Je ne sais pas si le souffle de nos actions suffira à faire vaciller les voiles de l’agro-capitalisme. Le système est dense, complexe, verrouillé de toutes parts. Peut-être qu’elles ne feront que l’effleurer, mais que les crises climatiques et sanitaires achèveront de le faire virer de bord… Ou bien peut-être qu’il nous entraînera dans sa chute. Car le bateau-monde dans lequel nous sommes embarqués n’a pas de rivage sur lequel se réfugier ; il est la mer et le rivage en même temps. Il n’y a donc pas d’échappatoire : il faut changer de cap, ou couler toutes et tous ensemble. « Dans l’immensité de l’incertitude se trouve de la place pour agir », écrit l’écrivaine et activiste américaine Rebecca Solnit dans Hope in the dark. C’est bien de cela qu’il s’agit : faute de connaître la fin de l’histoire, on lutte. L’heure n’est plus au désespoir ; des événements terribles ont lieu, mais également des avancées immenses : l’espoir consiste à regarder ces réalités en face, sans sombrer dans un récit du « tout va bien » ou du « tout va mal ». Comme le disait le poète allemand Bertolt Brecht : « Celles et ceux qui luttent ne sont pas sûrs de gagner, mais celles et ceux qui ne luttent pas ont déjà perdu. »
Au milieu de cet océan d’incertitudes, il y a une chose dont je suis persuadée : la transformation du modèle agro-industriel hégémonique vers des modèles vertueux et diversifiés nécessite que l’on s’implique collectivement dans la définition de notre alimentation : avec tous les mangeurs, et tous les producteurs. Face à l’agro-industrie, il nous faut faire front commun. Et si cela nécessite de lutter contre les projets destructeurs, l’influence des lobbies et la toute-puissance des multinationales, tout commence dans notre assiette : en faisant le choix quotidien d’une alimentation qui rémunère les producteurs, et qui prend soin de la planète et de notre santé, nous pouvons d’ores et déjà préfigurer d’autres mondes. Manger moins de viande et de poisson, augmenter sa consommation de légumes et de légumes secs, cuisiner des produits bruts, s’approvisionner auprès des éleveurs et des agriculteurs bio et locaux autant que possible : si toutes les personnes qui ont un tant soit peu de marge de manœuvre pour faire cela le faisaient, l’impact sur notre société serait sans aucun doute majeur.
Toutes ces évolutions ne seront pas faciles, car ce n’est pas d’améliorations à la marge que nous avons besoin : c’est d’une transformation profonde de nos façons de penser, de manger et de vivre ensemble – et cela ne pourra advenir sans inconfort, ni sans effort. Le rapport de force avec l’agro-industrie et l’État doit être assumé, tout comme il va falloir s’armer de beaucoup de patience et de persévérance pour monter les millions d’alternatives dont notre société a tant besoin. La bonne nouvelle, c’est qu’en plus d’être celui de l’inconfort et de l’effort, ce chemin est celui de l’interdépendance, de la joie, du sensible et de la découverte. Et qui sait ? Au bout du sentier se trouve possiblement un monde où chacun, chacune peut choisir son alimentation, où les paysans et les paysannes sont nombreux et fiers de leur métier et où la vie dans les campagnes et les océans fleurit.