoup ont déclaré avoir été frappés avec des queues de raie venimeuses, privés de nourriture et d’eau et forcés de travailler sans être payés, parfois plus de vingt heures par jour. Beaucoup ont vu des personnes mourir. Le business thaï-indonésien de plusieurs millions de dollars a été fermé. Au moins neuf personnes ont été arrêtées et deux cargos ont été saisis. Heureux d’être enfin libres, pour la plupart des travailleurs le retour à la maison a cependant été difficile : sans argent, traumatisés, atteints de dépression et parfois de séquelles physiques, ils peinent à retrouver du travail et à reprendre une vie normale.

Quel est le lien entre l’industrie de la crevette thaïlandaise et l’assiette des consommateurs français ? En fait, la France importe très peu, voire pas de crevettes de Thaïlande. Le cas énoncé plus haut dénoncé par l’Associated Press ne nous concerne donc pas directement, ou du moins pas que nous le sachions. D’après de nombreuses organisations cependant, comme la Fondation pour la justice environnementale, les abus et violations de droits humains sont systémiques à l’ensemble du secteur de la pêche thaïlandais. Une enquête menée entre août 2018 et octobre 2019 a en effet montré que sur soixante-deux bateaux pour lesquels des pêcheurs ont été interrogés, le quart fait état de violences physiques, de menaces de mort et de conditions de travail abusives.

En outre, dans une enquête publiée en 2023 concernant l’industrie thonière, l’association BLOOM rappelle l’opacité du secteur de la pêche, qui rend impossible la traçabilité des produits pêchés des bateaux aux assiettes des consommateurs. Cette opacité est due, entre autres, à la pratique dite de transbordement : afin de rester en mer le plus longtemps possible, parfois même pendant des années, des bateaux de pêche transfèrent leurs captures de pêche vers d’autres bateaux qui, eux, rentrent au port. Pour l’association, il est évident que le poisson, et en particulier le thon pêché par les bateaux thaïlandais, se retrouve dans nos assiettes. Elle rappelle que l’une des principales entreprises visées par les dénonciations de violation de droits humains est la tentaculaire Fong Chun Formosa Fishery Company (FCF), l’une des trois plus grandes sociétés de thon au monde et l’un des principaux fournisseurs européens. Parmi ses clients se trouve Thaï Union, numéro un mondial du poisson en boîte et surgelé et propriétaire de la marque Petit Navire depuis 2010.

Concernant les crevettes, le principal fournisseur de la France est l’Équateur, devenu ces dernières années le premier exportateur mondial des petits crustacés. D’après une étude de la fondation Monterey Bay Aquarium parue en 2022, l’industrie des produits de la mer dans ce pays est associée à du travail forcé et du travail d’enfants ; du trafic d’êtres humains a également été prouvé.

À terre, dans les usines de transformation des produits de la mer, les conditions de travail sont tout aussi déplorables. Plusieurs ONG telles que Greenpeace, Oxfam et Vérité, ainsi que les Nations unies, dénoncent régulièrement les violences physiques, le travail forcé et la traite d’êtres humains similaires à ce qu’il se passe en mer. Or, d’après les données 2012 de la FAO, l’immense majorité des personnes qui travaillent dans ces usines de transformation sont des femmes. Comme dans beaucoup d’autres secteurs, ces dernières sont souvent moins rémunérées que les hommes, elles sont soumises aux violences sexistes et sexuelles et peuvent se faire licencier lorsqu’elles tombent enceintes.

Une vie de porc sur caillebotis

Avril 2018. À notre arrivée sur le parking de l’exploitation porcine, en Normandie, Jérôme, la quarantaine, nous accueille avec un grand sourire. Il nous serre la main et nous invite dans une petite salle de bureau. L’odeur du café chaud réchauffe l’ambiance sobre instaurée par les murs blancs et l’armoire de dossiers qui trône dans un coin de la pièce. Nous sommes une demi-douzaine de membres de l’équipe agriculture de Greenpeace France. L’éleveur est détendu, mais il reste précautionneux : avant de visiter l’exploitation, il veut nous raconter son histoire et celle de la ferme. Jérôme est ce que l’on appelle un « naisseur-engraisseur » : avec sa femme, ils possèdent quatre cents truies, qui font naître plusieurs milliers de porcelets chaque année. Ces porcelets naissent dans un premier bâtiment, puis ils sont engraissés dans un autre, dans des box sur caillebotis, jusqu’à ce qu’ils aient atteint l’âge d’être tués et vendus. Très fier de son élevage, l’éleveur nous explique que grâce aux investissements de ces dernières années, il fait « ce qu’il y a de mieux dans l’élevage industriel porcin français ». Plus précisément, il élève plusieurs milliers de porcs dans une hygiène absolue (« mes porcs ne touchent jamais le sol »), ses truies sont « en liberté » et il génère en plus du méthane grâce à un dispositif installé plusieurs années auparavant pour traiter les tonnes de lisier que ses porcs rejettent chaque année.

