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Villethierry, 23 h 41

La maison de Serge Taillard se situait dans un petit village implanté au nord de Sens, à une vingtaine de kilomètres du site de Toolsteel. Le centre du bourg, désert à cette heure tardive, était balayé par un vent violent qui pliait les branches nues des platanes de la place de l’église.

La rue Saint-Leu partait du haut du village, et serpentait dans les collines jusqu’au lieu-dit « La Sapinière », devenant dès la sortie du bourg un chemin en remblai tout juste carrossable. La villa de l’industriel était la seule habitation avant la forêt, en dehors d’une ferme située en contrebas, proche du ruisseau de l’Orval. Quelques résineux à flanc de coteau se dessinèrent dans les phares lorsque Lisa gara la Peugeot devant la grille de la propriété.

Les deux policiers descendirent de voiture et se tinrent immobiles un instant, goûtant l’air vif qui leur fouettait les cheveux en sifflant. Les bourrasques qui les enveloppaient accentuaient l’isolement du lieu, leur donnant l’impression d’être rendus au bout du monde. Magne ouvrit la grille de fer forgé avec le trousseau que lui avait remis le commissaire Estier avant leur départ, puis il alluma une petite lampe torche qui ne quittait jamais la boîte à gants de sa voiture. Après avoir suivi une longue allée de graviers roses, ils parvinrent à une lourde porte d’entrée bardée de serrures.

Tandis que Daniel Magne les ouvrait les unes après les autres, Lisa resserra les pans de son manteau, frigorifiée par la température qui chutait à vue d’œil. Une fois l’entrée franchie, ils allumèrent le plafonnier du vestibule et refermèrent rapidement, laissant avec soulagement le déchaînement du vent à l’extérieur. Ils passèrent ensuite chacun une paire de gants de latex avant de pénétrer dans la maison. Le silence du lieu s’imposa alors, rompu uniquement par le battement du balancier d’une comtoise. Lisa pensa que son cœur s’arrêterait bientôt aussi, faute d’une main pour remonter le mécanisme.

L’entrée descendait dans le salon par trois larges marches carrelées et bordées de chêne. Au sol, un revêtement de tomettes anciennes mettait en valeur les bois cirés des meubles rustiques. Une large cheminée, à l’âtre noirci, mais propre, achevait de donner une ambiance campagnarde à la pièce, qui avait gardé une odeur de feu éteint. Au-dessus du foyer, un trophée de sanglier aux grès énormes trônait, dardant sur les visiteurs un regard farouche. Quelques massacres de cerfs ornaient les murs, surplombant les deux vastes canapés de cuir disposés en angle. Du côté opposé à l’entrée, une porte donnait sur la cuisine, qui s’avéra presque aussi vaste que le salon. De celle-ci, une ouverture voûtée permettait d’accéder à la salle à manger, où une robuste et immense table pouvait accueillir sans problème au moins une vingtaine de convives.

Lisa émit un petit sifflement d’admiration.

— Rien à voir avec l’appart’ du canal, hein ?

— C’est bien ici qu’il vivait, contrairement à ce que nous a affirmé Ghislaine, répondit pensivement le capitaine. À Paris, il avait juste un pied-à-terre pour éviter d’aller à l’hôtel.

— Pourquoi on ne l’a pas descendu ici, alors ? Ça aurait été plus simple, non ?

— L’assassin voulait que l’on croie à un accident, objecta Magne. Il a tué Taillard dans son appartement parisien parce que les lieux étaient plus propices à son projet…

L’officier se gratta le menton.

— C’est un proche de Taillard… Il savait qu’il ne serait pas ici ce soir-là, mais qu’il serait quai de Jemmapes. Il connaissait son habitude de prendre un bain le dimanche soir, et il s’était auparavant procuré les clés de l’appartement pour installer son piège. Mais lesquelles ? Celles de Taillard ou celles de Ghislaine ? Regarde, en un après-midi d’enquête, on a déjà deux suspects possibles qui avaient de bonnes raisons de lui en vouloir, et qui auraient pu avoir accès à l’un des deux trousseaux.

— Mélanie et Matthieu… résuma Lisa. Tu crois vraiment que l’un d’eux aurait pu lui en vouloir assez pour le tuer ?

