La révolution se fera dans les territoires ou ne se fera pas. Face à l’appétit d’ogre de l’agriculture productiviste, aux inégalités sociales, aux désastres écologiques et à la situation foncière actuelle (départ à la retraite de la moitié des producteurs), la nécessité de reprendre les terres est immense. Cette réflexion n’est pas nouvelle : cela fait même des années que des habitants, des paysans, des associations diverses et des scientifiques expérimentent des stratégies et des tactiques foncières pour répondre à cette nécessité. Depuis 2019, le collectif Reprise de terres enquête sur ces différentes actions. Dans le hors-série Ces terres qui se défendent (hiver 2022/2023 de la revue Socialter), il résume les quatre grandes tactiques qui se détachent de leurs échanges : le rachat de terres, la reprise de terres par l’usage, la bataille législative et juridique et enfin l’action directe.
Concernant le rachat de terres, la situation est difficile car l’opacité sur les transferts de terres agricoles est totale. Le plus simple est qu’un collectif déjà installé, qui a de fait plus facilement accès aux informations et aux relations lui permettant d’accéder à des terres, les achète et les mette à disposition d’autres paysans. Une stratégie mise en œuvre depuis les années 1970 grâce à différents types de structures juridiques (sociétés civiles immobilières, groupements fonciers agricoles…) au Larzac, en Bretagne ou encore en Bourgogne. L’association Terre de Liens a étendu ce système de portage foncier au niveau national en créant la foncière Terre de Liens en 2007, déclinée ensuite au niveau local dans plusieurs zones. Des foncières solidaires ont également vu le jour, comme Antidote et La terre en commun. Le rachat de terres est un travail de longue haleine, qui après plusieurs décennies d’action n’a permis de récupérer ou de sauver de l’agrandissement qu’une infime proportion des surfaces. Il est néanmoins essentiel pour ancrer des îlots de résistance et susciter de nouveaux imaginaires agricoles et écologiques dans les territoires.
En fait, un peu moins des deux tiers des terres agricoles sont en fermage (location) ; c’est donc souvent la récupération de ce fermage, et non le rachat, qui est au centre des débats. Lorsque les terres ont été occupées pour empêcher leur bétonisation, comme ça a été le cas à Notre-Dame-des-Landes, les militants peuvent utiliser le droit rural pour obtenir l’autorisation légale d’exploiter. Dans les cas plus classiques, où il n’y avait pas d’occupation, des sociétés coopératives se sont montées pour geler les terres, autrement dit les louer en attendant de trouver des repreneurs. Cela permet de faciliter l’accès aux terres à des personnes qui ne sont pas issues du milieu agricole et qui n’ont donc souvent ni le réseau ni les savoirs et savoir-faire des familles d’agriculteurs. Des structures comme les ADEAR (Associations pour le développement de l’emploi agricole et rural) et les CIVAM (Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural) jouent un rôle essentiel dans ces installations.
Les troisième et quatrième tactiques identifiées par Reprise de terres sont la bataille juridique et législative d’une part, et l’action directe d’autre part. Je les aborde au fil des sous-chapitres suivants, dans un contexte plus large que celui de la reprise de terres.
La France est loin d’être exemplaire en matière de justice sociale et écologique. Mais nous avons tout de même la chance de disposer d’un ensemble de lois et de réglementations qu’il nous est possible d’activer pour faire advenir d’autres modèles agroalimentaires. Dans les campagnes comme dans les villes, très régulièrement, des habitants et des associations obtiennent des victoires juridiques leur permettant de préserver des terres agricoles, de limiter l’extension d’élevages industriels et de regagner du terrain démocratique.
En 2020, une riveraine soutenue par le Collectif pour une alternative aux fermes-usines en Pays bigouden ainsi que par des organisations écologistes et des militants politiques a par exemple obtenu l’annulation de l’agrandissement de l’une des plus importantes fermes-usines du Finistère. En février 2022, les associations Pollinis, Générations Futures et L214 ont déposé des recours en justice et obtenu le démantèlement partiel de la cellule de gendarmerie Demeter mise en place par le ministère de l’Intérieur à la demande de la FNSEA. La cellule, dont la mission consistait à identifier et poursuivre les agressions, intrusions et dégradations sur les exploitations agricoles, a dû cesser toute prévention et suivi d’actions « de nature idéologique ». Le mois suivant, Les Amis de la Terre et France Nature Environnement ont obtenu l’annulation du permis de construire d’un entrepôt Amazon de 76 000 m² qui prévoyait d’artificialiser treize hectares de zones humides et de terres agricoles près de Mulhouse, en Bourgogne-Franche-Comté. En 2023, plusieurs syndicats agricoles, associations environnementales et apiculteurs ont saisi le Conseil d’État pour faire annuler les dérogations d’usage des néonicotinoïdes, ces pesticides « tueurs d’abeilles » octroyés par le gouvernement français. Elles ont obtenu raison au mois de mai de cette même année. Ces exemples ne constituent qu’une infime partie des victoires juridiques obtenues par des habitants et des associations au niveau national et local.