Une petite demi-heure et deux tasses de café plus tard, nous sortons du bureau et traversons la cour pour nous rendre dans l’un des bâtiments où se trouvent les truies. Premier sas. J’enfile la combinaison et les surchaussures que Jérôme me tend. Au mur, de grandes affiches apportent des informations techniques sur l’évolution du poids des porcs selon leur âge et leur stade d’engraissement. Nous arrivons au cœur de son pôle de naissage. Une âpre odeur d’ammoniac s’infiltre dans mes sinus. Comme l’avait annoncé l’éleveur, tout est très « propre » : les sols, les murs et les couloirs sont exempts de terre ou d’excréments, pas une toile d’araignée ne pend du plafond, l’espace est plutôt bien ventilé et la température est très supportable. Je comprends vite, cependant, pourquoi certains de mes collègues n’ont pas voulu venir. Les truies et leurs porcelets évoluent dans des zones de quelques mètres carrés à peine, sur un sol de béton dur et froid. Ils ne se voient pas les uns les autres, mais ils entendent le bruit des barrières métalliques qui s’ouvrent et se ferment, les grognements de leurs semblables, le bruit de la ventilation lorsqu’elle s’active. Je croise le regard de certaines truies… La scène me fait froid dans le dos.

Nous poursuivons la visite. L’espace suivant est également constitué de boxes faits de caillebotis. Les porcelets y sont amenés au bout de quelques jours de sevrage. Jérôme nous montre les mesures prises pour « bien traiter les jeunes porcs », comme la mise en place de « jouets » dans les enclos, à savoir des morceaux de plastique qui tentent vainement d’égayer l’enclos de béton. Nous nous rendons ensuite dans le dernier espace, celui où les truies vont immédiatement après qu’on leur a enlevé leurs porcelets. Les truies sont enfermées dans des sortes de cages dans lesquelles elles peuvent à peine bouger : elles se « préparent » pour l’insémination suivante. J’entends soudain un moteur, des cris et des grognements sourds, je me retourne brusquement. Une cage mobile, dans laquelle se trouve un énorme verrat, se déplace lentement sur un rail le long des cages où se trouvent les truies. Je fais de mon mieux pour avoir l’air tranquille, comme si j’étais une habituée des porcheries industrielles. En réalité, je n’en crois pas mes yeux. Le porc défile durant de longues minutes devant les truies. Jérôme nous explique que c’est pour stimuler les chaleurs des truies qui sentent les hormones du porc en cage : cela facilite ensuite les inséminations.

Nous ressortons du bâtiment ; je savoure les rayons du soleil et l’air frais retrouvés. Les mots employés par l’éleveur au début de la visite me reviennent en mémoire : n’avait-il pas parlé de truies « en liberté » ? « Liberté, liberté… ce que je voulais dire, c’est qu’elles ne sont pas retenues par des cages, elles peuvent se mouvoir dans leur enclos, c’est déjà mieux que dans d’autres élevages ! » répond-il avec un rire gêné. Nous le remercions chaleureusement de nous avoir reçues : rares sont les éleveurs industriels qui acceptent d’échanger avec franchise, transparence et sympathie sur leur métier.

 

De toute évidence, Jérôme cherche avec sincérité à répondre aux injonctions contradictoires que lui et sa femme reçoivent : l’envie des mangeurs et des mangeuses que l’on traite le mieux possible les animaux mais qui veulent continuer à acheter de la viande à bas prix, les normes d’hygiène qui sont de plus en plus lourdes, la rentabilité nécessaire pour survivre… Simplement, nous n’avons pas la même conception de ce que représentent les notions de liberté, de bien-être animal ou encore d’environnement. J’aimerais que ce type d’élevage soit une exception, qu’il ne soit pas « le mieux de l’élevage industriel français » mais « le pire ». Tout ce que je sais, c’est qu’en 2020, plus de vingt-trois millions d’individus ont été abattus. Nous sommes ainsi le troisième plus gros producteur européen de porcs. 95 % des animaux sont élevés dans des élevages intensifs, sur caillebotis.

