17

La morgue de la clinique de Charenton était dirigée par une imposante femme volubile frisant la cinquantaine et le quintal. Elle reçut Daniel et Lisa avec bonne humeur, écrasant sans façon les phalanges de ses visiteurs pour leur souhaiter la bienvenue.

— Bonjour, je suis Mme Collard. Vous venez pour le type du lac, c’est ça, hein ? Bah oui ! Il y a un moment que je n’avais pas vu de flics ici. Venez par là, mes poulets ! Entrez dans ma cambuse. Faites pas attention au désordre : on a eu cette nuit un accident de car sur l’A4 dans la côte de Joinville. Des Polonais. Pas de chance, quand même, hein ? Venir d’aussi loin pour ça ! Le car a traversé le terre-plein central et s’est encastré avec une dizaine de voitures qui venaient en sens inverse. Le chauffeur en tenait une bonne, je peux vous le dire. Même son sang sentait l’alcool ! Les hôpitaux sont débordés. On nous a amené les blessés les plus touchés, alors forcément, pour quelques-uns… ça me donne du boulot, moi, en bas ! Mais tenez, votre bonhomme est dans ce casier, je vais vous le sortir. Ça va aller, ma petite dame ? Vous avez l’air toute pâlichonne… Faites pas attention à tout ce petit monde sur les chariots. J’ai pas encore eu le temps de les mettre au frais, ce matin. Il est pas très beau à voir, je préfère vous prévenir tout de suite. Il n’a dû passer qu’une nuit dans l’eau, pas plus, mais ça vous change l’expression, c’est sûr ! Vous préférez sortir, mademoiselle ? Pas de problème, je comprends ça. Moi, la première fois que j’ai vu un macchabée, j’ai pas pu finir mon dessert. Mais bon, voici votre homme. Tenez, jetez-y un œil par vous-même !

La glissière coulissa dans un raclement de roulettes fatiguées qui n’avaient pas dû recevoir une once de graisse depuis Hérode. Les pieds apparurent en premier, et Magne se félicita que Lisa soit sortie, même avec la main plaquée sur la bouche indiquant qu’elle allait certainement vomir son déjeuner sur le trottoir. La couleur de la peau du cadavre avait viré au vert sale, et des marques de dents sur les jambes et les bras indiquaient qu’il n’y avait pas que des gardons dans le lac. Le corps un peu gonflé présentait un abdomen distendu au nombril proéminent, mais le plus éloquent était, au milieu du cou, l’ouverture aux lèvres larges et sombres prouvant qu’il n’était pas mort noyé.

— Vous voyez, indiqua Mme Collard en posant un index boudiné sur la blessure, comme le couteau était effilé. Il lui a tranché la trachée-artère, ainsi que la carotide et la jugulaire, d’un seul coup. Il n’y a pas de seconde coupure. Votre tueur savait comment s’y prendre, pas de doute. Il n’en est pas à son premier coup de couteau.

Magne se pencha sur le corps et tenta d’ignorer l’état du visage, se concentrant sur la blessure. Mme Collard ne se trompait pas. Malgré l’état de dégradation de la chair le long de la découpe, on voyait très clairement que l’incision avait été nette et sans retouche. La lame avait tout sectionné jusqu’à la colonne vertébrale.

— Je peux voir ses vêtements ? demanda-t-il.

— Tout est dans ce sac. Je vous l’avais préparé avant votre arrivée. Mais votre meurtrier n’a pas dû laisser de traces sur cet oiseau-là. Sinon, il ne l’aurait pas juste balancé dans l’eau ; il lui aurait creusé une tombe discrète dans un coin perdu. Il devait être pressé, à mon avis, et il se foutait qu’on retrouve ce type rapidement ou pas.

Magne pensa aux traces que Sennelier avait laissées chez Taillard en suçant le bout de fil de pêche pour le faire entrer dans le trou, alors qu’il avait mis des gants. On laisse toujours une trace. Poil, cheveu, pellicule, salive, sperme, bout de peau sous les ongles, empreinte de doigt, de pied, d’oreille, de nez… Il y a toujours quelque chose. Le tout est de le trouver. Et de savoir chercher.

