INTRODUCTION

Août 2023, Toulouse. Ma sœur est rentrée des États-Unis pour quelques semaines, et nous en profitons pour organiser des retrouvailles avec toute la famille. C’est le soir, il fait encore très chaud et nous nous réunissons dans le jardin. Tout le monde contribue au repas : ma cousine, encore étudiante, dépose sur la table des rillettes au thon en boîte, des olives sous vide et des chips tandis que ses parents apportent d’excellents vins rouges bio des Corbières et de Bordeaux ; mes autres cousins amènent une quiche lorraine faite maison, mon oncle et ma tante sortent de leur sac du pâté gascon et du fromage basque, visiblement fiers d’honorer nos origines communes ; mes sœurs et moi préparons de grandes salades de crudités, un houmous maison et des aubergines au four alla parmigiana tandis que ma mère, trop épuisée du haut de ses soixante-douze ans par la chaleur, renonce finalement à cuisiner un tiramisu, son dessert préféré, pour aller chercher une tarte tatin et de la glace vanille à la grande surface d’à côté.

 

Dans ce repas, il y a beaucoup de choses : le plaisir de se retrouver en famille, la dégustation de produits du terroir qui rappellent nos origines et d’autres qui nous relient à la culture de pays différents, une touche de gastronomie française et un soupçon de réalité matérielle – tout le monde n’a pas l’énergie ni le temps de cuisiner de bons petits plats maison, et tout le monde n’a pas les moyens d’acheter de très bons vins. Après tout, n’est-ce pas cela, bien manger : se faire plaisir et partager des moments de convivialité, comme on peut, avec ses moyens ?

Oui, et non. Oui, l’acte de manger peut être une immense source de plaisir et de convivialité. Sur une planète mondialisée de huit milliards d’habitants cependant, à la surface de laquelle la logique capitaliste et néolibérale gouverne une bonne partie des échanges commerciaux et influence les actes et les possibilités d’achat, choisir son alimentation est loin d’être une pratique anodine.

Tout est allé très vite. En 1955, la France comptait plus de deux millions d’exploitations agricoles ; elle en compte moins de quatre cent mille en 2020. La situation ne va pas s’améliorer : d’ici 2029, la moitié des agriculteurs vont prendre leur retraite1. Or, à ce jour, pour deux ou trois départs à la retraite, seul un nouveau paysan ou une nouvelle paysanne s’installe. Dès lors, la question se pose : que vont devenir toutes les terres libérées ? Vont-elles être récupérées par les tenants d’une agriculture de firme, avec des exploitations de moins en moins nombreuses, de plus en plus grosses et de plus en plus industrielles ? Dans dix ou vingt ans, les paysages seront-ils façonnés par une diversité de producteurs et de productrices passionnés par leur métier ou bien par une poignée de gigantesques coopératives et de distributeurs dont le leitmotiv ne sera que le profit ? Et sera-t-il encore possible de trouver sur les étals de marché des pommes, des tomates et des choux produits localement, sans pesticides et sans engrais chimiques ?

Dans les foyers, les pratiques ont également évolué à une vitesse fulgurante ces cinquante dernières années. De nos jours, les personnes qui habitent en France prennent globalement moins le temps de cuisiner, achètent plus de produits transformés, passent de plus en plus de temps devant les écrans et bougent moins. En parallèle, les recommandations officielles rappellent la nécessité de faire de l’exercice et de manger équilibré, tandis que la publicité et la culture martèlent les normes occidentales : il faut des corps musclés, minces et bronzés. En plus de cela, de plus en plus de mangeurs et de mangeuses sont inquiets de l’impact que peuvent avoir les pesticides, les additifs et les emballages plastique. Soumis à ces paradoxes et à ces envies, ils aspirent à une nourriture plus saine, plus locale, plus écologique et plus respectueuse du bien-être animal.

Le premier grand arbitre lors des actes d’achat est tout autre cependant : il s’agit, de loin, du prix des produits. Or, les prix bas vont souvent de pair avec une qualité moindre, une rémunération insatisfaisante des paysans et des travailleurs agricoles, ainsi qu’une importation de produits fabriqués à plus bas coûts que les produits français. Une mécanique néfaste tant pour la santé des consommateurs que pour la survie des agriculteurs et des pêcheurs. Le cercle vicieux du capitalisme se resserre en même temps que la faim augmente : d’après l’Insee, fin 2021, plus de trois millions de Français et de Françaises ont eu recours à l’aide alimentaire.

Ainsi, au fil des années, la plupart des mangeurs et des mangeuses ont vu s’étioler leur lien avec la terre, avec la mer, avec ce qui se trouve dans leur assiette et avec celles et ceux qui les nourrissent. Les deux mondes – celui de la production et celui de l’assiette – ont perdu l’habitude de cohabiter, ils ne se comprennent plus ou mal, et le fossé se creuse inéluctablement. En conséquence, nous laissons des multinationales et des responsables politiques décider des modèles agricoles à développer et des alimentations à mettre à notre disposition ; nous fermons les yeux sur les désastres causés par notre alimentation sur les humains et les écosystèmes, ici comme à l’autre bout du monde. Là encore, tout est allé très vite : il y a à peine cent ans, l’électricité arrivait tout juste dans les campagnes. Dorénavant, on met des hublots aux vaches pour les étudier, on râcle le fond des océans pour récupérer du poisson et on envoie des chevaux vivants par avion au Japon pour en faire des sushis. Mais ce n’est pas la planète qui est en danger : ce sont nous, les humains, qui scions la branche sur laquelle nous sommes assis. Car depuis l’air que nous respirons jusqu’aux vêtements que nous portons, l’humanité est entièrement dépendante du vivant. Chaque plante qui pousse dépend de l’action conjointe de milliers d’organismes du sol et 35 % de la production agricole du monde dépend des insectes pour la pollinisation – insectes dont les populations s’effondrent…