 

Les conditions d’élevage rendent les porcs agressifs, ils se mordent et mangent les queues de leurs semblables. À tout problème, sa solution : les dents sont meulées et les queues coupées – sans anesthésie, ça prend trop de temps. Auparavant, la castration systématique et à vif des porcelets mâles était également de mise, mais elle a été interdite en janvier 2022 sous la pression des associations animalistes. Dorénavant, elle doit être effectuée par un vétérinaire avec un traitement analgésique ou antalgique. La castration vise à limiter les risques que la viande ait un goût trop fort – un risque qui ne concerne qu’un tiers des porcelets mâles. Par ailleurs, un porcelet sur cinq meurt entre la naissance et le sevrage. À cela s’ajoutent les porcelets jugés trop chétifs, pas assez rentables : ils sont alors « claqués » à mort contre les murs de béton, à la main, une pratique interdite depuis 1997, sauf par procédé mécanique. D’après le Parlement européen cependant, le non-respect de la législation en matière de bien-être animal est le principal défi de la filière en Europe. Dans L’Usine des animaux (Arte, 2022), Stéphanie, une éleveuse de porcs qui a pratiqué un élevage industriel avant de se reconvertir à du plein air, raconte ses anciennes habitudes : « C’est du travail à la chaîne […]. On castre, on castre, on castre. Parfois on est tellement dans notre truc machinal, paf on fait une hernie. Là, les boyaux sortent. Le porcelet est condamné… Donc là, tac, on assomme le porcelet et on continue, on passe à la suite, on castre, on castre, on castre. »

 

Si les élevages de porcs français sont pour la plupart intensifs, certains producteurs se lèvent tôt tous les jours pour maintenir et créer des modèles alternatifs. C’est le cas de Noémie Calais, une jeune éleveuse de porcs noirs en plein air et en bio dans le Gers. Ses animaux sont issus d’une race rustique, à croissance lente, bien loin des standards des cochons roses bodybuildés de l’industrie porcine. Dans Plutôt nourrir, elle prend la plume et témoigne : « Un pour mille, on est si peu nombreux. Il faut du courage, prendre le risque de ne rien gagner, ou si peu, juste parce qu’on croit à l’idée que chacun puisse se réapproprier le pouvoir de faire pousser sa propre pitance, de devenir maître de sa propre subsistance, de perpétuer les savoir-faire paysans qui nous nourrissent, alors que les recettes familiales et les gestes ancestraux se perdent à mesure que meurent les anciens. » Son rapport à la mort a beaucoup changé depuis qu’elle est devenue éleveuse. Dépitée par les conditions d’abattage classique (pour les humains comme pour les animaux), elle décide de tuer certains de ses animaux de sa propre main, sur sa ferme : « Le moment de tuer est d’une intense solennité. J’aimerais que chaque consommateur de viande fasse l’expérience de la mort de l’animal qu’il souhaite manger. Pas pour le culpabiliser ou le mettre au défi, mais pour qu’il prenne la mesure de ce que c’est que de prendre la vie, pour qu’il ressente les soubresauts nerveux de l’être vivant qui meurt, qu’il voie les paupières se fermer, qu’il palpe le pouls qui s’en va et sente le sang chaud sous ses doigts. Sinon, il mange de l’ignorance trois fois par jour. » Une alternative qui a un prix… Et de fait, pour la plupart de ses clients la viande de Noémie est trop chère pour être un aliment du quotidien. Mais là aussi, l’éleveuse a son avis : pour elle, « c’est normal que la viande soit chère, parce qu’elle a un coût économique, écologique, humain et aussi moral. Si la viande est “trop chère”, c’est parce qu’on en mange trop, qu’on s’entête à croire et à faire croire que c’est un produit de consommation courante, quotidienne ».

Volailles de chair et poules pondeuses : l’explosion de la production

Juin 2022. Les portières claquent. Le ciel est d’un bleu éclatant et les lunettes de soleil sont de sortie. Nous sommes une dizaine, l’équipe agriculture de Greenpeace France est presque au complet. Un petit groupe de personnes nous accueille entre les silos métalliques de plusieurs mètres de haut et les trois hangars de l’élevage que nous venons visiter : le représentant de la Chambre d’agriculture du département, qui a facilité l’organisation de la rencontre, la propriétaire du site, son associé et leur employé. L’éleveuse nous adresse un mot de bienvenue accueillant, mais elle a l’air tendu. C’est qu’il m’aura fallu du temps pour la convaincre de nous recevoir – les éleveurs industriels se méfient des écologistes. Mais nous ne sommes pas là pour mener l’enquête. Comme chaque année, nous nous retrouvons simplement entre membres de l’équipe agriculture de Greenpeace pour rendre visite à des éleveurs et échanger avec eux sur la réalité de leur métier et du terrain. Cette fois-ci, c’est dans la Drôme que nous nous rendons. Je ne donnerai pas plus de détails sur l’élevage en question car, pour convaincre l’exploitante de nous recevoir, nous avons dû signer des accords de confidentialité.