— Franchement… Je n’en sais rien, avoua Magne. Mais je pense que nous ne sommes pas au bout de la liste des suspects…

 

Tandis que le capitaine commençait à inspecter le rez-de-chaussée, Lisa monta l’escalier pour aller examiner les quatre chambres du premier étage, dont deux s’avérèrent visiblement inoccupées. Les lits n’étaient pas faits, et les armoires étaient vides de tout vêtement, livre, ou effet personnel quelconque. L’une des deux autres était transformée en bureau, dans lequel un gros ordinateur ventilait en sourdine. La quatrième était la chambre de l’industriel, meublée d’un grand lit japonais muni d’un matelas très large, aux murs d’un blanc immaculé, presque monacal. Une armoire laquée noire, aux portes recouvertes de papier de riz, dissimulait ses chemises, toutes repassées, prêtes à être portées. Le reste du linge était à l’avenant, propre, plié, rangé. L’homme était décidément très organisé.

Lisa s’assit devant l’ordinateur et explora consciencieusement les dossiers de Taillard, puis son courrier. La machine étant allumée, elle n’eut pas besoin d’un mot de passe. Elle découvrit rapidement que Taillard était en train de télécharger des vidéos de chasse sur un serveur dédié. C’était l’unique raison pour laquelle il ne l’avait pas éteint.

Elle eut alors une idée. Elle chercha sur Internet un logiciel de récupération de mots de passe, puis elle l’installa et le déclencha. Il trouva cinq mots différents, qui apparurent masqués par des points. Lisa fouilla dans les tiroirs et découvrit une clé USB, sur laquelle elle enregistra le logiciel et les mots récoltés. Cela aurait peut-être une utilité pour pénétrer dans l’ordinateur de l’appartement parisien.

Le courrier ne révéla pas grand-chose, si ce n’est que l’homme d’affaires projetait un voyage en Afrique à la fin du mois de décembre, dans le but d’organiser une chasse en Tanzanie pour un groupe de gros clients. Il cherchait à s’attacher la participation de plusieurs de ses amis, arguant qu’une telle entreprise nécessitait une solide équipe bien rodée. Quelques noms connus de la vie publique avaient poliment refusé, tout en assurant Taillard que la conjoncture ne leur permettait pas de s’éloigner des enjeux politiques du moment, à huit mois des élections cantonales, mais qu’ils lui souhaitaient un franc succès dans son entreprise. D’autres noms moins connus, ou pas du tout, avaient accepté avec empressement l’idée de se joindre à cette chasse. Ils avaient déjà participé à une édition précédente, en Afrique du Sud, et avaient hâte d’y retourner.

Lisa bâilla, peu encline à se plonger dans des récits de chasse assommants. Elle passa rapidement en revue une partie du reste des mails, qui se ressemblaient tous. Par acquit de conscience, elle copia l’ensemble du courrier sur la clé USB.

Dans les documents papier de Taillard, rangés dans les tiroirs du bureau, rien n’attira particulièrement son attention. Ici aussi, une armoire métallique à code, scellée au mur de la chambre, montrait que l’industriel possédait des armes à feu, mais cette fois la porte en était bien fermée. Le code étant introuvable, Lisa s’assit sur le lit et réfléchit une minute. La serrure présentait trois cadrans de chiffres. Mille combinaisons, de 000 à 999. Elle pensa un long moment à Taillard, à sa passion des armes, à celles qu’ils avaient découvertes à Paris, et elle essaya de se mettre à sa place.

Qu’avait-il en tête lorsqu’il avait établi ce code ?

Une petite idée surgit alors, d’une simplicité improbable. Elle posa la main sur le cadran central, hésitant un moment, puis ses doigts composèrent un nombre, et le pêne bascula sans opposer de résistance.

Lisa sursauta lorsque Magne applaudit dans son dos.

— Impressionnant ! dit-il, sincèrement admiratif.

— Tu es là depuis quand ?

— Pas longtemps. Je t’ai appelée, mais tu ne répondais pas, alors je suis monté voir. Je ne regrette pas…

— Mouais… Tu m’as fichu la trouille !

Magne écarta le reproche d’un geste en s’accroupissant devant la serrure. Il claqua sa main sur sa cuisse. Le nombre affiché sur le cadran lui arracha un éclat de rire.

— 357 ! Alors toi… Bien vu ! Très bien vu, même…

Ils ouvrirent la porte de l’armoire, qui comportait, outre deux fusils de chasse à canons superposés et une grande quantité de cartouches, un arc démontable en trois morceaux et un vieux carquois de cuir rempli d’une dizaine de flèches aux plumes blanches. Un couteau de chasse pendait à un lacet épais cousu sur le dos du carquois, ainsi qu’un gant de tir et un protège-bras en cuir plus épais.

