Épilogue

Paris, 10 h 07

Lisa cligna des paupières et ouvrit les yeux. À peine voilé par les rideaux diaphanes, le jour se déversait à flots dans la chambre. Elle ressentit au creux du ventre une douleur sourde, familière, mais qui n’avait plus rien d’inquiétant. Elle avait faim.

Elle se tourna sur son matelas pour saisir la sonnette et appeler une infirmière, mais elle suspendit soudain son geste. Dans le fauteuil qui se trouvait au pied de son lit, le capitaine Magne dormait profondément. Il avait les jambes étendues devant lui, les pieds posés sur un vieux sac de voyage, et ses bras pendaient des accoudoirs comme des branches ployant sous la neige. Une barbe naissante teintait ses joues d’ombres grises et noires, lui donnant l’air plus âgé qu’à l’accoutumée.

Quel âge avait-il, d’ailleurs ? Lisa n’en savait rien, au juste. Pas loin de la cinquantaine. Peut-être un peu moins. Une étiquette attachée au sac attira alors son attention. On y voyait le sigle d’une compagnie aérienne, et elle mit quelques secondes à déchiffrer les mots qu’un douanier pressé avait inscrits sur la languette :

Que cela signifiait-il ? Daniel Magne revenait-il réellement d’Afrique du Sud ? Mais alors… combien de temps était-elle restée inconsciente ?

Elle se redressa sur le lit, cherchant une indication du regard. Elle avisa alors une feuille de soins oubliée sur la tablette jouxtant sa table de nuit :

« Jeudi 30 octobre. » Elle se souvenait que Diran l’avait attaquée le jeudi 23 dans l’après-midi, exactement une semaine plus tôt. Il y avait eu ensuite la captivité, le chaton, et…

Lisa frissonna soudain et remonta instinctivement les draps jusqu’à son menton pour se protéger. Elle attendit ainsi, immobile, pendant quelques minutes, puis elle glissa une main timide vers la pointe de ses seins. La douleur revint instantanément et elle ne put retenir un gémissement. Elle retint difficilement ses larmes, puis elle baissa le drap et souleva sa mince chemisette de nuit pour examiner ses blessures. Elle avait senti des fils sous ses doigts.

Les mamelons étaient toujours d’un rouge sombre, mais les coupures avaient été soigneusement refermées. Celui qui l’avait recousue avait pris soin de réaliser les points les plus discrets possible. Avec un peu de chance, elle s’en tirerait avec une cicatrice presque invisible.

Lorsqu’elle releva les yeux, consciente que le silence avait changé, elle croisa le regard de Magne qui l’observait avec l’air d’un enfant pris en faute devant des images interdites. Lisa remonta le tissu sur sa poitrine et tenta de sourire malgré les larmes qui lui brouillaient la vue.

— Salut, Daniel, dit-elle avec effort, la voix rauque. Merci.

Magne se sentit bêtement rosir.

— C’est le chat qui nous a mis sur ta piste. On n’a eu qu’à le suivre. Bien joué de ta part, Lisa.

— On ?

— Deux types très bien m’ont filé un sacré coup de main, dans l’Yonne. Je leur ai promis de revenir avec toi dès que tu irais mieux.

— Avec joie. Et…

Lisa Heslin avala sa salive, et elle cracha le nom plutôt qu’elle ne le prononça.

— Et Diran ?

Magne se leva et approcha son siège du lit. Il saisit la main frémissante de Lisa et la serra dans les siennes.

— Il est mort. Il ne te fera plus rien.

La jeune femme leva vers lui un regard implorant.

— Il… Il ne m’a pas… ?

— Non, Lisa. Le médecin a été formel. Il ne t’a pas violée.

Lisa eut alors une grimace de dégoût et de soulagement mêlés, et les sanglots secouèrent son corps frêle tandis qu’elle laissait enfin une digue lâcher au fond d’elle.

— Il voulait me tuer, dit-elle d’une voix hachée. Il a posé son couteau sur ma gorge, et il m’a mordue jusqu’au sang en me disant qu’il allait revenir pour me tailler la peau. Ensuite, il m’a frappée à coups de poing jusqu’à ce que je perde connaissance. J’ai cru que j’allais mourir, Daniel, je te le jure. J’ai cru que j’allais mourir

Magne se leva et prit le visage de Lisa dans ses grosses mains. Il la sentit tressaillir à son contact, mais il insista et planta ses yeux dans ceux de la jeune femme.

— Regarde-moi. C’est terminé, Lisa. Il est à la morgue. Il ne reviendra pas.