L’éleveuse introduit la ferme et ses activités ; l’ambiance se détend peu à peu. Puis vient le temps de la visite. Nous entrons dans un premier sas, où des combinaisons blanches et des surchaussures nous sont là aussi tendues. Je trempe mes semelles dans un mélange d’eau et de désinfectant avant de suivre mes collègues dans le hangar fermé où cinq mille poulets s’ébrouent çà et là. Mais ça, bien évidemment, ils ne nous le montreront pas. Il n’y a pas de fenêtre, aucune lumière naturelle ne pénètre dans le bâtiment. Il fait chaud, des ventilateurs font circuler l’air. Je marmonne dans ma barbe : je m’attendais à voir des volailles adultes, je découvre des individus âgés de quelques semaines à peine. Dans la perception de l’élevage, ça change tout : à cet âge, ils sont encore petits et la scène donne l’impression qu’ils sont à l’aise, qu’ils ont tout l’espace qu’il leur faut. En réalité, une fois adultes ils seront entassés les uns sur les autres. L’exploitante nous explique avec enthousiasme qu’ici, tout est contrôlé : l’humidité de l’air, la température et la luminosité du hangar.

Puis elle détaille le fonctionnement de l’ensemble de son exploitation : pour commencer, elle commande les poussins à une entreprise spécialisée dans la naissance. Les jeunes volatiles leur arrivent par camion avec l’alimentation et les médicaments nécessaires à leur production. Elle les met ensuite dans leur hangar puis, une fois les trente-cinq ou quarante jours atteints, l’entreprise les récupère et s’occupe de l’abattage et de la transformation. L’éleveuse n’a plus qu’à vider et désinfecter son hangar, et c’est reparti pour la fournée suivante. Pour elle et pour son équipe, ce système a ses avantages. Son associé explique par exemple qu’ainsi, ils n’ont pas besoin de négocier eux-mêmes le prix de l’alimentation des volailles, ce qui n’est pas forcément évident dans un milieu où il faut être « dur en affaires ». Et cela leur permet de se concentrer sur la partie qu’ils préfèrent, à savoir l’élevage à proprement parler. C’est ce que l’on appelle une filière « intégrée » : les éleveurs ne contrôlent plus l’ensemble de leur élevage, de la naissance à l’abattage des animaux, mais seulement la partie « croissance ».

 

Tout comme la filière porcine, le secteur de la volaille s’est largement intensifié ces dernières années. Il existe deux filières principales : celle des volailles de chair, et celle des poules pondeuses. Ce sont deux secteurs distincts car les volatiles sont sélectionnés génétiquement pour être les plus performants possible dans la production de viande dans un cas, et dans celle des œufs dans l’autre. Du côté des volailles de chair, un élevage standard regroupe quarante mille volailles et au total, près de huit cents millions de poulets sont tués chaque année en France pour l’alimentation humaine. 20 % ont accès au plein air, mais la très grande majorité est élevée en système intensif, c’est-à-dire dans des hangars fermés. Ces élevages intensifs français présentent une densité parmi les plus élevées du continent : de 39 à 42 kg de poulets par mètre carré. 42 kg par mètre carré, cela correspond à 22 poulets par mètre carré, autrement dit, chaque volatile possède une surface de l’équivalent… d’une feuille A4. C’est bien plus que ce que préconise l’Union européenne (25 kg/m2) et que ce qui est autorisé (33 kg/m2, sachant qu’à partir de 30 kg/m2, les scientifiques considèrent que les animaux ne peuvent pas être bien). Cela reste cependant légal grâce aux dérogations obtenues. En outre, les poulets de chair grossissent dorénavant quatre fois plus vite que dans les années 1950 du fait des sélections génétiques réalisées. En fin de cycle, certains oiseaux se retrouvent avec le corps trop gros et ont du mal à supporter leur propre poids. Au bout de trente-cinq à quarante jours, ils sont envoyés à l’abattoir où ils sont pendus par les pattes et plongés dans des bains d’eau électrifiés.

Dans le cas des poules pondeuses, le fait que les races soient spécialisées signifie que les mâles ne peuvent devenir à leur tour des poules pondeuses : ils ne produisent pas assez de viande et ne sont donc pas assez rentables. Jusqu’à fin 2022, la filière éliminait donc plus de 50 millions de poussins mâles chaque année en les passant au broyeur ou en les faisant gazer. Depuis le 1er janvier 2023, suite à la pression exercée par les associations animalistes, la filière n’a plus le droit de broyer les poussins mâles et doit mettre en place les machines de sexage qui permettent de déterminer, au niveau de l’œuf, si c’est un mâle ou une femelle.

Cette interdiction devait concerner l’ensemble de la filière, comme c’est déjà le cas en Allemagne, mais les représentants des filières ont fait beaucoup de lobbying et ont obtenu des dérogations. Plus de 8 millions de poussins mâles, ceux issus des poules blanches et dont les machines peinent à déterminer le sexe, continuent d’être broyés en 2023, et pour plusieurs années à venir encore. Concernant les femelles, elles deviennent des poules pondeuses ; près d’un quart d’entre elles sont enfermées dans des cages, ce qui représente plus de dix millions de poules. Toutes sont envoyées à l’abattoir après une année, durant laquelle elles vont pondre plus de trois cents œufs ; au-delà, leur productivité baisse et elles perdent en rentabilité. Une productivité rendue possible par les nombreuses sélections génétiques effectuées : en 1950, les meilleures poules pondeuses n’en pondaient que cent soixante par an.

