S’extraire de l’influence de l’agro-industrie

Le discours dominant de l’agro-industrie et l’influence de la publicité

Pour justifier leurs politiques et leurs projets destructeurs, les agro-capitalistes diffusent leur rhétorique à travers tous les canaux d’influence possibles, tels que les médias, la recherche scientifique et la publicité. La première chose à faire pour s’extraire de leur influence est donc de contrer, par tous les moyens, cette rhétorique aussi subtile qu’agressive. Commençons par la publicité, qui influence grandement notre consommation. Elle est partout : dans les rues, les gares et les vitrines, à la télévision et la radio, sur les réseaux sociaux et dans les jeux vidéo.

Pour ce qui est de l’espace public, de nombreux collectifs ainsi que certaines collectivités militent en faveur d’une interdiction pure et simple des panneaux publicitaires. Dans le Grand Lyon par exemple, l’association RAP (Résistance à l’agression publicitaire) et le collectif Plein la Vue ont lancé en 2017 une vaste campagne de mobilisation pour la sobriété publicitaire. Vidéo, pétition, consultation citoyenne, actions de recouvrement des panneaux publicitaires, déambulations… Pendant plus de six ans, la mobilisation se poursuit. Jusqu’à une victoire : en juin 2023, le Règlement local de la publicité intercommunal est adopté. Il interdit les écrans publicitaires lumineux, les publicités sur bâche de chantier grand format et sur toiture, et réduit la taille maximale autorisée des panneaux publicitaires. Cette victoire s’oppose de façon très concrète aux publicitaires et contribue à une réappropriation de l’espace public.

Reste la question, franchement épineuse, des réseaux sociaux. Comme pour la télévision, où les publicités pour des produits gras, sucrés et salés continuent d’inonder les écrans et ce, même pendant les programmes destinés aux enfants, la lutte contre l’influence de l’agro-industrie sur les réseaux sociaux s’annonce difficile sans une évolution réellement efficace des réglementations nationales et internationales. Les plateformes telles que Meta (Facebook, Instagram, Threads), Twitter, LinkedIn, Snapchat ou encore TikTok n’ont aucune bonne raison d’encadrer ces publicités. Plutôt que d’attendre des réglementations officielles qui peinent à advenir et qui sont souvent trop peu efficaces, je préfère croire dans le travail des journalistes et des groupes de cyber-militantisme, qui dénoncent les réseaux et pratiques d’influence des politiques et des industriels de l’agrobusiness. Mais les dénonciations cyber-militantes qui visent à sensibiliser sur le sujet ne courent pas encore les réseaux…

Préserver l’indépendance des médias

Août 2023, plateau du Larzac. Je me trouve sur le camp des Résistantes, et il me reste quelques heures avant l’animation de mon atelier. C’est le premier jour des Rencontres, les militants vont et viennent avec empressement sur le champ sec reconverti en zone festivalière. Le vent souffle fort, et je me réfugie sous le grand chapiteau bleu et blanc rebaptisé pour l’occasion « chapiteau Outarde » – en hommage à l’Outarde canepetière, l’un des oiseaux les plus menacés des plaines cultivées de France – pour écouter la table ronde qui a pris place sur le rôle des médias indépendants. Sophie Chapelle, journaliste à Basta !, et Amélie Poinssot, journaliste à Mediapart, font partie des invitées de la table ronde ; elles enquêtent toutes les deux sur les questions agricoles et alimentaires depuis respectivement dix et cinq ans.

 

Les journalistes rappellent le rôle des médias indépendants dans la lutte contre l’agro-industrie et expliquent à quel point il est particulièrement difficile de faire la lumière sur ce secteur tant l’omerta qui règne est puissante. « J’ai enquêté en 2021 sur les salaires des dirigeants des coopératives agricoles, qui peuvent atteindre plusieurs dizaines de milliers d’euros par mois. Les informations étaient très difficiles à obtenir, il m’a fallu beaucoup de temps pour que les gens me fassent confiance et acceptent de témoigner », raconte Sophie Chapelle, avant d’ajouter : « Ce n’est pas suffisant pour transformer tout le secteur, mais on sait que la publication de l’enquête a fait bouger les choses. » En 2023, la journaliste a lancé avec Basta ! une lettre d’informations « On en agro ! » sur l’envers de nos assiettes et sur les alternatives à l’agro-industrie. Amélie Poinssot revient ensuite sur l’appropriation grandissante des médias par une poignée de milliardaires, la censure qui en découle et la difficulté pour les médias indépendants d’exister. Ces concentrations sont telles qu’en décembre 2021, deux cent cinquante professionnels de la presse ont publié une tribune dans Le Monde pour alerter contre ce qu’ils considèrent être « un fléau médiatique, social et démocratique ». Les journalistes doivent également faire face à des pressions externes croissantes, telles que les procédures-bâillons, la saisie de tribunaux de commerce pour les censurer ou encore l’attaque de leurs sources.