Lisa le repoussa d’un geste un peu brusque, et elle croisa les bras sur son ventre comme un rempart. Elle le regarda alors d’un air désemparé, et Magne recula son fauteuil pour laisser un peu d’espace entre elle et lui. Il pensa à cette peur qui la taraudait, et qui mettrait certainement encore des mois à disparaître. Il imagina brusquement l’angoisse qui allait hanter ses nuits, lorsqu’elle serait sortie de l’hôpital et qu’elle éteindrait la lumière chez elle avant de s’endormir. Il pensa aux poussées de terreur qui l’attendraient au creux de futures insomnies, et il se dit qu’il aurait bien aimé tirer lui-même les flèches qui les avaient débarrassés de Bernard Diran.

— Tout le monde attend impatiemment ton retour, dit-il soudain d’un ton faussement enjoué. Et je ne te parle pas du commissaire ! Ils ont préféré attendre que tu te réveilles avant de revenir te voir. Comment te sens-tu ?

Magne réalisa combien sa question était idiote au moment même où elle franchissait ses lèvres, mais il était déjà trop tard.

— Je vais beaucoup mieux, mentit Lisa. Et j’ai une faim de loup !

Il regarda sa montre pour masquer sa gêne.

— Tu veux que j’aille chercher quelqu’un pour qu’on t’apporte quelque chose à te mettre sous la dent ?

— Non, dit-elle les yeux brillants. Je veux tout savoir avant…

Daniel Magne mit un peu d’ordre dans ses idées. Il lui devait bien ça. Il remonta jusqu’à l’origine des événements, le jour où un jeune Noir d’un village perdu d’Afrique du Sud avait pris une flèche en pleine poitrine à la suite d’une tragique sortie de chasse, et il dénoua patiemment les fils de l’histoire jusqu’à ce que la jeune femme commence à dodeliner de la tête. La fatigue revenait sur elle comme une marée montante.

Lisa bâilla. Voyant que le soleil un peu violent lui faisait plisser les paupières, Magne se leva et ferma un peu les stores à lamelles.

Lorsqu’il rejoignit son siège, la jeune femme l’agrippa par l’avant-bras et le força à la regarder en face. Sur son cou, une veine palpitait à fleur de peau.

— Comment… est-il mort ?

Daniel Magne la considéra avec circonspection. Le voile noir de la terreur n’avait pas encore quitté son regard. Il s’assit pesamment dans le fauteuil en inox. Il avait peur pour elle, pour son équilibre, et pour sa santé mentale qu’il sentait plus vacillante que ce qu’il avait bien voulu reconnaître jusque-là.

— Un tueur lui a tiré deux flèches dans le corps, dit-il lentement. Une dans le dos, à travers les poumons, et la deuxième dans la tête. Henri et Martial sont arrivés peu de temps après sa mort. Ils disent que la moquette et le mur étaient imbibés de sang.

Lisa inclina la tête, le nez pincé. Ses yeux roulaient dans leurs orbites. Magne l’allongea et replaça son oreiller, puis il se pencha sur elle et lui déposa un baiser sur le front.

— Dors, ma belle. Je reviendrai cet après-midi.

Elle hocha la tête et sourit, les yeux fermés. Il remonta ses draps en veillant bien à ne pas la toucher, puis il resta un long moment à la regarder tandis qu’elle s’enfonçait dans le sommeil.

 

Lorsque Magne poussa la porte de son domicile, il sut qu’il ne reverrait sa femme que devant le juge. La majorité des meubles avait disparu, ainsi que le frigo, la machine à laver, et de manière générale tout ce qu’elle avait pu démonter. Il lui restait uniquement ses affaires en tas sur le sol, dans la chambre qui n’avait plus de lit. Il songea que c’était une veine pour lui que les placards aient été scellés dans le mur.

Il se déshabilla et prit une douche brûlante qu’il laissa couler sur son corps épuisé jusqu’à ce que la température commence à refroidir. Il s’enroula alors dans une serviette oubliée par Cécile et il s’assit sur le parquet, contre le mur du salon, une bouteille de vin ouverte à côté de lui. Il serait temps de s’occuper de trouver des meubles plus tard. Il avait surtout besoin de dormir, et de faire le vide.

Aujourd’hui, Marnay et Calamoni allaient être entendus par le juge d’instruction, puis certainement écroués pour l’assassinat commis en réunion de Mohamed Djallaoui. Marnay avait balancé le politicien dès les premières heures de sa garde à vue en espérant que sa peine serait allégée, ce qui était loin d’être certain. Calamoni avait été arrêté dans la foulée à son domicile, laissant le FUD et Jérôme le costaud sans chef.