Pour transformer le système agroalimentaire, les associations environnementales, les syndicats paysans et d’autres formes d’organisations sont nombreux à choisir comme modalité d’action l’influence des lois et des réglementations. Des responsables de plaidoyer passent ainsi du temps à développer des argumentaires rigoureux, échanger avec les parlementaires, rédiger des propositions d’amendements aux projets de loi en discussion et coconstruire des mobilisations citoyennes pour les faire voter. C’est ce que l’on appelle faire du plaidoyer – la variante positive du lobbying (le plaidoyer se faisant au service de l’intérêt général, quand le lobbying vise la défense des intérêts privés). Plus concrètement, faire du plaidoyer consiste à créer un rapport de force. Cela signifie travailler de concert avec certains parlementaires, et mettre la pression aux autres. Mais pour cela, il faut rester lucide, ne pas se faire happer par l’attrait des cercles de pouvoir parce que l’on participe à telle ou telle instance nationale par exemple, ni se faire berner par l’octroi de miettes de « victoires » destinées en réalité à obtenir la paix sociale. Rester vigilant, et extrêmement exigeant. Refermer la porte au moindre signe de récupération. Pousser des mesures qui affaiblissent la collusion des lobbies et du gouvernement, la puissance des acteurs de l’agro-industrie et l’autoritarisme de l’État d’une part, et qui renforcent le pouvoir de la société civile d’autre part. Cela peut également vouloir dire laisser de côté l’échelle nationale et poursuivre les efforts à l’échelle européenne, absolument centrale et souvent plus progressiste que la France concernant les sujets agricoles et alimentaires, le temps que les choses évoluent en France.
Lorsque je repense à ces dix dernières années, il me faut fouiller dans les méandres de ma mémoire pendant plusieurs minutes avant de faire ressurgir du passé les quelques victoires notables obtenues dans le domaine de l’alimentation, de l’agriculture et de la pêche. L’association BLOOM a remporté plusieurs victoires suite à un plaidoyer de longue haleine et au soutien de certains parlementaires européens : l’interdiction du chalutage profond dans toutes les eaux européennes au-dessous de huit cents mètres de profondeur en 2016 et l’interdiction de la pêche électrique aux navires de pêche de l’Union européenne dans toutes les eaux qu’ils fréquentent, y compris en dehors de l’UE, en 2021. Générations Futures obtient également très régulièrement des victoires pour réduire l’usage des pesticides les plus dangereux. Comme le rappelle Yannick Igor dans Le Paysan impossible, « ce genre de victoires fabrique certes toujours des situations d’exception, qui n’améliorent en rien la situation de l’ensemble des paysans, mais elles entretiennent un goût de la lutte qui permet de se défaire du sentiment de soumission et de culpabilité ».
Après avoir passé huit ans dans les ONG, dont une grande partie à faire du plaidoyer avec des dizaines d’organisations environnementales et paysannes différentes, je constate que nous travaillons beaucoup, que nous perdons souvent, et que nous gagnons très peu. Nous passons finalement plus de temps à contrer les attaques de l’agro-industrie qu’à obtenir des avancées de fond. Vu de l’extérieur, le très faible nombre de victoires obtenues ces dernières années peut donner l’impression que cela ne sert pas à grand-chose, et je me suis moi-même posé la question des centaines de fois : à quoi bon poursuivre cette stratégie de damage-control ? Se concentrer sur des actions de terrain ne serait-il pas plus pertinent ? En réalité, sans le travail acharné des organisations militantes qui veillent au grain et ralentissent le rouleau-compresseur des agrocrates et autres assoiffés du pouvoir, sans la persévérance, l’intelligence et la patience de toutes celles et ceux qui se battent pour reprendre chaque interstice de démocratie et d’écologie aux multinationales et aux élites politiques, la situation serait bien pire. Alors on serre les dents et on lutte. Chaque dixième de degré de réchauffement évité compte. Chaque interstice de liberté compte.