Face à une telle situation, il est absolument crucial de soutenir les médias indépendants. Ces derniers peuvent être définis comme des médias qui sont libres de l’influence du gouvernement, des entreprises et des personnalités au bras long. Ils ne dépendent ni de subventions, ni de la publicité, ni de riches actionnaires. En France, parmi les médias indépendants qui se penchent sur les sujets agricoles et alimentaires se trouvent Basta !, Blast, Disclose, Inf’OGM, L’Âge de faire, La Revue dessinée, Mediapart, Reporters sans frontières, Reporterre, Splann !… Le soutien dont ces médias ont besoin est avant tout financier et il peut être fait par des dons (certains étant, comme dans le cas de Reporterre et du Fonds pour une presse libre [FLP], déductibles des impôts) ou par abonnement – ces derniers donnant plus de visibilité et donc de sécurité aux médias concernés. Le soutien aux médias indépendants est d’autant plus essentiel que, comme le résume parfaitement le FLP dans un article publié en juin 2023 sur son site internet, ils constituent l’une des pierres angulaires de la démocratie : « La liberté de la presse n’est pas un débat professionnel entre journalistes. Elle concerne d’abord les citoyennes et les citoyens, le respect de leur droit de savoir, leur capacité à se forger connaissances et opinions. Sans une information indépendante, il ne peut y avoir d’authentique délibération démocratique. » Au fond, il s’agit, comme en agriculture, de reprendre le pouvoir sur des choses qui nous concernent toutes et tous : l’information est un commun, à nous de la développer et d’en garantir l’accès à toutes et tous.

Soutenir les lanceurs d’alerte

Que l’on soit scientifique, ouvrier, éleveuse ou cadre d’entreprise, tirer le signal d’alarme d’un train lancé à toute vitesse est synonyme de risques. J’ai mentionné plus tôt le cas de Yasmine Motarjemi, ancienne directrice sanitaire de Nestlé licenciée pour avoir dénoncé les pratiques de la multinationale en 2010 et dont la carrière professionnelle a pris un sacré coup suite à cette dénonciation. Dans le secteur de l’agro-industrie, les intimidations pour faire taire les lanceurs d’alerte prennent de multiples formes et créent une véritable omerta sur le secteur.

C’est particulièrement vrai en Bretagne. En 2021, la journaliste Morgane Large, connue pour ses enquêtes sur l’agro-industrie et cofondatrice du média breton Splann !, commence à recevoir des intimidations et des menaces de mort : appels anonymes, roue arrière gauche de sa voiture déboulonnée, chien empoisonné… la liste est longue. En mars 2023, soit deux ans après les premiers faits, rebelote : elle constate un bruit étrange sur sa voiture, se rend chez un garagiste, trouve sa roue arrière gauche dévissée. Autre affaire : Paul François, agriculteur intoxiqué au Lasso avec de lourdes séquelles sur sa santé, porte plainte contre Monsanto en 2007. Après quinze ans de procédure, il gagne son combat et en décembre 2022, la justice condamne le fabricant de pesticides à lui verser onze mille euros de dommages et intérêts. Une décision de justice historique. Son combat, et les multiples prises de parole médiatiques de Paul François, ne plaisent pas à ses pairs. Quelques semaines plus tard, en janvier 2023, trois hommes l’agressent à son domicile : « On en a marre de t’entendre et de voir ta gueule à la télé », lui soufflent-ils.

Le travail de ces lanceurs d’alerte est précieux. Plus nous serons nombreux à les soutenir, plus les risques de lancer l’alerte seront réduits et nous gagnerons en force de résistance. C’est la raison d’être de la Maison des lanceurs d’alerte, fondée en 2018 par dix-sept organisations telles que Transparency International France, Sciences Citoyennes, Anticor, Greenpeace France et la CGT. En plus de soutenir individuellement les lanceurs d’alerte, l’association fait du plaidoyer pour améliorer leur protection d’un point de vue légal. À Bruxelles, elle pousse l’adoption d’un texte proposé par la Commission européenne qui vise à faire cesser les poursuites-bâillons, de plus en plus nombreuses ces dernières années.