Dominique Sennelier avait déjà été arrêté en 1995 pour une attaque de banque qui avait mal fini. Un caissier avait pris une balle perdue tirée dans la panique, et il était décédé peu de temps après pendant son transfert à l’hôpital. Malgré le fait qu’il était « seulement » le chauffeur de l’équipée, et qu’il n’était pas sorti de la voiture pendant le braquage, il avait pris huit ans ferme pour vol en bande organisée avec usage d’une arme suivi de violences ayant entraîné la mort.

Les hommes de l’identité avaient fait leurs prélèvements au bord du lac, et les résultats avaient été rapidement établis. C’était bien Sennelier qui reposait allongé devant lui sur une glissière en inox, le cordon d’une étiquette glissé sur le pouce du pied. Sennelier, l’assassin de Taillard, celui dont les traces d’ADN avaient été retrouvées dans le trou pratiqué au-dessus de la baignoire du défunt industriel. Comment avait-il eu accès aux clés de l’appartement ? Ce serait bien difficile de le savoir, à présent.

Les deux hommes se connaissaient-ils ? Taillard avait-il des tendances homosexuelles ? Préparait-il un coup inavouable et avait-il besoin d’un homme de main ayant déjà fait ses preuves ? Sennelier avait-il déjà œuvré dans la magouille politique en plus du grand banditisme ?

Magne ne croyait pas à un meurtre prémédité par Sennelier. Ça ne lui ressemblait pas, ce coup tordu du fil glissant dans des petits trous calibrés au dixième de millimètre. L’homme était un violent, plutôt enclin à sortir une arme qu’à mettre en place de lui-même un piège aussi vicieux. Non, ce type avait agi sur ordre, par contrat. Quelqu’un l’avait engagé pour cela, et tous les alibis que Magne avait pu recueillir depuis le début de son enquête ne valaient donc pas plus qu’un pet de lapin. Vu sous cet angle, tous ses suspects potentiels, écartés les uns après les autres depuis la veille, redevenaient des coupables possibles. Et la liste était encore longue, rien que dans le milieu de la chasse ou de la politique…

Magne soupira et se gratta le crâne. Mme Collard avait respecté son silence et s’était éloignée pour s’occuper des accidentés de l’autocar.

— Comment se fait-il qu’il n’y ait qu’une coupure ? s’interrogea-t-il à voix haute. Ce type ne s’est pas débattu ?

— C’est à cause du coup qu’il a pris sur la cafetière, par-derrière, intervint la gérante du service. Il était déjà dans un sale état quand on lui a tranché la gorge.

— Un coup ? s’enquit Daniel. Je ne vois rien sur le crâne…

— C’est parce qu’il a gonflé dans l’eau, expliqua-t-elle. L’os a été enfoncé, mais le cerveau s’est dilaté et il a repris sa place. Je l’ai senti en posant sa tête sur la table d’examen. Sinon, je ne l’aurais peut-être pas remarqué. Si vous voulez mon avis, le type qui l’a frappé était plus petit que lui.

— Et qu’est-ce qui vous amène à penser cela ?

Goguenarde, Mme Collard posa les mains sur ses hanches proéminentes.

— Parce que s’il avait été plus grand, ou de la même taille, il aurait frappé sur le dessus du crâne, pas à l’arrière. Vu que l’enfoncement est vertical, le coup n’a pas été porté de côté. Comme ce type mesure dans les 1,80 m environ, je dirais que votre assassin ne fait pas plus de… disons 1,75 m, sauf erreur. Et ça veut dire aussi…

— … Qu’il a pu le transporter sans mettre du sang plein sa voiture ! Il l’a assommé quelque part, peut-être près de chez lui, puis il l’a transporté jusqu’au lac, et l’a égorgé au bord de l’eau. Comme ça, pas de traces…

Mme Collard partit d’un gros rire qui fit tressauter son imposante poitrine.

— Vous avez affaire à un type qui ne manque pas de sang-froid, on dirait… Quant au sang, rien de moins sûr. La blessure est profonde. Mais il en a perdu tant avec la coupure que c’est difficile de savoir.