Point de vue de l’éleveur, ou de l’animal ?

Une précision me paraît essentielle à comprendre pour dénouer les tensions autour de ce sujet : la majorité des éleveurs et des éleveuses de bovins possède des élevages familiaux, à taille humaine. En revanche, dans les filières avicoces et porcines, une petite partie des élevages concentre une très grande partie des animaux. Ce qui fait que lorsque l’on dénonce les conditions d’élevage intensives et souvent terribles de millions d’animaux, la plupart des éleveurs ne se reconnaissent pas ; ils peuvent se sentir incompris, frustrés, en colère face à ce qu’ils considèrent comme des distorsions de la réalité. Et ils ont bien raison, si l’on adopte le point de vue des éleveurs.

Si l’on regarde les données du point de vue des animaux en revanche, alors il est tout à fait vrai de dire que la majorité d’entre eux sont élevés dans des conditions intensives. Ainsi, en 2021, le cheptel de poulets de chair est de 150 millions ; mais seulement 8 % des exploitations détiennent plus du tiers de la totalité des volatiles (exploitations de plus de cinquante mille poulets chacune). Du côté des porcs, c’est la même chose : moins de 9 % des exploitations détiennent les deux tiers des treize millions d’individus. Ces exploitations intensives concentrent quatre mille porcs en moyenne. Mais ce chiffre masque des disparités : à Landunvez par exemple, en Finistère Nord, la ferme-usine d’Avel Vor concentre à elle seule douze mille porcs.

Vaches à viande et vaches à lait : le problème des races spécialisées

Disons-le d’emblée : en France, les filières de ruminants, et des bovins en particulier, sont bien mieux-disantes, en matière de bien-être animal, que les filières de volailles et de porcs. Mais ces élevages ont aussi leur part d’ombre. Comme pour les volailles, les races sont spécialisées : il y a les vaches pour le lait et les vaches pour la viande. Les races mixtes existent, mais elles sont rares. Or, pour faire du lait, il faut des veaux… Cela signifie que lorsque les mâles naissent, ils sont considérés comme des sous-produits du lait. Qu’en fait-on ? C’est le point noir de tous les éleveurs laitiers (en vaches, mais aussi en brebis et en chèvres), qu’ils soient en filière industrielle ou bio. Certains vont les garder plusieurs jours sous la mère, et les transformer eux-mêmes en viande. D’autres font ce que l’on appelle de la « lactation longue » : ils traient les vaches en continu pour maintenir la production de lait tout au long de l’année, sans avoir besoin de repasser par la gestation. Ces deux systèmes font partie des pratiques les plus vertueuses qui existent à ce jour…Mais ceux qui font ça sont extrêmement minoritaires. La norme consiste plutôt à séparer les veaux de leur mère au bout d’une journée et à les nourrir au biberon. Certaines mères passent des jours à beugler pour retrouver leur petit perdu. Ils sont ensuite, au bout de quelques mois, tués ou envoyés dans des centres d’engraissement, en France ou dans d’autres pays comme l’Espagne et l’Italie.

Plus d’un million de veaux laitiers sont ainsi transportés chaque année, parfois sur de très longues distances, dont ils ressortent assoiffés et épuisés. Au bout de quelques mois, ils sont envoyés à l’abattoir. Par ailleurs, 20 % des vaches laitières n’ont pas accès au pâturage (ou alors très peu) lorsqu’elles sont en lactation. Au passage, peu de gens le savent, mais en fait, plus de la moitié de la viande bovine que nous mangeons en France provient des vaches laitières dites « de réforme », autrement dit qui sont envoyées à l’abattoir au bout de cinq à six ans (elles pourraient vivre plus de vingt ans), c’est-à-dire dès que leur productivité diminue.

Concernant la viande bovine, une majorité des vaches ont accès au pâturage. Comme pour la filière laitière cependant, il existe un « mais » : la France figure parmi les premiers exportateurs d’animaux vivants et est à l’origine de nombreux transports longue durée sur son territoire. Elle a ainsi exporté en 2020, et ce malgré la crise du Covid, plus d’un million et demi de bovins (jeunes bovins, appelés broutards, de type viande), principalement vers l’Italie, l’Espagne et l’Algérie. Plusieurs associations, dont CIWF, dénoncent régulièrement les conditions terribles de transport de ces animaux (entassement, épuisement, déshydratation, stress…), sans parler des accidents qui se produisent régulièrement. En septembre 2022, près de huit cents taurillons se sont par exemple retrouvés bloqués dans le port d’Alger pendant deux semaines : malgré des papiers en règle, une confusion sur leur statut sanitaire a amené l’Algérie à refuser les animaux. Dans l’attente, du foin algérien leur avait été donné. À leur retour en France, le gouvernement a décidé de faire appel au principe de précaution et d’euthanasier les jeunes taureaux (sans aucun élément de preuve), de peur qu’ils soient contaminés par une maladie présente en Algérie.