En 2015, suite aux attentats terroristes du Bataclan à Paris, l’état d’urgence est déclaré. De l’avis de nombreux observateurs, c’est le début de la dérive autoritaire de la politique gouvernementale. Depuis, plusieurs lois ont été votée (loi SILT contre le terrorisme en 2017, loi « anti-casseurs » en 2019, loi « contre le séparatisme » en août 2021). Ces lois, ainsi que les mesures de droit pénal prises en parallèle, apportent leur lot de répression envers les mouvements sociaux et écologistes. Depuis le 1er janvier 2022, les associations se voient par exemple dans l’obligation de signer des « contrats d’engagement républicain » pour continuer à recevoir des subventions et prendre part à des actions en justice. Des contrats dangereux pour toutes les organisations qui pratiquent la désobéissance civile, puisqu’ils stipulent qu’elles « ne doivent entreprendre ni inciter à aucune action manifestement contraire à la loi ». Dans les Deux-Sèvres, la préfecture a par exemple retiré sa subvention à un collectif local de sensibilisation à l’environnement car il avait pris position contre les méga-bassines.
Interventions brutales des forces de l’ordre, fichage de milliers de militants, surveillance rapprochée et arrestation d’activistes écologistes… L’étau des libertés se resserre peu à peu autour des collectifs et des associations impliquées dans les luttes, et continue de générer de lourds dégâts dans les quartiers populaires. Le problème, c’est que se rendre à une action de désarmement de l’agro-industrie pour défendre le vivant et la paysannerie est une chose, s’y rendre et risquer six mois de prison ferme, des traumatismes psychiques et des mutilations – comme lors de la mobilisation contre les méga-bassines à Sainte-Soline – en est une autre. Soutien financier lors des procès, mise en place de collectifs pour faire face à la répression policière, entraide pour éviter la surveillance numérique… Les possibilités pour faire face à la dérive autoritaire de l’État sont nombreuses. Face à une telle dégradation de nos libertés, la solidarité est notre meilleure arme : dans les quartiers populaires, dans les luttes contre l’agro-industrie et pour le vivant, partout.
Avec des chiffres rigoureux, des argumentaires solides et diverses formes de mobilisations sur le terrain, la société civile a alerté, questionné, interpellé l’État sur l’urgence écologique et la nécessité de revoir en profondeur notre modèle agroalimentaire. Nous avons même obtenu plusieurs victoires juridiques : l’État français a été reconnu coupable par les tribunaux d’inaction en matière de dérèglement climatique et d’effondrement de la biodiversité ; il a également été condamné par la Cour de justice européenne pour les taux de nitrates trop élevés des sols. Quelles réponses a-t-il apportées à cela ? Des « débats », des conventions citoyennes foisonnantes classées sans suite, des plans d’actions sans moyens, des orientations budgétaires qui favorisent les modes de production intensifs, des investissements dans des technologies gourmandes en minerais rares, des labels « bas carbone » et « Haute Valeur Environnementale » qui n’ont d’enthousiasmant que le nom, la réduction des moyens humains et financiers des instances chargées de contrôler l’influence des lobbies, les opérations de concentration et les fraudes, des milliards d’euros d’aides aux entreprises sans aucune contrepartie écologique ni sociale. Pendant ce temps, les paysans et les petits pêcheurs disparaissent, les océans se vident et se réchauffent, les forêts brûlent, la vie sauvage s’effondre, la pollution des cours d’eau par les pesticides croît en même temps que les cancers, baisses de la fertilité, malformations génitales, asthmes et autres problèmes de santé dus aux contaminations environnementales et à une mauvaise alimentation.
Comme l’écrit Isabelle Attard, ancienne députée devenue anarchiste : « J’espère que ceux qui croient naïvement au pouvoir et à la volonté de l’État d’agir dans l’intérêt général se réveilleront un jour. » Il n’est plus temps d’attendre une hypothétique réponse de la part du gouvernement. Face à son mépris et à celui de l’agro-industrie, il nous faut dire stop aux grands projets destructeurs. Opposer nos corps et nos esprits aux solutions court-termistes qui nous enfoncent dans un modèle agroalimentaire mortifère. Les méga-bassines, les entrepôts Amazon, les pseudo-écoquartiers, les contournements autoroutiers inutiles, les fermes-usines de trois, cinq, dix mille porcs ou vingt, quarante, cent mille poulets : ces projets qui artificialisent terres agricoles et espaces de vie sauvage n’ont plus leur place dans un monde qui s’effondre.