C’était exactement cela, pensa le policier. Il s’agissait d’un homme froid et déterminé, qui ne laisserait aucun obstacle se mettre en travers de son chemin, un homme qui faisait le ménage par le vide, méthodiquement.

Magne jeta un dernier regard à Sennelier, puis il sortit de la clinique après avoir serré la main de Mme Collard en priant pour qu’elle ne lui brise pas une phalange. Il se retrouva sur le trottoir à tenter de repérer Lisa, qu’il dénicha assise sur un banc en bordure du bois. Elle avait la tête renversée en arrière, le visage encore un peu blanc, mais les couleurs revenaient peu à peu. Il s’assit près d’elle sans déclencher autre chose qu’un grognement de plantigrade.

Les yeux fermés, il tenta d’imaginer ce qui avait pu amener l’assassin à éliminer le tueur de Taillard. A priori, il pensait que cela n’était pas prévu à l’origine. Il n’imaginait pas que Sennelier était le style de type à raconter sa vie à la police, même pincé en flagrant délit. Mais il pouvait se tromper. Magne pensait plutôt à un contrat pur et simple, ou une dette à régler. Le commanditaire du meurtre de Taillard, puisque c’était bien de cela qu’il s’agissait maintenant, avait eu un contact avec Sennelier auparavant.

Magne ouvrit les yeux.

— Qui a payé la caution de Sennelier, après le braquage de 1995, quand il s’est retrouvé en cabane ?

— On n’en sait rien, dit Lisa. Je me suis renseignée par téléphone pendant ta visite au frigo. La somme a été déposée par son avocat, qui s’est retranché derrière le secret professionnel. On n’a pas pu remonter à la source.

— Je te parie ce que tu veux que c’est lui !

— Celui qui l’a sorti de prison ? Ce serait son assassin ?

— Eh oui ! Bien sûr ! Il ne l’a aidé que pour le garder sous la main. Il préparait son coup depuis longtemps, et il a choisi un mec en mauvaise posture pour faire le sale boulot à sa place. Quoi de mieux qu’un type qui est pieds et poings liés pour le faire plier à sa volonté ?

— Il voulait tuer Taillard depuis 1995 ? demanda Lisa, dubitative.

— J’admets, c’est un peu foireux… mais c’est possible. Si Sennelier lui devait une grosse chandelle, il a pu plonger pour payer sa dette !

— Si on commençait par faire un tour chez lui ? Tu as l’adresse ?

— Oui. Estier m’a aussi remis le trousseau de clés qu’on a retrouvé dans son manteau, avec ses papiers. J’ai aussi la commission rogatoire. Pour une fois, il n’a pas perdu de temps. Tu veux que je conduise ?

— Je voulais te le demander. Je ne me sens pas encore complètement dans mon assiette… Tous ces morts, en bas. C’était vraiment l’horreur. Comment fait-elle pour vivre là-dedans toute la journée ? Et cette odeur…

Lisa eut un haut-le-cœur, mais résista à la nausée. Elle respira à fond l’air frais du bois, levant le nez vers le ciel dans un geste d’abandon. Ses cheveux noirs se déroulèrent, découvrant une fine oreille ornée de deux petits diamants, et Daniel Magne détourna le regard de la peau duveteuse de son cou.

Il se leva brusquement et referma le col de sa veste.

— On n’est pas loin de chez lui. Tu veux manger quelque chose avant ?

— Non, merci. Rien que l’idée d’avaler quoi que ce soit…

— Ça va aller ?

Lisa quitta le banc à regret. Elle lui adressa un pauvre sourire contraint.

— Allons-y…

Daniel Magne eut alors une pensée pour Marceau, toujours inconscient, qui reposait, en soins intensifs, quelques étages au-dessus du cadavre de Dominique Sennelier. Il ne servait encore à rien d’aller le voir. Dans son état, il ne pourrait répondre à aucune question avant plusieurs jours.

Le fils du juge était-il tombé sur le tueur ? C’était peu probable. Celui-ci n’aurait jamais pris le risque de le laisser vivant derrière lui. Mais alors, que s’était-il passé ? La coïncidence était pour le moins troublante.

Avec un peu de chance, Marceau aurait peut-être quelque chose à leur apprendre à son réveil… s’il se souvenait de quoi que ce soit.