Des juments saignées pour leurs hormones de fertilité

Le cas des fermes de sang a été révélé par des ONG allemandes et suisses et relayé en France par l’association Welfarm depuis 2018. Établies en Amérique latine et en Islande, des juments enceintes s’y font prélever chaque semaine pendant plus de deux mois de l’année des quantités phénoménales de sang, à plus de quarante jours de grossesse, pour récupérer une hormone de fertilité appelée eCG. Cette hormone est ensuite utilisée dans des élevages bovins, porcins ou caprins européens et français pour contrôler les périodes d’ovulation des femelles.

La liste des exactions commises sur les animaux pour pouvoir satisfaire l’appétit des humains est sans fin, il serait vain de vouloir la détailler de façon exhaustive. Je tiens cependant à préciser que si des millions d’animaux souffrent des conditions d’élevage et d’abattage à l’œuvre en France, des milliers d’éleveurs et d’éleveuses font énormément d’efforts pour améliorer ou maintenir des pratiques qui prennent soin de leurs animaux. Ils leur parlent, les connaissent par leur prénom, les accompagnent dans leur mise-bas, les soignent… Ces liens sont parfois d’une intensité et d’une finesse que peu de personnes en France peuvent se targuer d’avoir avec des êtres autres qu’humains. Par ailleurs, si les conditions sont souvent inhumaines pour les animaux, elles le sont souvent aussi pour les humains. Nous y reviendrons dans le sous-chapitre suivant.

Le carnage de l’aquaculture et de la pêche industrielles

Faisons un petit détour par un sujet généralement peu connu, à savoir l’aquaculture. La France produit majoritairement des salmonidés, dont la truite arc-en-ciel. En 2018, L214 a enquêté sur Aqualande, première entreprise aquacole de France. D’après l’association, trois truites sur quatre proviennent de ses élevages. Elle y a découvert des milliers de truites entassées dans des bacs de béton pendant toute la durée de leur vie, à savoir deux ans. Les animaux y sont stressés, présentent de nombreuses blessures et certains ont des parasites. Une vision contrôlée par la société Aqualande, qui affirme que les images tournées ne sont pas représentatives. Plus généralement en aquaculture, certaines des méthodes d’abattage employées (comme l’asphyxie à l’air libre et les bains de dioxyde de carbone…) conduisent à l’agonie lente des poissons, et certains se vident de leur sang en toute conscience.

 

La pêche sauvage présente également son lot de souffrances : d’une part, les poissons qui sont pêchés se retrouvent écrasés, asphyxiés dans les filets. D’autre part, il existe ce que l’on appelle les « prises accessoires », autrement dit les poissons, raies, requins, tortues et autres animaux marins, mais aussi les oiseaux, qui se prennent malencontreusement dans les filets alors qu’ils n’étaient pas ciblés. La FAO a estimé ces prises accessoires à environ 10 % des captures mondiales. Sur la période 2009-2014 par exemple, plus de cent soixante-dix mille tortues ont été capturées accidentellement lors de la pêche à la crevette dans les eaux tropicales. La France serait responsable à elle seule de plus de trente mille de ces captures du fait de ses importations sur cette période.

Certaines de ces espèces repartent, blessées, et finissent par s’échouer sur les plages. Régulièrement, les corps de centaines voire de milliers de petits cétacés, principalement des dauphins communs, sont ainsi retrouvés sur les plages de la façade atlantique de l’Hexagone. D’après l’Observatoire Pelagis, la plupart des carcasses examinées attestent de traces de capture de pêche, et les scientifiques évaluent à environ dix mille le nombre de dauphins qui meurent chaque année des captures accidentelles dans le golfe de Gascogne, seule une petite partie d’entre eux s’échouant sur les côtes. À plusieurs reprises ces dernières années, la France s’est fait remonter les bretelles par la Commission européenne ainsi que par le tribunal administratif de Paris pour son manque d’implication dans la gestion de ce dossier. Pour l’instant, seules des mesurettes sont mises en place, telles que des dispositifs d’effarouchement des dauphins, qui sont peu efficaces et ajoutent à la pollution acoustique des fonds marins.

C’est pire ailleurs, pourquoi cibler les élevages français ?