À peine descendu de l’avion en provenance de Johannesburg, Magne avait fourni le peigne et la brosse à dents de Moussa à l’identité judiciaire, ainsi que l’émeraude confiée par Baksek. L’examen de l’ADN présent dans le sang retrouvé sur la plume conservée par Lisa prouverait qu’il s’agissait bien de celui du jeune Noir. Pour l’émeraude, une étude gemmologique était en cours. Magne songea avec une pointe de regret que les deux hommes ne seraient probablement pas inquiétés à propos de la mort de Moussa M’Kayle. Leur rôle dans la fuite de Diran y avait été vraiment trop minime, et leur culpabilité était loin d’être établie. Calamoni risquait tout de même une amende sévère pour trafic illégal de pierres précieuses, voire trois ans ferme, ce qui aurait tout de même certainement de fâcheuses répercussions sur son mandat de représentant du peuple à l’assemblée.

En revanche, ils étaient dans de sales draps en ce qui concernait le meurtre de Mohamed Djallaoui, pour lequel les preuves sorties de l’eau trente ans après les faits allaient les conduire tout droit dans un endroit dont ils ne sortiraient pas de sitôt.

Mais le prix qu’ils allaient payer pour l’assassinat du jeune Algérien ne serait rien comparé à ce qui rongeait M’Kayle depuis que son frère avait perdu la vie à cause de sa propre cupidité.

Le chaman avait envoyé la Mante pour venger Moussa, mais elle avait déjà commencé à le dévorer lui-même de l’intérieur.

La Mante… Celle qui protégeait la chasse et les chasseurs, celle qui veillait sur le village de Niobolo du haut de sa statue de bois, et qui rendait la justice dans le monde sauvage des derniers descendants des Bochimans.

 

Magne porta la bouteille de vin à ses lèvres. Son salon était dans un tel désordre qu’il tenta un instant d’imaginer la rage qui avait animé Cécile au moment où elle avait coupé en deux ce qui restait de leur vie. La pièce paraissait avoir été cambriolée par un malfrat qui avait peur de se faire prendre sur le fait, et avait préféré tout jeter en tas autour de lui plutôt que de fouiller méthodiquement les tiroirs.

Des vases et du verre brisés jonchaient le sol, ainsi que des morceaux de photos déchirées, où seul son propre visage apparaissait désormais.

Magne but à nouveau. Curieusement, il ne se sentait pas concerné par cet étalage de colère. Comme s’il ne s’agissait pas de sa propre vie, de son propre échec. Il y assistait en témoin, froidement, avec une indifférence qui le laissait silencieux, en panne de sentiments.

Il songea alors à Lisa, à la peur viscérale qu’il avait eue de la perdre. Il pensa à la pointe meurtrie du sein recousu qu’il avait brièvement aperçue à l’hôpital, et à ce que la jeune femme avait dû endurer jusqu’à ce qu’elle s’évanouisse sous les coups de Diran. Il faudrait qu’il attende longtemps, très longtemps avant qu’elle ne pose à nouveau les yeux sans crainte sur le regard plein de désir d’un autre homme.

 

Taillard et Diran s’étaient affrontés, et ils avaient perdu tous les deux. Magne jeta un regard désabusé sur son insigne et son arme posés sur le sol. Des hommes comme eux, son monde à lui en était rempli, à Paris comme dans les recoins les plus isolés du monde. Il n’y aurait jamais de fin à cette lutte.

Il chercha des yeux quelque chose qui puisse lui permettre d’oublier ce chaos, mais son appartement dévasté lui renvoyait l’image de l’état d’esprit morose dans lequel il se trouvait depuis son retour chez lui.

Il pensa alors au repas qu’il avait promis à Lourmier et Jean Lafroix. D’ici quelques jours, il allait revenir dans l’Yonne avec Lisa, pour qu’elle puisse faire le deuil de sa séquestration, et qu’elle rencontre autour d’une bonne table ces hommes qui l’avaient aidé à la retrouver saine et sauve.

Saine et sauve ?

L’avenir le dirait, à plus ou moins longue échéance…

Écrasé de fatigue, et un peu embrumé par l’alcool, Daniel Magne arrangea quelques pulls sur le sol de sa chambre pour se faire un matelas, puis il s’enroula dans un drap après avoir débranché le téléphone. Il ferma les yeux, et il sombra lentement dans le sommeil en pensant à Lisa.

À Lisa qui souriait.