Contrer la collusion entre les lobbies et l’État

Les lobbies sont partout. Ça, nous l’avons bien compris et les scandales nous tombent dessus régulièrement tels des grêlons : par surprise, alors que nous nous baladons tranquillement. Et nous avons beau y être habitués, cela pique toujours autant. Il y a dix ans, c’était surtout l’influence des représentants d’intérêts privés sur les politiques qui était dénoncée. Depuis quelques années, et en particulier depuis qu’Emmanuel Macron a pris la tête du gouvernement, c’est tout autant la fervente complicité de l’État qui est remise en cause. En 2022 par exemple, BLOOM et Anticor ont dénoncé le transfert illégal de la personne responsable au sein de l’administration française des flottes pêchant le thon en Afrique chez Orthongel, le plus puissant lobby thonier français. Ce transfert est d’autant plus scandaleux qu’il a été réalisé en pleine période de négociations européennes cruciales pour les pêches espagnoles et françaises. Après enquête, une journaliste s’est rendu compte que ce n’était pas un pantouflage classique (passage d’un représentant politique vers une entreprise) : en réalité, la responsable administrative avait tout simplement été détachée par le gouvernement au sein du lobby thonier pour une durée d’un an, afin de défendre les intérêts intrinsèquement alignés de la pêche industrielle et du gouvernement. La dénonciation de BLOOM et Anticor a permis de lever le voile sur cette collusion de l’État et du secteur de la pêche industrielle.

Un autre exemple est l’octroi d’aides publiques directes et indirectes pendant la pandémie aux entreprises du CAC 40. Chômage partiel, prêts garantis par l’État, plans de sauvetage et de relance sectoriels, achats d’obligations par la Banque centrale européenne, baisse des impôts… Au total, des milliards d’euros ont été octroyés aux firmes du CAC 40 sans aucune contrepartie sociale ou écologique. Une grande partie de ces entreprises ont pourtant annoncé la suppression de milliers d’emplois et certaines, comme Carrefour et Danone, ont continué de verser des millions d’euros de dividendes à leurs actionnaires. Face à une telle collusion, on se sent vite impuissant… Au niveau national, des solutions existent pourtant, comme le renforcement des moyens de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique et l’interdiction des cas de pantouflage ou de portes-tournantes problématiques pour la démocratie et l’écologie (les portes-tournantes étant le nom donné aux allers et venues entre des postes politiques à responsabilité élevée et le privé). Mais il est difficile de peser sur ces décisions directement en tant qu’individu. Pour faire bouger les choses au niveau national, il est essentiel de soutenir les mobilisations des ONG qui diffusent de l’information et mettent la pression aux décideurs sur ces sujets. Il est possible de les soutenir financièrement bien sûr, mais également en leur apportant des compétences.

Soyons honnêtes cependant : l’action menée par la société civile contre l’influence des représentants d’intérêts privés est avant tout une lutte de damage control (« contrôle des dommages »), en particulier sous le gouvernement Macron. Faute d’avoir des garde-fous nationaux efficaces et à la hauteur de ce que nécessiterait une démocratie en bonne santé, elle ne peut renverser la machinerie effrénée en cours. Elle reste toutefois absolument essentielle pour contrecarrer une partie de l’influence déployée par les entreprises privées et montrer que ni ces dernières ni l’État n’ont le champ libre pour étendre leur pouvoir. Si nous ne pouvons les faire reculer, nous pouvons a minima limiter leur influence. Et qui sait, si nous sommes suffisamment nombreux et nombreuses à nous mobiliser et que la conjoncture politique change, nous passerons peut-être un jour d’une stratégie du damage-control à un renversement du pouvoir d’influence.

En attendant, une chose reste à la portée de milliers de personnes qui habitent en France : repousser, partout où c’est possible, la représentation d’intérêts privés. Il est possible de sentir, renifler, identifier les zones d’influence et d’ambiguïté. Prendre son courage à deux mains et les dénoncer. C’est par exemple ce qu’a fait Serge Hercberg, nutritionniste et ancien président du Programme national nutrition santé, en publiant Mange et tais-toi en 20221. Il y explique les pressions exercées par les lobbies de l’agro-industrie pour empêcher sa proposition de Nutri-Score de voir le jour. Une façon directe d’afficher au grand jour les manipulations du secteur pour torpiller toute tentative de transparence.

Si l’on fait partie du corps enseignant, il est également possible de refuser l’entrée de son école aux représentants des filières viande et sucre – comme l’a courageusement fait l’une des directrices d’école que nous avions interrogées lors de notre enquête sur les lobbies de la viande à Greenpeace France. Une autre option est de veiller au grain lorsqu’un ou une nutritionniste intervient auprès des enfants : cette personne est-elle rémunérée par Interbev, le lobby des viandes rouges, ou par une autre filière agricole ?

Le poète humaniste Étienne de La Boétie écrivait, au XVIe siècle : « Les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux. » Je ne suis pas totalement d’accord avec cette idée ainsi rédigée – ce serait nier les verrous mis en place par les dirigeants et les acteurs économiques pour préserver le statu quo capitaliste et oppressif de l’agro-industrie. En revanche, j’adapte volontiers cette maxime ainsi : les tyrans sont d’autant plus grands que nous sommes à genoux.