Face aux souffrances humaines et animales que les élevages intensifs induisent, ainsi que pour répondre aux enjeux climatiques et environnementaux qu’ils posent, nombreux sont ceux qui réclament la fin de ces modes de production et leur évolution vers des systèmes plus vertueux. J’ai moi-même porté ces demandes à maintes reprises auprès de différents ministères. J’ai souvent reçu cette réponse : « Nos voisins font bien pire, donc il faut arrêter de dénoncer les élevages français. D’ailleurs, au pays de la baguette, les élevages industriels n’existent pas. »

Alors oui, c’est vrai, la France a des élevages relativement petits comparé à bien d’autres pays, même comparé à nos voisins européens. Nous sommes même très loin du gigantisme de certains projets : aux États-Unis et en Afrique du Sud, des centres d’engraissement (feed-lots) peuvent concentrer plus de cent cinquante mille bovins viande sur un même site. En Arabie Saoudite, une exploitation établie en plein désert réunit près de cinquante mille vaches laitières. En Norvège, une entreprise a mis en place une infrastructure aquacole de la taille d’une plateforme pétrolière et peut y produire jusqu’à un million et demi de poissons par an. En Chine, une entreprise a créé la plus grande mégaporcherie du monde : rapidement dénommée « l’hôtel à porcs », elle concentre six cent cinquante mille porcs sur vingt-six étages.

Mais est-ce que le fait que c’est pire ailleurs justifie ce que l’on fait en France ? Est-ce que, si dans un autre pays des personnes font travailler des enfants dans des conditions inhumaines dans des mines, il devient légitime de faire travailler des enfants en France dans des conditions « moins pires » ? L’analogie est osée, soit. Mais le fait que d’autres pays fassent pire ne justifie en rien que l’on ait des pratiques en France telles que celles que j’ai décrites précédemment. Arguer que c’est pire à l’étranger n’est qu’une manière pour la filière agricole dominante d’éviter sa remise en cause.

La France, championne des exportations

Nous importons énormément de viande, c’est un fait, et les défenseurs des modèles productivistes n’hésitent pas à le souligner pour justifier leur course effrénée à la productivité. Ce qu’ils se gardent bien de rappeler cependant, c’est que nous sommes aussi des exportateurs… ! La France est 12e, au niveau mondial, dans l’export de viandes et produits carnés (qui incluent les œufs), 4e dans l’export de produits laitiers et numéro 1 dans l’export d’animaux vivants (données 2022). Si l’on se penche sur les ratios production/consommation, nous sommes autosuffisants en viande bovine, en porc, en œufs et en produits laitiers. Les viandes pour lesquelles il y a bien un enjeu concernant les importations sont celles de volaille, de cheval et surtout d’agneau, pour lesquelles nous ne sommes autosuffisants qu’à 88, 67 et 45 % respectivement.

La viande d’agneau : une affaire politique

Si la balance commerciale de la France concernant la viande d’agneau est aussi déficitaire, c’est parce qu’il existe un blocage politique ancien. En 1985, le Rainbow Warrior de Greenpeace est amarré dans le port d’Auckland en Nouvelle-Zélande, prêt à partir en campagne pour s’opposer aux essais nucléaires français dans le Pacifique. Les services secrets français décident de saborder le célèbre bateau arc-en-ciel pour faire annuler l’expédition. Deux bombes sont déposées sur la coque par des nageurs de combat. Après la première explosion, l’équipe évacue le navire mais un photographe de Greenpeace, Fernando Pereira, retourne sur le bateau récupérer son équipement et les photos prises les semaines précédentes. Une seconde explosion intervient ; Fernando Pereira sera retrouvé noyé quelques heures plus tard.

Les agents français de la Direction générale de la sécurité extérieure se font interpeller par la police néo-zélandaise et l’affaire fait grand bruit. Quel rapport avec la viande d’agneau ? Nous sommes en plein bras de fer commercial entre l’Europe et la Nouvelle-Zélande. Suite au scandale du Rainbow Warrior, la France doit faire profil bas. Parmi les mesures prises pour effacer son ardoise, elle accepte de ne plus s’opposer aux importations de moutons et d’agneaux néo-zélandais en Europe. Depuis, la grande distribution et la restauration hors-foyer importent massivement ces viandes, bien moins chères que celles produites en France, contribuant à la destruction des filières ovines locales.