Qui suis-je, et pourquoi est-ce que je prends la parole sur ce sujet ? Je suis une femme, blanche, née à la toute fin des années 80 à Toulouse, où j’ai passé mes vingt premières années. J’ai fait des études de gestion forestière et d’agronomie tropicale, ce qui m’a amenée à passer une bonne partie des années 2009-2013 dans les champs et les forêts de France, d’Indonésie et du Brésil. J’ai ensuite rencontré Claire Nouvian, fervente défenseuse des grands fonds marins, pour qui j’ai réalisé un documentaire sur le combat de son association BLOOM contre les lobbies de la pêche (Intox, 2014). Notre passion commune pour la défense du vivant et la lutte contre l’agro-industrie m’a amenée à travailler avec elle pendant deux ans, en tant que chargée de mission sur la pêche industrielle au sein de son ONG. Puis j’ai rejoint Greenpeace France, en tant que chargée de campagne et du plaidoyer sur l’agriculture et l’alimentation – principalement sur la consommation de viande et l’industrialisation de l’élevage. J’y resterai plus de six ans. Toutes ces années, la lutte contre la toute-puissance des lobbies m’est restée chevillée au corps. Lectures engagées, temps passé dans des fermes paysannes, implication dans les luttes et autres expériences de terrain ont creusé le sillon de mes positionnements politiques : je ne crois plus dans la bonne volonté de l’État, défenseur zélé d’une agro-industrie qui empoisonne nos assiettes, nos écosystèmes et le monde paysan. En revanche, je crois en la multitude d’hommes et de femmes croisés ces dix dernières années : dans les syndicats et les associations, dans la rue, dans les bureaux de l’Assemblée nationale, dans les cantines et les cuisines, dans les champs et dans les élevages. J’habite aujourd’hui en Bretagne et – ironie du sort ? – non loin des villages dans lesquels les premiers élevages hors-sol ont fait leur apparition dans les années 50.

Je rencontre en novembre 2022 Mathieu Vidard, qui me propose d’écrire un livre sur l’alimentation. C’est l’occasion rêvée pour répondre à cette question qui m’a été si souvent posée : comment se faire plaisir en mangeant, tout en assurant un revenu juste et décent aux agriculteurs et aux pêcheurs, et en prenant soin du vivant et de la santé de toutes et tous ? J’accepte sa proposition. La première partie de ce livre fait un tour d’horizon des grands enjeux de l’alimentation du point de vue de l’assiette : quels sont les impacts des produits ultra-transformés sur notre santé ? Pourquoi tant de tensions sur le sujet de la viande ? À quels labels peut-on faire confiance ? Manger bio est-il réservé aux riches ? Autant de questions dont il me paraît essentiel de comprendre les tenants et les aboutissants pour pouvoir adopter une alimentation qui prend soin de notre santé et des mondes qui nous entourent.

L’évolution des pratiques individuelles n’est cependant pas suffisante pour provoquer les transformations profondément structurelles dont notre système agroalimentaire a besoin pour faire face aux défis écologiques, économiques et sanitaires de notre siècle. La rhétorique selon laquelle le changement de système passe par l’évolution des habitudes alimentaires de chacun – il faut manger bio, aller voter, être poli et se taire – est un leurre propre au néolibéralisme et destiné à neutraliser toute tentative d’action politique et collective. Pour faire évoluer l’ensemble du système agroalimentaire, il faut comprendre les soubassements des chaînes de production. Le deuxième chapitre éclaire donc les coulisses du complexe agro-industriel et ses fondements capitalistes, patriarcaux et coloniaux.

Enfin, cette analyse de nos assiettes et des chaînes de production serait désespérante si elle n’était pas complétée par un chapitre sur l’action collective : des territoires au national, du plaidoyer au sabotage, comment reprendre le pouvoir sur notre alimentation ? C’est ce que nous verrons dans la dernière partie : sans faux espoirs, sans faux-semblants.

Une dernière chose, avant de plonger : pour travailler sur le sujet depuis dix ans maintenant, je sais à quel point les questions d’alimentation et d’agriculture peuvent être sensibles. La plupart des gens n’aiment pas que l’on se mêle de leur assiette, tout comme la plupart des agriculteurs et des pêcheurs n’aiment pas que des tiers qui ne sont pas de leur métier se permettent d’en parler. Je les comprends aisément : quand des personnes me disent ce que je dois faire ou parlent de mon métier sans le connaître, ça m’exaspère au plus haut point. Sauf qu’aujourd’hui, nous sommes toutes et tous dans une situation critique. Tout ce que nous mangeons, achetons et produisons a un impact sur le monde. Tout est lié, et cet état d’interdépendance peut passer relativement inaperçu si nous vivons à quelques-uns sur un grand espace. Mais ce n’est plus notre cas : nous sommes plus de huit milliards d’êtres humains sur une planète dont nous avons déjà largement dépassé les limites, et les niveaux de consommation des Occidentaux ne sont plus tenables. Dans un tel contexte, mon objectif en écrivant ce livre n’est pas de me mêler de ce que chacun, chacune fait à titre individuel – certainement pas. Ce qui m’intéresse, c’est de permettre à toute personne désireuse d’adopter une alimentation saine et écologique de le faire et de comprendre comment nous pouvons, ensemble, réorienter la trajectoire agro-capitaliste et préserver des conditions d’habitabilité sur Terre qui permettent à toutes et tous de vivre dans la paix, la joie et la dignité.