Je ne suis pas en train de dire qu’il faut sauter à pieds joints dans une spirale de la violence qui ne peut que devenir infernale, et je ne soutiens pas les formes d’action qui peuvent blesser des humains, quelles qu’elles soient. Je rejoins plutôt la pensée d’un ou d’une anarchiste anonyme publiée sur le site d’Informations Anti Autoritaire Toulouse et alentours quinze jours après la mobilisation des Soulèvements de la Terre à Sainte-Soline : « Nous n’aurons jamais le rapport de force dans ce jeu viril. Ils ont pour eux la légitime violence, nous avons pour nous la légitime défense. Dans cette configuration, rien ne sert de “contribuer à la guerre en cours”, il vaut mieux penser des formes de résistances qui ne nous exposent pas à la férocité des forces de l’ordre. Et la résistance, ce n’est pas la guerre frontale : notre seule défense, c’est l’autodéfense populaire et le sabotage. »
Autodéfense populaire, sabotage, désobéissance civile… autant de mots pour désigner des mobilisations qui visent à s’opposer à un projet, une politique ou une loi néfaste, ici pris dans le sens de la lutte contre les formes de domination et d’oppression, pour une émancipation populaire et une libération collective des humains et des autres qu’humains. Les actions de mobilisation ou de désobéissance civile peuvent être plus ou moins créatives, plus ou moins osées, plus ou moins risquées ; elles peuvent entraîner de la dégradation de matériel ou non, de la confrontation policière ou non. Elles n’ont rien de nouveau : le sabotage était prôné au XIXe siècle déjà, et les actions de protestation de paysans et de paysannes avaient déjà lieu deux siècles plus tôt.
Depuis 2003, les Faucheuses, Faucheurs Volontaires d’OGM multiplient par exemple les occupations d’usines et le fauchage des champs OGM. Ses membres ont largement contribué à l’interdiction, en France, de la culture des OGM à des fins commerciales et continuent de se mobiliser pour que les mêmes règles s’appliquent aux nouveaux OGM. En 2010 à Dijon, neuf hectares de terres maraîchères à l’abandon étaient menacés par un projet de construction immobilière. De manifestations en occupations illégales, le quartier libre des Lentillères a pris forme et le jardin des Maraîchères est né.
Les Soulèvements de la Terre ont quant à eux décidé de perturber, bloquer, occuper et désarmer tous les acteurs institutionnels, politiques et économiques qui accaparent les terres ou les détruisent. Lancés par d’anciens membres de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes en janvier 2021, ils ont été rejoints depuis par des autonomes, des paysans, des militants du mouvement pour le climat et bien d’autres personnes encore. Concrètement, depuis le début du mouvement, des activistes se sont réunis par groupes de quelques personnes à plusieurs dizaines de milliers. En 2021, ils ont désarmé des méga-bassines en déchirant leur fond de plastique et en retirant la pompe qui leur permettait d’accaparer l’eau des nappes phréatiques dans les Deux-Sèvres. L’année suivante, ils ont organisé la vendange sauvage d’une parcelle de vignes du Château d’Esclans, rachetée par le groupe LVMH et dirigée par le milliardaire Bernard Arnault, qui se vante d’y produire le rosé le plus cher du monde. Quelques mois plus tard, en décembre 2022, d’autres groupes militants relayés par Les Soulèvements ont occupé et désarmé à Marseille une usine Lafarge. En plus de contribuer largement à la bétonisation des terres et la pollution des eaux, la multinationale du ciment est connue pour avoir financé le terrorisme islamiste en Syrie – dont Daech –, ce dont elle a plaidé coupable aux États-Unis à l’automne de la même année. En 2023, paysans et écologistes du mouvement ont arraché du muguet et de la mâche d’exportation industrielle dont les productions sont très gourmandes en sable et en eau près de Nantes. Cela va sans dire : la répression de l’État à l’encontre des membres des Soulèvements de la Terre, en tant qu’individus et en tant que mouvement, est très, très élevée.
Les possibilités de mobilisation sont infinies. À chacun, chacune de trouver ce qui lui convient selon ses compétences, ses envies et ses possibilités : tout le monde ne souhaitera pas ou ne voudra pas s’impliquer dans le désarmement d’une méga-bassine ou d’une usine de ciment. En revanche, il est possible de participer autrement à des événements de soutien ou des mobilisations : cuisiner dans les cantines militantes, assurer la logistique et apporter du matériel médical est tout aussi essentiel pour la réussite d’une mobilisation que les actions directes elles-mêmes. Tout comme le montage et le démontage des infrastructures, l’organisation de sorties et d’inventaires naturalistes et le chant des révoltes passées sont essentiels pour faire de ces temps forts des moments de joie et de reliance marquants. Quelle que soit notre manière de contribuer, ce qui compte finalement c’est d’occuper un maximum d’espaces-temps avec nos corps, de creuser les failles de l’agro-industrie avec notre rage et de remplir ses interstices avec notre détermination afin de la repousser partout où elle se manifeste, à chaque fois qu’elle se manifeste – ne lui laisser aucun répit et espérer, un jour, la faire reculer pour de bon.