Ces dernières années, la France s’est mise à exporter de plus en plus vers les pays hors de l’Europe, et de moins en moins vers ceux du continent. Toujours à la recherche de profits, les grands groupes industriels français font le choix de se positionner sur les marchés internationaux les plus lucratifs. Pour cela, ils se doivent d’être compétitifs et investissent donc dans du bas de gamme, produit de manière très intensive. Quelques mois avant de quitter mes fonctions au sein de Greenpeace France, en 2022, j’ai travaillé avec le Réseau Action Climat et Oxfam France à la conduite d’une étude sur les exports de trois filières d’export bas de gamme : la poudre de lait, le porc et le poulet. En fait, en dehors du « poulet export » spécialement élevé pour ces marchés extérieurs, nos filières génèrent des « produits de dégagement », à savoir des produits dont les Français ne veulent pas et qui sont donc expulsés vers les pays tiers. Parce qu’ils sont issus d’élevages intensifs et largement subventionnés, ces produits arrivent sur les marchés de ces pays à des prix défiant toute concurrence. Ils y font des ravages dans les milieux ruraux en tirant les prix vers le bas, alors que l’élevage y joue un rôle économique majeur pour beaucoup d’habitants. S’ajoutent à cela les dégâts environnementaux occasionnés par ces élevages intensifs tels que les émissions d’ammoniac, les pollutions aux nitrates, les émissions de gaz à effet de serre et la déforestation importée. Enfin, comme toujours dans l’agro-industrie, ce ne sont même pas les éleveurs français eux-mêmes qui s’en mettent plein les poches avec ces filières d’export : ce sont les grands groupes tels que Lactalis, Cooperl, Bigard, Agromousquetaires et LDC. Les éleveurs, eux, se font tout simplement aspirer par le cercle vicieux de l’agrandissement-endettement-recherche de compétitivité.

Un témoignage me revient au sujet de l’export d’animaux. Nous sommes au printemps 2023. J’échange avec une personne dont le partenaire travaille au sein d’une entreprise bretonne spécialisée dans la volaille. Elle me raconte que la société, qui se décrit comme « familiale » et « passionnée » sur son site internet, exporte du poulet surgelé en Arabie Saoudite. Habituellement, elle le fait par bateau. Il arrive cependant régulièrement que le groupe manque, pour des raisons logistiques, de bateaux. Auquel cas, peu importe le coût environnemental de l’affaire, l’entreprise envoie ses poulets surgelés en Arabie Saoudite… par jet privé ! Une réalité qui est loin d’être anecdotique : nous exportons chaque année plusieurs milliers de chevaux vivants par avion au Japon, où ils sont engraissés puis abattus pour être transformés en sushis, tout comme nous exportons des milliers de bovins vivants par avion également. En 2017, la sénatrice de l’Orne était par exemple très fière de contribuer à l’envoi par avion de trois cents broutards normands, préfigurateurs d’une longue série. Elle était soutenue par un conseiller départemental, qui a déclaré le jour du tout premier envoi, dans la presse régionale, espérer « donner le goût de la viande en Iran, pays aux 80 millions d’habitants ». Au moins, l’ambition était claire.

Exploitation des femmes, des travailleurs d’ici et d’ailleurs, maltraitance voire massacre des animaux et des communautés indigènes, expérimentations sordides… Sa zyé pa vwé, kè pa a fè mal, comme on dit en créole : « Ce que les yeux ne voient pas ne fait pas mal au cœur. » Pour remplir nos assiettes, les agro-industriels sont capables du pire, du plus subtil au plus monstrueux. Si notre modèle agricole est basé sur un système de domination coloniale, patriarcale et écocidaire, c’est notamment parce qu’il repose sur un modèle de production qui, plutôt que de chercher à se combiner aux goûts des personnes qui habitent en France et aux limites écologiques de notre territoire et de notre époque, importe quantité de nourriture et en exporte des quantités tout aussi phénoménales aux seules fins d’alimenter les machines à profit.

Malgré les grands discours de la FNSEA sur une France qui « nourrit le monde », la réalité est toute autre : c’est le monde qui nous nourrit. Nous exportons bien de la nourriture, et en particulier des céréales, mais sans les vins et spiritueux, notre balance commerciale serait tout simplement déficitaire. Sans compter que nous n’importons pas uniquement de l’huile de palme, du porc ou des crevettes : nous importons également massivement du soja et autres tourteaux pour nourrir nos animaux, la grande majorité de nos engrais de synthèse pour faire pousser nos céréales, notre gaz et notre pétrole pour faire tourner nos tracteurs et nos machines, sans oublier les engins agricoles, robots et logiciels qui ont représenté à eux seuls plus d’un milliard d’euros de déficit en 2019.

Autant de talons d’Achille, dans un contexte où les crises géopolitiques vont bon train et où les ressources en minerais, en eau et en énergies s’amenuisent. Qui y gagne dans cette affaire ? Certains agriculteurs arrivent à tirer leur épingle du jeu, c’est un fait. Mais ils sont peu nombreux. Les heureux gagnants de cette situation, ce sont les grands groupes, largement soutenus par l’État qui dicte une économie libérale et creuse le sillon du capitalisme. Ce modèle intensif et industriel a de lourdes conséquences sur le nombre d’agriculteurs et leur bien-être, sur le vivant et sur le climat. C’est ce que nous allons voir dans le chapitre suivant.