— Tiens… Taillard faisait aussi du tir à l’arc… dit Magne en soupesant la poignée de l’arme.

— Ce n’est pas un arc de collection, plutôt ? objecta Lisa.

Magne examina l’une des flèches à la lumière de la lampe de chevet. Elle comportait à son extrémité une lame d’une taille imposante, particulièrement effilée et coupante. Son tranchant était une merveille d’affûtage. L’empennage blanc comportait une légère nuance rosée. Il pointa le bout de son index dessus.

— Non, je crois que c’est du sang. Il devait chasser avec… Bon, qu’est-ce qu’on a d’autre ?

Exhibant la clé électronique de sa poche, Lisa lui expliqua comment elle avait copié le courrier, s’attirant un nouveau hochement de tête appréciateur.

Ils inspectèrent ensuite la bibliothèque de la chambre, où l’essentiel des rayons était rempli de romans policiers et de livres de voyage et de chasse.

Magne fouilla les armoires, les commodes, écartant les piles de vêtements, ne sachant pas trop quoi chercher. Ils firent ainsi le tour de l’étage, puis celui du rez-de-chaussée. Ils se rendirent ensuite dans le garage, qu’ils trouvèrent vide, puis dans la grange accolée derrière, au fond de laquelle une vieille traction achevait de rouiller sous une épaisse couche de fientes de pigeons.

Au bout d’un moment, Lisa claqua des talons sur le sol en ciment.

— Je me gèle. On a fini, ici ?

Magne hocha la tête, pensif.

— Oui. On y va.

— Où ?

— Prendre une chambre dans un hôtel.

Lisa vissa son index droit sur sa tempe.

— Hé ! Ça va pas, non ?

— D’accord. Deux chambres.

— Mais… Faut que je rentre, moi !

— Pas ce soir, ma belle. On a encore du monde à voir demain.

— Qui ?

— Tous ceux dont Ghislaine nous a donné les noms cet après-midi. On ne va tout de même pas s’en aller sans interroger ses conquêtes ! Quant à refaire la route ce soir et demain matin, ça te branche, toi ?

Frigorifiée, Lisa croisa les bras.

— Mais je n’ai rien à me mettre demain, pas de maquillage, pas d’affaires de toilette, pas de…

— J’irai t’acheter une petite culotte demain matin pendant que tu seras sous la douche, promis. Allez, tu dois faire au moins du…

Magne lorgna les hanches de la jeune femme, qui lui allongea un coup de sac à main sur l’épaule.

— Goujat ! cria-t-elle en riant.

Ils chahutèrent une seconde, et Lisa se réchauffa en le bourrant de coups de poing. Magne leva les mains.

— Tu as gagné ! dit-il, essoufflé. Je t’invite au restau.

— Chouette ! On emporte quelque chose ?

Le capitaine hésita une seconde, mais la perspective de devoir tout emballer en pleine nuit ne le séduisait pas outre mesure. Cela pourrait bien attendre quelques heures. Ils pourraient venir tout récupérer le lendemain, juste avant de rentrer sur Paris.

— Non, je préfère ne pas débarquer avec tout ça à l’hôtel. On reviendra dans l’après-midi, après nos visites de la matinée.

Ils verrouillèrent soigneusement la maison et se retrouvèrent à nouveau plongés dans la nuit. Le vent était tombé, et la température aussi. Les étoiles piquaient l’obscurité de minuscules trous de lumière.

Ils se hâtèrent vers la Peugeot, dont le pare-brise commençait à être recouvert par le givre. Ils retraversèrent le village endormi et prirent la route de Sens tandis que le chauffage se mettait à leur monter le long des jambes.

Le tableau de bord diffusait une douce lueur dans l’habitacle. Magne ne savait pas trop comment poser la question qui l’intriguait depuis quelque temps. Il finit par ouvrir la bouche sans même l’avoir vraiment décidé.

— Il n’y a personne qui t’attend, chez toi ?

Lisa regarda la nuit qui les entourait. Elle n’avait pas envie d’expliquer pourquoi elle vivait seule.

— Non. Personne. Et toi ?

Magne parut ne pas avoir entendu. Il conduisit en silence quelques instants, puis il réalisa qu’elle attendait sa réponse.

— Il y a déjà un moment qu’elle ne m’attend plus…